Alors qu’il s’agit d’un des acteurs les plus influent de la mondialisation, il n’existe toujours pas aujourd’hui de définition chiffrée et opérationnelle de l’entreprise multinationale. Les grandes organisations internationales se contentent généralement de les décrire comme des « grandes » entreprises. Pourtant, dès les années 1960, plusieurs écoles ont tenté de répondre à la question : « qu’est-ce qu’une entreprise multinationale ? ». Les lignes qui suivent retracent l’évolution historique de ces firmes pour mettre en lumière leurs caractéristiques propres.
1. Définitions
Qu’est-ce qu’une multinationale ? Dans les définitions qui suivent, on va voir rapidement qu’il n’y a pas de réel accord sur ce point.
UNCTAD (CNUCED) dans le World Investment Report (WIR) : « Les sociétés transnationales (STN) sont des entreprises enregistrées ou non comprenant les sociétés mères et leurs filiales étrangères. Une entreprise mère est définie comme une entreprise qui contrôle les actifs d’autres entités dans d’autres pays que son pays d’origine, généralement en détenant une participation dans le capital. Une participation de 10% ou plus des actions ordinaires ou des votes à l’assemblée des actionnaires pour une firme enregistrée, ou son équivalent pour une compagnie non enregistrée, est normalement considéré comme le seuil pour en contrôler les actifs [1]. Une filiale étrangère est une entreprise enregistrée ou non à laquelle un investisseur, qui réside dans un autre pays, détient une participation qui lui permet de jouer un rôle durable dans la gestion de cette entreprise (c’est-à-dire au moins 10% pour une firme enregistrée, ou son équivalent pour une entreprise non enregistrée). » [2]
Dans le code de conduite sur les transnationales de la CNUCED de 1996, on peut lire : « Le terme de « sociétés transnationales » employé dans le présent Code désigne une entreprise, comprenant des entités dans deux pays ou plus, quelle que soit la forme juridique et les domaines de l’activité de ces entités, qui fonctionne sous un système de prise de décision, permettant des politiques cohérentes et une stratégie commune sous l’effet d’un ou plusieurs centres de décisions, et où les entités sont liées entre elles, par la propriété ou autrement, de telle sorte qu’une ou plusieurs d’entre elles est en mesure d’exercer une influence notable sur les activités des autres, et, en particulier, à partager les connaissances, les ressources et les responsabilités avec les autres. » [3]
OCDE : « Une définition précise des entreprises multinationales n’est pas nécessaire pour les besoins des Principes directeurs. Il s’agit généralement d’entreprises ou d’autres entités établies dans plusieurs pays et liées de telle façon qu’elles peuvent coordonner leurs activités de diverses manières. Une ou plusieurs de ces entités peuvent être en mesure d’exercer une grande influence sur les activités des autres, mais leur degré d’autonomie au sein de l’entreprise peut être très variable d’une multinationale à l’autre. Leur capital peut être privé, public ou mixte. Les Principes directeurs s’adressent à toutes les entités que comporte l’entreprise multinationale (sociétés mères et/ou entités locales). En fonction de la répartition effective des responsabilités entre elles, on attend des différentes entités qu’elles coopèrent et se prêtent concours pour faciliter l’observation des Principes directeurs. » [4]
Wikipédia : « Une multinationale ou transnationale est une entreprise de grande dimension (en fait sous forme de groupe d’entreprises) implantée dans de nombreux pays par le biais de très nombreuses filiales, opérant soit sur une zone géographique déterminée, soit sur le monde entier. » On précise à juste titre : « Il n’existe pas de définition officielle, chiffrée, de ce qu’est une firme transnationale. Par principe, une firme transnationale est une entreprise qui agit dans plusieurs pays. C’est au niveau de la définition de la tête et de son activité que l’on observe des différences notables. » [5]
Mais Wikipédia en anglais a déjà une autre approche : « Une société multinationale ou transnationale est une entreprise qui gère la production ou fournit des services dans plus d’un pays. On peut également l’appeler compagnie internationale. L’Organisation internationale du Travail (OIT) a défini une multinationale comme une firme qui a son siège dans un pays nommé pays d’origine et opère dans plusieurs autres pays appelés pays hôtes ». [6]
Il y a deux approches clairement avancées dans ces différentes définitions. L’une est plus opérationnelle, basée sur l’existence d’une entité extérieure au pays d’origine de la maison mère, peu importe son objet. Ce qui facilite l’étude statistique. Mais cela pose problème, car des grandes sociétés comme General Electric, Exxon, Toyota, BASF sont mises sur le même pied qu’un boutiquier qui aurait installé une antenne commerciale de l’autre côté d’une frontière. On a voulu essayer de résoudre ce problème en ajoutant quelques filiales à la multinationale : avoir quatre ou six entités hors pays d’origine ; être présent dans plus d’un autre pays, par exemple quatre. Mais ce sont des critères tout à fait arbitraires. C’est pourquoi la seconde démarche donne dans son explication une prédominance sur la grande taille. Mais qu’est-ce qu’une grande firme ?
2. Le débat théorique
Ces deux approches en matière de définition trouvent leur origine dans des courants théoriques différents. Du côté anglo-saxon, c’est un marxisant, Stephen Hymer, qui a été à l’origine de l’intérêt porté aux multinationales. Empruntant davantage aux théories des imperfections du marché et de concurrence imparfaite (oligopolistique) élaborées notamment par Joan Robinson, il explique, dans les années 60 [7], la multinationale justement par le fait que le marché est incapable de répondre aux besoins des grandes entreprises qui s’étendent à l’étranger (ce qu’un des récents prix « Nobel » d’économie, Oliver Williamson va développer). Aujourd’hui, le principal tenant de cette version est John Dunning qui élabore la théorie OLI. Selon celle-ci, la firme choisit de s’implanter à l’étranger en fonction de trois éléments : l’avantage « organisation » qui lui permet de bénéficier d’une possibilité de gain dans un marché moins connu que le pays d’origine ; l’avantage « localisation » qui lui permet de cibler le pays ou la région où elle veut s’établir et d’y trouver les ressources dont elle a besoin ; enfin l’avantage « internalisation » qui permet à l’entreprise d’installer une entité à l’étranger plutôt que d’exporter ou de vendre un brevet, donc de travailler en « interne ».
Le courant opposé vient de France. C’est là que Maurice Byé propose, dans les années 60, la notion (qui ne sera pas retenue) de « grande unité interterritoriale » (GUI). Immédiatement, cette interprétation donne un autre caractère à la firme : pas de prédominance du marché comme outil analytique ; insertion de l’entreprise dans un jeu de rapports de forces où elle joue un rôle central, au détriment d’ailleurs de la nation ; mise en lumière des aspects spatiaux de la compagnie, ce que la théorie des imperfections du marché peine à faire ; et donc étude économique nécessairement complétée par une approche sociologique, politique, idéologique, etc. Byé va être un des inspirateurs de l’école de la régulation (Aglietta, Boyer, Lipietz, Coriat…) qui naît en France dans la seconde moitié des années 1970. Son influence sera surtout forte à Grenoble.
Même s’il y a des choses à reprendre du courant anglo-saxon, souvent plus pragmatique, il est clair que je me sens plus proche de la seconde version théorique, car elle est plus globale, intégrant la multinationale dans un environnement plus structurel que causal (autrement dit, la multinationale, elle-même entité structurelle et structurante, s’inscrit dans d’autres structures comme des économies nationales ou régionales établissant entre ces différentes globalités des liens complexes et interdépendants ; l’approche anglo-saxonne des imperfections du marché privilégie la détermination causale : tel fait est provoqué par tel facteur et éventuellement tel autre, ce pourquoi une analyse économétrique, utilisée en la circonstance, permet de ne pas en exclure la concomitance).
Sur cette base, on peut partir de l’idée qu’une multinationale (ou transnationale) est :
une grande firme ;
qui possède plusieurs entités installées dans plusieurs pays dans l’activité centrale (ou les activités centrales) de cette firme ;
une entreprise à l’organisation complexe ou qui se complexifie avec l’extension des activités ;
un centre de pouvoir, certainement économique et souvent au-delà (politique, idéologique, etc.) ; l’ensemble de la structure fonctionne pour approvisionner en gains ce centre de pouvoir (ce qui peut signifier d’ailleurs la destruction de la structure au demeurant ou d’une partie de celle-ci).
Ce qui implique pour un aperçu historique que celui-ci doit incorporer trois éléments :
un développement financier, sans quoi l’entreprise ne peut pas utiliser ce capital pour investir à l’étranger ; la forme privilégiée est la société anonyme, qui met du temps à s’imposer comme forme juridique dominante dans le capitalisme mondial ;
une gestion organisationnelle, permettant d’intégrant plusieurs entités sous une même direction, ce qui implique une division du travail complexe qui doit être dirigée selon un mode soit de produits (si les produits sont très différents au sein de la multinationale), soit de région (si le choix des consommateurs est fortement différent entre les parties du monde) ; cette gestion plus complexe requiert des compétences qui peuvent dépasser les connaissances et les compétences des capitalistes originaux ; d’où l’apparition des managers sortant des grandes écoles et universités ;
un aperçu des développements des investissements internationaux.
3. L’éclosion financière
On peut croire que les multinationales existent depuis des siècles. Il est un fait que les marchands-banquiers, majoritairement toscans, qui sévissaient sur les différentes foires européennes à partir du XIe siècle, avaient déjà une (petite) organisation internationale. Ou les Compagnies des Indes orientales, néerlandaise (établie dès 1602), anglaise, française…, en avaient une autre. L’auteur français sur Wikipédia en fait le démarrage des multinationales.
Il ne nous semble pas que ce soit le cas. Dans tous ces exemples, ce sont surtout les hommes qui se déplacent et ce qui lie les différentes filiales ressort principalement des liens personnels. Les banquiers italiens du Moyen Âge sont, en effet, attachés par des relations parentales ou de servitude. De même les Rothschild qui mettent en place un réseau européen début du XIXe siècle, à partir des trois frères, chacun étant installé dans une grande capitale (Londres, Paris et Vienne).
Ce qui marque la multinationale « moderne » est qu’elle fonctionne à partir du capital, devenu libre, donc complètement mobile, et en même temps agissant comme le centre de pouvoir, ne devant pas compter sur des liens personnels pour exercer sa domination. C’est pourquoi les spécialistes de l’histoire des multinationales datent leur apparition d’environ 1865. Certains attribuent à Singer, le fabricant américain de machines à coudre, l’honneur d’avoir inauguré la production à l’étranger. D’autres pensent que c’est BASF. D’autres encore songent à Siemens.
Mais peu importe. L’essentiel est que cela naît à la fin du XIXe siècle, après que les incertitudes et réglementations sur la finance ont été levées. Parce que la première forme de société capitaliste généralisée au début est la propriété de fait du capitaliste investisseur. Les grandes sociétés sont peu nombreuses. Elles commencent à utiliser une structure plus ou moins nouvelle, la société anonyme [8].
La première société par actions permanentes semble être la Compagnie des Indes orientales hollandaises, fondée en 1602 [9]. Néanmoins, l’administration reste basée sur les relations personnelles et la forme que prend l’investissement à l’étranger est totalement coloniale. Ce qui a pour résultat que les concessions de poursuite des activités, qui prennent des formes étatiques - c’est la Compagnie qui gère l’Indonésie et sa consœur britannique l’Inde -, sont du ressort des pouvoirs publics et ne sont accordées que pour des périodes très limitées.
La société anonyme permet plusieurs avantages. D’abord, les investisseurs ne sont responsables que pour l’apport (limité) de leur contribution, alors que les capitalistes propriétaires sont responsables de toute l’affaire et peuvent même être attaqués sur leurs biens propres (en cas de faillite). Ensuite, le capital peut être investi, indépendamment de la participation à l’organisation de la production. Le capitaliste ne doit plus être entrepreneur quasi nécessairement. Il peut se contenter d’un rôle de financier. Tertio, cela rend le capital extrêmement mobile. Il ne faut pas être sur place pour investir. On peut le faire à distance et donc exporter le capital. Enfin, avec une somme minimale, on peut contrôler une grande activité productive. La moitié du capital permet d’exercer une domination quasi absolue sur une firme. Mais, en cas de dissémination des actionnaires, des pourcentages beaucoup plus réduits permettent d’avoir un pouvoir considérable, avec, de plus, une prise de risque très faible. Par exemple, Albert Frère, à travers de multiples sociétés financières écrans (Groupe Bruxelles Lambert, CNP, Pargesa… et sa société faîtière, Erbé), est l’actionnaire de référence (donc ayant le plus de pouvoir) de Suez (avant fusion avec GdF), avec 6,4% des actions, de Total, avec 5,4%, de Lafarge, avec 21%...
Le problème est qu’au début, la création d’une société anonyme n’est pas libre. Ni pour les Compagnies des Indes, ni pour les autres. Il faut passer par une autorisation préalable de la part des pouvoirs publics. La nouvelle société doit remplir un certain nombre de conditions (mise de capital minimum, nombre d’actionnaires différents minimum, etc.) et les représentants de l’État veulent contrôler la réalité de ces différents facteurs. C’est d’autant plus le cas pour les Compagnies coloniales qui ont des charges quasi étatiques.
Mais la situation change. Les Compagnies perdent leur statut. Les charges administratives des colonies sont reprises par les États mêmes. En même temps, le capitalisme naissant et florissant en Europe demande un relâchement des procédures de contrôle. Il faut de plus en plus de fonds pour réaliser un investissement productif, ce que ne peuvent plus fournir des capitalistes seuls. Pour les besoins de ce progrès économique et technique, il faut libéraliser la société anonyme (ou société par actions, puisque l’action est le titre représentant une part du capital de la firme).
Les premiers décidés à franchir le cap sont les Suédois. Le moteur en fut le boom des sociétés de chemins de fer (privées à l’époque). Elles étaient de plus en plus nombreuses et il était difficile au gouvernement de les homologuer suffisamment rapidement les unes après les autres. En 1848 fut votée une loi accordant un statut légal aux sociétés anonymes [10]. La Grande-Bretagne suivit en 1856, la France en 1867 et la Belgique en 1873. À chaque fois, la promulgation de la loi entraîna une multiplication à la fois du nombre et du capital des sociétés anonymes créées.
Cette libéralisation facilite l’investissement à l’étranger. Une filiale peut être d’emblée installée sous la forme de société anonyme détenue par une société mère à concurrence d’un certain pourcentage du capital, jusqu’à 100%. Il ne faut plus d’autorisation préalable. Il faut juste payer les droits d’enregistrement (ce qui n’est même pas toujours demandé dans certaines zones franches, ces territoires limités d’un pays, où les conditions générales de celui-ci en matière administrative, fiscale, sociale ne s’appliquent que de façon réduite).
En fait, la libéralisation ouvre la voie au capital financier, puisque c’est l’investissement financier qui devient déterminant dans le contrôle des sociétés, au détriment de l’approche entrepreneuriale du capitaliste. Et, d’autre part, le capital demandé pour investir est toujours plus grand. Donc les établissements qui concentrent ce capital, à l’époque les banques, obtiennent une part plus importante des fonds avancés pour constituer une compagnie. En même temps, la libéralisation et cette mainmise progressive des banques provoquent une exportation du capital comme jamais auparavant il n’y en a eu. Et ce développement intervient au moment de ce qui est appelé la Longue Dépression, une crise structurelle - la première du genre -, qui sévit entre 1873 et 1895 environ. La crise rabotant les profits des entreprises, celles-ci cherchent alors à l’étranger de nouvelles sources rentables.
4. La révolution managériale
Autre préalable à l’extension des multinationales : la réorganisation des entreprises pour pouvoir contrôler et diriger des ensembles de plus complexes, voire hétérogènes. S’il s’agit de tenir compte d’une filiale de production à l’étranger, des méthodes traditionnelles sont encore possibles. Lorsque ces sociétés dépendantes se multiplient, la question devient plus épineuse. Dès que chaque unité peut vendre un peu partout dans le monde, que le nombre de ces entités devient très important et qu’il y a, en outre, recours à la sous-traitance internationale, la gestion à partir d’un seul capitaliste investisseur n’est plus possible. Il faut une structure décisionnelle, impliquant plusieurs niveaux et déterminant des responsabilités en cascade.
Le principal développement de cette forme organisationnelle commence sans doute dans le secteur des transports ferroviaires aux États-Unis. Celui-ci connaît son essor après 1850. Il demande tellement de capitaux que même des fonds européens sont apportés. Pour pouvoir les rentabiliser au mieux, les compagnies de chemins de fer vont inventer quasiment toutes les techniques de la comptabilité moderne. Il leur faut en effet un contrôle d’abord financier sur les opérations qu’elles mènent. Ainsi, les moyens élémentaires de collecter de l’information et d’y associer les décisions appropriées sont mis en place. Ceci est introduit entre 1850 et 1870 [11]. Cela entraîne l’embauche de techniciens de l’information et de comptables qui accroissent la part et le rôle de l’encadrement dans la structure de l’entreprise.
Ensuite, au sein de la Pennsylvania Railroad Company, vont se réaliser les changements les plus importants. Au départ, il y a une croissance phénoménale : en cinq ans, de 1869 à 1874 environ, le nombre de kilomètres de voies ferrées installées et sous contrôle de la firme passe de 790 à presque 10.000. À ce moment, l’entreprise détient 8% de toutes les lignes nord-américaines. Son réseau, situé dans tout le nord-est des États-Unis, est équivalent à celui de la Prusse. Seuls deux systèmes sont plus grands, celui de la Grande-Bretagne et celui de la France [12].
Pour gérer cet ensemble qui s’étend d’autant plus vite que la propriété sur les sols donne accès aux matières premières qui y sont renfermées, donc permet une diversification des activités, les méthodes de la comptabilité ne suffisent plus. Le groupe est donc divisé en trois sociétés filiales, gérant chacune une partie du réseau à partir de trois grandes connexions, Pittsburgh, Cincinnati et St Louis. À leur tête, chaque fois un manager responsable, autonome, mais devant répondre des performances financières de son département. Il est libre d’engager le personnel dont il a besoin et de mener les opérations comment il l’entend dans sa filiale. Un système de coordination entre les trois entités est assuré. En conséquence, ces innovations font du groupe la meilleure administration du pays et même du monde, selon un observateur spécialisé britannique [13].
Ce résultat est atteint grâce à un personnel d’encadrement et de direction de plus en plus salarié. Ce qui est le cas dans les compagnies ferroviaires depuis les années 1880. Elles reçoivent l’appui des banques d’investissement, dont la plus puissante d’entre elles à l’époque, celle de JP Morgan. Celles-ci fournissent le capital nécessaire aux importants investissements, placent leurs directeurs dans les conseils d’administration, insistent sur le respect des normes financières et poussent donc aux modifications organisationnelles.
Le développement ultérieur est à mettre à l’actif de l’Allemagne. Les grandes banques ont pris leur envol aussi avec l’extension du réseau ferroviaire. Ensuite, elles ont commencé à investir dans l’industrie, lui accordant les fonds pour pouvoir lutter contre l’économie anglaise prédominante à cette époque. Cela a donné un coup de fouet à toute une série de secteurs : la métallurgie, la chimie, l’électronique…
En particulier, la firme Siemens, créée dans les années 1850 par les frères du même nom (associés à Halske), s’est lancée dans les postes télégraphiques et les câbles. Puis, elle a attaqué le secteur téléphonique et l’électrochimie à la fin du siècle. L’absorption de la firme Schükert en 1903, également présente dans les métiers électroniques, a rendu encore plus complexe la gestion organisationnelle. Dans un premier temps, l’administration de la nouvelle structure fut centralisée sous une seule direction. Puis, les unités productives furent regroupées et rationalisées : une ou deux usines par produit étaient suffisantes.
En 1913, la réorganisation fut peaufinée. Les départements à côté de la production accrurent en nombre. La division des ventes fut décomposée en six parties selon la gamme de produits, chacune étant responsable pour les performances : centrales électriques, équipements électriques destinés à l’industrie, équipements militaires, électrification des trams et chemins de fer et accessoires aux travaux publics, y compris petites machines-outils et lampes. Le sixième secteur est la vente et l’exportation à l’étranger [14]. De cette façon, Siemens inaugure la structure multidivisionnelle que Du Pont de Nemours et General Motors reprendront après la guerre et qui est la base organisationnelle des firmes actuelles. Pour cela, Siemens profite d’un grand nombre de cadres dirigeants salariés. Il faut dire qu’en 1910, le nombre d’étudiants dans les hautes écoles techniques allemandes s’élève à 16.568. En comparaison, en 1913, il n’y a que 1.129 étudiants ingénieurs dans les universités anglaises [15]. En 1912, 33% des dirigeants des firmes allemandes sont des salariés, n’appartenant pas au patronat familial, contre 30% en France à la même époque [16].
La structure multidivisionnelle a été reprise et développée chez Du Pont, une firme familiale qui s’est enrichie durant la guerre grâce à la poudre à canon. Mais l’exemple le plus spectaculaire et sans doute le plus abouti est celui de General Motors. Le constructeur, créé en 1908 par William Durant, regroupe plusieurs sociétés automobiles, Pontiac, Cadillac, Chevrolet, Oldsmobile et Buick. Mais l’affaire devient une catastrophe financière, l’ensemble n’étant pas unifié, les filiales se faisant concurrence l’une l’autre. En 1921, la banque Morgan intervient pour démettre Durant et placer les Du Pont comme actionnaire majoritaire. Ceux-ci donnent mission à Alfred Sloan de restructurer la firme. Ce qu’il fait avec succès à partir du principe : « une voiture pour chaque bourse ». Il oriente chaque firme et chaque marque à viser un public particulier en fonction de son revenu. Ainsi, l’organisation de General Motors ressemble à celle-ci.
Graphique 1. Schéma organisationnel de General Motors dans les années 20
Grâce à cette structure, ainsi qu’à la reprise des méthodes fordiennes de production, General Motors a pris le leadership des grandes firmes mondiales jusqu’en 1999 et des constructeurs automobiles jusqu’en 2005.
C’est cette configuration qui permet l’accompagnement des investissements à l’étranger et la création de filiales. Soit il suffit d’ajouter une division supplémentaire, officiant dans les autres pays. C’est ce que General Motors a fait en reprenant Opel et Vauxhall et en les intégrant dans une unité européenne, comprenant un département production, distribution, marketing, recherches, etc. Soit les unités étrangères sont reprises dans les branches mêmes. C’est ce qui se passe souvent dans les groupes multiproduits. Les branches majeures sont définies par produit et décomposées régionalement par la suite.
5. Les investissements à l’étranger
Dès le début du capitalisme, il y a des investissements à l’étranger. Ainsi, les premiers à investir les chemins de fer belges à la fin des années 40 (après que l’État ait établi les lignes Anvers-Mons et Liège-Gand, se croisant à Malines) sont des capitalistes anglais. Mais ce sont des investisseurs purs. Ils avancent des fonds dans une activité risquée, puisqu’il faut construire la voie ferrée complètement avant de récupérer sa mise avec le paiement des passagers. Ils ne s’ingèrent nullement dans la gestion. Le véritable essor de l’investissement date de la fin du XIXe siècle.
La période de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale est considérée par beaucoup comme la première « mondialisation ». Le commerce extérieur se développe à vive allure, les investissements à l’étranger également. En proportion du PIB, leur part ne sera réellement dépassée que dans les années 90. Mais le système de statistiques n’est pas aussi sophistiqué qu’aujourd’hui. Les données relevantes sont au mieux des estimations.
Il est essentiel de préciser un point très important dans l’évaluation des statistiques de l’investissement à l’étranger : c’est la différence entre flux et stock. Un flux d’investissement (IDE en français pour investissement direct à l’étranger et FDI en anglais pour foreign direct investment) est un compte de la balance des paiements. En conséquence, il n’évalue que la somme réellement avancée d’un pays à l’autre, avec transfert de frontières, au cours d’une période (par exemple un an) : c’est-à-dire une participation accrue dans une firme, un investissement financé par la maison mère ou simplement l’étranger, un prêt à long terme de l’étranger. De ce fait, un élément capital de l’accroissement de l’impact de la multinationale en est absent : le réinvestissement des bénéfices de la filiale dans ses propres activités. Celui-ci est, en revanche, inclus dans le stock de capital investi à l’étranger. Ce dernier reprend le total du capital investi à un moment donné, par exemple le 31 décembre 2009. Ce total incorpore donc toutes les avances faites par l’étranger, mais aussi ce qui est accumulé sur place. C’est pourquoi les spécialistes de ce sujet privilégient les données en stocks - une fois n’est pas coutume (car le reste des analyses et des données économiques porte de manière dominante sur des flux : le PIB, les revenus, la balance des paiements, le budget, etc.).
Ceci étant rappelé, on peut établir la situation du stock d’investissements en 1914, juste avant la Première Guerre mondiale, à l’issue de cette première mondialisation. L’expert reconnu en cette matière est John Dunning. On reprend donc son évaluation.
Tableau 1. Estimation du stock d’investissements à l’étranger par pays exportateur en 1914, 1938 et 1960 (en milliards de dollars et en %)
La situation qui émerge en 1914 est que quatre pays contrôlent plus de 85% des IDE. Le pays qui domine largement est la Grande-Bretagne, avec près de la moitié des investissements. Cette situation se poursuit durant l’entre-deux-guerres, avec évidemment la perte de nombreuses participations pour l’Allemagne suite à la défaite militaire, un léger transfert des parts britanniques vers les États-Unis et une petite diminution du pourcentage détenu par les quatre grands (due surtout à l’effondrement allemand).
En revanche, en 1960, changement de décor. Les États-Unis sont archiprépondérants, avec la moitié du stock de capital à l’étranger. La Grande-Bretagne ne voit pas de modification dans le stock acquis en 1938 (d’où une réduction dans les parts). L’Allemagne, de nouveau vaincue, n’a plus grand-chose. Seule la France progresse en montants absolus, mais pas en parts. De ce fait, les autres nations prennent une place plus importante, avec 28%.
Mais revenons aux données pour 1914 et intéressons-nous à ce qui consiste la majeure partie de ces investissements, à savoir le stock anglais. John Dunning le précise : « Environ 55 pour cent du capital total était dirigé vers le secteur primaire, 20 pour cent vers les chemins de fer, 15 pour cent vers les activités manufacturières, 10 pour cent vers le commerce et la distribution et le reste vers les entreprises d’intérêt général, les banques, etc. Des investissements industriels, qui étaient surtout orientés vers des marchés locaux, se concentraient surtout en Europe, aux États-Unis, dans les « dominions » du Royaume-Uni et en Russie ; tandis que, à part le minerai de fer, le charbon et la bauxite, presque tout l’investissement en métaux se trouvait dans l’Empire britannique ou dans les pays en voie de développement ». [17]
Eric Hobsbawn ajoute, de son côté, que la part des investissements britanniques en Europe est passée de 25% de l’ensemble du stock anglais à 8% entre 1860 et 1890. De même, la part vers les États-Unis est réduite à 5,5% en 1918. En revanche, l’empire représente 46% des exportations de capitaux dans les années 1900-1913 et l’Amérique latine 22%. En 1927-1929, la première assure même 59% des investissements à l’étranger [18]. Autrement dit (la part de l’Amérique latine restant à 22%), 81% du stock britannique est placé dans l’empire et l’Amérique latine pour chercher surtout des matières premières et investir dans les voies de communication et quelques infrastructures (chemins de fer notamment) permettant l’acheminement de ces marchandises vers la métropole anglaise. Comme la Grande-Bretagne possède à ce moment 40% du stock mondial, cela signifie qu’au moins un tiers des investissements sur la planète sont de ce type. Mais la Belgique et la France adoptent, par exemple, la même stratégie. Seule l’Allemagne investit réellement dans les pays voisins. Mais ses deux défaites anéantissent quasiment cette politique.
À cette époque donc, les investissements portent surtout sur deux secteurs : les matières premières et les chemins de fer. Les produits sont alors acheminés vers la métropole pour y être manufacturés. Ils représentent alors l’essentiel du commerce mondial. D’où l’importance d’avoir des colonies pour développer ce processus et problème pour les États qui n’en ont pas ou peu comme l’Allemagne, le Japon et l’Italie (les États-Unis pouvant compter sur un grand marché intérieur qui se crée au détriment des populations autochtones, mais grâce à une immigration massive). Mais c’est la division internationale du travail instaurée par les pays européens. Elle va perdre son caractère prédominant suite à deux modifications majeures.
6. La prédominance américaine
Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la planète est épuisée, en particulier l’Europe. Les États-Unis peuvent imposer leur domination sur tout le monde qui n’appartient pas au « camp socialiste ». Ils sont la première puissance économique. Ils négocient les accords mondiaux avec les Soviétiques. Ils sont le premier pays en ce qui concerne les exportations de marchandises et de capitaux. Par rapport au « vieux » continent, ils apportent deux changements essentiels.
D’abord, ils forcent les États européens à progressivement abandonner leurs colonies, tout en essayant d’éviter que celles-ci ne tombent dans les mains des communistes. Ils favorisent l’indépendance d’un certain nombre de pays asiatiques au lendemain de la guerre. Mais l’intervention qui semble décisive est celle de 1956 lors de la nationalisation du canal de Suez. Ancienne propriété anglo-française, le canal est l’enjeu d’un conflit nationaliste et tiers-mondiste. Nasser, lassé des tergiversations européennes pour obtenir que les péages rapportent également à l’Égypte, s’en approprie et l’occupe militairement. Londres et Paris préparent alors un coup de force. Ils demandent à Israël de monter une opération militaire pour reprendre par les armes le canal, tout en s’arrangeant pour se faire passer pour les victimes d’une attaque égyptienne. Ce qui justifierait l’arrivée d’une force internationale composée de Britanniques et de Français. Tel-Aviv prend d’assaut le canal. Mais, à ce moment, le gouvernement Eisenhower dénonce l’intervention. Les dirigeants britanniques et français sont obligés d’arrêter tout et de laisser le canal aux mains de Nasser. Pour le monde entier, c’est la preuve que les anciennes puissances coloniales ne sont plus en mesure de conserver leur emprise sur les anciens territoires conquis. De fait, Londres va laisser partir la quasi-totalité de son empire. Paris va résister davantage, mais sans succès (avec même quelques défaites retentissantes).
Ensuite, dans le cadre d’un encerclement du « camp socialiste », les États-Unis tentent de créer des zones militaires et économiques plus ou moins intégrées pour éviter une extension plus grande du socialisme. En Europe, ils proposent une aide conditionnelle en 1947, ce qu’on a appelé le plan Marshall, du nom du secrétaire d’État de l’époque qui l’a officiellement proposé. Le but est d’imposer des conditions pour le rendre inacceptable pour les gouvernements progressistes et les dirigeants communistes qui participaient dans plusieurs pays au gouvernement d’union nationale (suite à la guerre). Pour la petite histoire (ce qui n’est pas déterminant ici), l’Est va refuser assez logiquement et les communistes vont la refuser également, ce qui va précipiter leur sortie des gouvernements occidentaux. Les conditions proposées par Washington impliquent un contrôle de l’aide par les Américains et vont favoriser l’ouverture des marchés d’Europe occidentale aux multinationales américaines. Profitant de cela, celles-ci vont y investir. Toute la période jusqu’au début des années 70 va être caractérisée par une arrivée massive de capitaux américains dans l’Ouest européen.
Ainsi, on observe une prédominance des investissements américains durant toute la période. Cette suprématie dure jusqu’au début des années 80. La part des États-Unis demeure aux environs des 40% du stock mondial, alors que celle de l’Europe (les 15 pays occidentaux qui forment l’Union européenne) se situe à un plus d’un tiers et que celle du Japon émerge progressivement. C’est ce que montre le tableau suivant.
Tableau 2. Estimation de la part des États-Unis, de l’Union européenne (15 pays occidentaux) et du Japon dans le stock de capitaux à l’étranger en 1960, 1975 et 1981 (en %)
Pour les États-Unis, les investissements en Europe (cette fois tout le continent, mais l’accès à l’Est est quasiment interdit) progressent plus vite. On peut le voir sur le tableau suivant.
Tableau 3. Évolution du stock d’IDE des États-Unis et de sa part en Europe occidentale (en millions de dollars et en %)
La part des investissements européens qui représentaient un peu moins de 15% en 1950 passe à près de 45% en 1980. C’est l’industrie manufacturière qui est, à ce moment prisée. Entre 1950 et 1967, le stock y est multiplié par dix. En termes relatifs, la part de l’investissement manufacturier augmente tout au long de la période, de 8% en 1950 à 20% en 1974. Si on y ajoute le stock avancé dans le secteur pétrolier, comptabilisé séparément, mais qui concerne en Europe surtout des opérations de raffinage [19], cette part passe de 11,5% en 1950 à 17,5% en 1960, puis 24% en 1967, 28,6% en 1974 et, enfin, 30,4% en 1980. C’est l’invasion des multinationales américaines en Europe.
Même si on dispose de données beaucoup plus éparses, on sait qu’à cette époque, les firmes européennes investissent surtout dans les autres pays européens. Elles profitent d’abord de la création d’un marché commun à six, puis à neuf pour étendre leurs activités sur cet ensemble, ainsi que dans les pays de l’AELE, l’accord de libre-échange des États qui ne participaient pas au marché commun [20]. Ce n’est que, dans les années 70, que les multinationales vont réellement commencer à s’installer outre-Atlantique. Un processus qui s’accélérera dans les années 80, avec les mesures prises par les autorités américaines. Notamment, un dollar fort va obliger les entreprises européennes à ne plus compter sur les exportations pour vendre aux États-Unis. Ensuite, la demande privée tirée par l’endettement va constituer un objectif majeur des grandes compagnies pour s’approprier une part de cette consommation.
De même, les sociétés nipponnes vont d’abord investir le tiers-monde et, en particulier, l’Asie de l’Est. Dans un premier temps, elles tentent d’acquérir des matières premières qui font cruellement défaut à l’archipel. Ensuite, elles essaient de conquérir un marché local qui progresse assez rapidement. Jusqu’en 1980, elles sont peu présentes aux États-Unis et en Europe.
7. La nouvelle division internationale du travail
L’essentiel des activités des filiales jusqu’alors demeure la conquête des marchés locaux. Les droits de douane restent souvent importants. Ensuite, il faut parfois connaître les rouages économico-politiques du pays pour pouvoir y vendre : trouver les distributeurs adéquats, recevoir les appuis politiques au moins pour ne pas être pénalisé dans la concurrence locale… Il faut donc bénéficier d’un avantage concurrentiel non négligeable pour vendre à l’étranger. Le choix de s’implanter dans le pays s’impose rapidement.
Les changements s’opèrent essentiellement dans les années 70. Elles portent surtout sur trois secteurs clés : le textile, l’électronique grand public et l’industrie automobile. Deux événements contribuent à ces transformations : la crise économique structurelle qui débute au début des années 70 (tensions monétaires à partir de 1971 et chute de la production fin 1973) et la perte de vitesse de l’économie et des multinationales américaines par rapport à leurs rivales européennes et japonaises. De ce fait, les firmes américaines vont recourir d’abord à l’étranger, puis spécifiquement au tiers-monde, pour abaisser ses coûts de production et essayer ainsi de soutenir la concurrence surtout nipponne et allemande.
On peut voir sur le graphique suivant que la part de ce qui est fait aux États-Unis mêmes sur le plan industriel (valeur ajoutée manufacturière) reste importante et même prépondérante jusqu’aux débuts des années 70. Par la suite, les importations augmentent de façon beaucoup plus rapide.
Graphique 2. Évolution de la part de la valeur ajoutée manufacturée et des importations américaines dans la somme des deux 1960-2008 (en %)
Jusqu’en 1973, la part de la valeur ajoutée, quoiqu’en légère baisse, demeure au-dessus des 80%. À ce moment, il y a une progression des importations venant du tiers-monde. Mais leur part reste en deçà des 15% jusqu’en 1993. Elle va se développer pour atteindre près de 32% en 2008. Les pays avancés, sous l’impulsion surtout du Japon, vont accroître leurs parts de 6% en 1963 à 20% en 1985. Leur progression sera beaucoup plus lente par la suite, ne parvenant qu’à 25% en 2005, un niveau stable depuis lors.
On peut retrouver cette situation, mais de façon moins visuelle, dans ce graphique.
Graphique 3. Évolution de la valeur ajoutée manufacturée et des importations américaines 1960-2008 (en milliards de dollars)
Ce qui est remarquable est que le montant des importations dépasse la valeur ajoutée manufacturière en 2004. La part venant du tiers-monde devient plus importante que celle des pays « avancés » en 2003. Cela montre une nouvelle organisation internationale du travail où un certain nombre de produits ne sont plus confectionnés, comme par le passé, dans les pays « avancés ».
C’est particulièrement le cas dans le secteur textile. La production de vêtements y est complètement marginalisée. L’essentiel provient du tiers-monde et, en particulier, d’Asie (mais aussi du Mexique et d’Amérique latine). Le tableau suivant le montre en suffisance.
Tableau 4. Évolution de la valeur ajoutée et des importations américaines dans le secteur textile 1973-2007 (en milliards de dollars)
Les importations, relativement marginales encore en 1973, dépassent la production locale en valeur en 1996. En 2007, elles représentent presque le triple de la valeur ajoutée américaine. Mais le secteur textile est relativement peu concentré. Le réel pouvoir réside surtout dans les sociétés de distribution qui vendent les vêtements en Occident. Il y a une organisation internationale de la production, mais qui utilise massivement la sous-traitance mondiale pour réaliser les matières et produits de base.
En revanche, dans l’électronique, ce sont des multinationales qui vont choisir d’utiliser un pays comme base d’exportations pour conquérir les marchés les plus riches. Cela commence dans les années 60 de façon timide : « La première chaîne de montage offshore dans le secteur des semi-conducteurs a été mise sur pied par Fairchild à Hong Kong en 1962. En 1964 General Instruments a transféré une partie du montage microélectronique à Taiwan. En 1966 Fairchild a ouvert une usine en Corée du Sud. À peu près au même moment, plusieurs entreprises américaines ont mis sur pied des chaînes de montage de semi-conducteurs dans la zone frontière du Mexique. Vers la fin des années 1960, des firmes américaines se sont établies au Singapour et ensuite en Malaisie ». [21] La multiplication des zones franches - la première semble être établie en 1958 en Irlande - va favoriser un développement de ce type de production orienté à l’exportation.
« Par exemple, en 1966, les multinationales américaines employaient seulement 1.750 ouvriers industriels en Malaisie, 1.232 au Singapour et 4.804 à Taiwan. En 1987 l’emploi dans des firmes industrielles en Malaisie a grimpé à 54.000, à Singapour à 38.400 et à Taiwan à 49.100. Chacun a vu des taux d’augmentation bien au-delà de 1.000 pour cent – dans les cas de la Malaisie et de Singapour, la croissance a été d’environ 3.000 pour cent ». [22] Dans ces conditions, les radios, postes de télévision, montres, jouets, semi-conducteurs traditionnels ne sont plus du tout fabriqués aux États-Unis. Ils sont tous importés du tiers-monde.
L’industrie automobile amène un autre cas de figure. Si certaines pièces peuvent être rapidement et facilement transportées d’un point à un autre du globe, ce n’est pas le cas du véhicule proprement dit. Le transport (maritime) d’une voiture du Japon (ou de Corée) vendue en Europe ajoute environ 20% aux coûts de production. Pour la plupart des constructeurs, un tel surcoût est prohibitif. Seules les firmes qui bénéficient d’un avantage concurrentiel important peuvent se permettre des échanges longue distance. Cela a été le cas des voitures nipponnes pendant très longtemps. Aujourd’hui, l’avantage subsiste dans les voitures de haut de gamme plus chères et donc profitant d’une marge supérieure (Lexus, Infiniti, etc.). C’est le cas des automobiles coréennes. Mais, avec des coûts salariaux aussi élevés qu’en Angleterre, là aussi le gain a tendance à disparaître.
En revanche, l’industrie, grosse consommatrice d’investissements, doit se rationaliser pour concentrer une production importante : un minimum de 200.000 voitures par an et pratiquement 500.000 moteurs. Cela justifie une centralisation au sein d’une ou quelques usines de production pour approvisionner le marché le plus large possible. Les frontières traditionnelles sont rapidement dépassées.
De nouveau, ce sont les constructeurs américains qui sont à l’avant-garde de ce mouvement. En 1966, il signe un accord automobile avec le Canada permettant d’exporter sans droits de douane. Ce traité est étendu au Mexique (je pense que c’est en 1967). Ainsi, le marché des États-Unis est devenu, pour la production, totalement nord-américain.
En Europe, c’est pareil. Ford va initier une stratégie européenne. C’est elle qui va d’ailleurs casser, à la fin des années 80, l’entente tacite des constructeurs. Selon celle-ci, un pays est dominé par un constructeur qui impose ses prix ; les concurrents s’ajustant pour offrir un tarif très légèrement inférieur. À la fin des années 80, Ford attaque ouvertement le marché italien où Fiat détient pratiquement les deux tiers des ventes. Le marché européen devient, suite à cela, réellement continental et non plus seulement national. Par ailleurs, GM va établir un siège social à Zurich pour une entité qui doit diriger l’ensemble des activités d’Opel et de Vauxhall, les deux marques européennes sous son contrôle.
Ford va concentrer la production d’un modèle sur une usine, par exemple la Mondeo à Genk. Ce qui va être imité par quasiment toutes les autres firmes automobiles. Et cela va être le chant du cygne de l’assemblage automobile belge. Dans l’ancienne formule, le marché national est fourni d’abord par les usines qui se trouvent dans ce pays. Mais il peut y avoir des fortes variations dans la demande en faveur d’un modèle ou d’un autre. Les usines belges étaient spécialisées pour leur flexibilité, pouvant assembler plusieurs modèles : Astra et Vectra à Opel Anvers, Golf et Passat à VW Forest, Fiesta et Sierra à Ford Genk, Clio et Mégane à Renault Vilvorde. Si un des modèles a plus de succès, c’était l’usine belge qui assurait le surcroît de production (au détriment de l’autre modèle). Mais, avec l’intégration progressive, cette spécificité a disparu, chaque usine devant fournir l’ensemble du marché européen à partir d’un seul modèle. Alors, pourquoi rester en Belgique où le coût salarial est élevé, malgré la productivité, la flexibilité et la qualité ?
En Asie de l’Est, ce sont les constructeurs japonais qui sont maîtres d’œuvre. En particulier, Mitsubishi Motors et Toyota. Ils établissent des systèmes de production régionaux qui intègrent les pays de l’ASEAN. Voici le schéma de production asiatique au début des années 90 chez Toyota.
Graphique 4. Schéma de production en Asie du Sud-est pour Toyota au début des années 90
Chaque pays a une spécialisation, chaque pays a une fonction dans l’ensemble productif. Et le tout doit arriver d’abord dans chaque pays pour un assemblage rapide des derniers éléments de la voiture. Puis, la Thaïlande va prendre le rôle spécifique de l’assemblage et sortir les véhicules pour l’ensemble de la région [23].
Ainsi, on passe d’une situation où les filiales ont pour but d’abord de conquérir un marché local, en prolongement des exportations, à une structuration internationale de la production. C’est ce que Charles-Albert Michalet appelle la prédominance des « filiales ateliers » sur les « filiales relais » [24]. Plus récemment, il interprète cet événement comme l’avènement de la mondialisation actuelle, par opposition à la phase précédente, centrée sur les filiales « relais » qu’il appelle multinationalisation.
Comme il le souligne et comme nous l’avons montré, la logique qui intervient ici est différente de celle de la substitution de la production locale à l’exportation. En effet, même si cela peut détruire des emplois, le transfert de la production dans le pays où l’on vend est un processus qui rapproche la fabrication de la distribution. En général, les travailleurs qui faisaient auparavant ces opérations sont reclassés et on leur assigne d’autres tâches (un autre marché à conquérir ou de nouveaux produits à développer). En revanche, la gestion internationale de la production met en concurrence directe les travailleurs de pays différents, car ils sont exactement dans les mêmes conditions, celles de vendre pour les mêmes marchés. Dans ces conditions, la direction de la multinationale peut jouer sur cette division pour obtenir les meilleures conditions dans les différents pays et, si l’avantage de l’un ou l’autre devient décisif ou si la firme connaît des difficultés financières et doit rationaliser son outil de production, elle décide de fermer les moins rentables ou les moins stratégiques de ses usines.
La question qui demeure est de savoir à quel niveau se joue cette nouvelle concurrence entre salariés : la planète entière ou seulement une région. Pour y répondre, on dispose des données établies aux États-Unis, qui sont de loin les plus détaillées et sur une longue période. On les a reprises dans le tableau suivant.
Tableau 5. Répartition des ventes des filiales des multinationales américaines par région en 1962, 1974, 1982, 1994, 1999 et 2004 (en milliards de dollars et en %)
L’interprétation de ces données n’est pas simple. Il semble que l’essentiel du passage des filiales relais vers les filiales ateliers se déroulent entre 1962 et 1974. C’est durant cette période que la part des ventes locales cède 20 points, de 84 à 63%. Néanmoins, remarquons qu’en 2004 encore, près des deux tiers de l’activité des filiales concernent la conquête du marché local.
Ensuite, les autres ventes sont orientées vers les pays voisins, faisant partie d’une même entité régionale. Pour 1999 et 2004, nous pouvons consulter des données plus détaillées sur les pays où l’on vend. On constate que 29,4% des ventes des filiales européennes sont réalisées dans d’autres pays européens, en 2004. De même, 17,7% des ventes des filiales asiatiques sont effectuées en Asie. Si on ajoute que près de 30% de celles du Canada en 1994 et 1999 vont aux États-Unis et 23% de celles du Mexique en 2004 également, on peut en conclure que le marché pour la plupart des produits n’est pas mondial (comme on l’affirme trop souvent), mais au mieux continental.
Mais il est clair que cela dépend beaucoup du secteur. Certains sont effectivement organisés de façon mondiale. Seulement, en général, cela signifie que les produits sont réalisés essentiellement en Asie. C’est le cas de l’électronique grand public et la confection des vêtements. Pour d’autres, comme l’industrie automobile, le marché est régional : on produit encore en Europe l’essentiel des voitures qui y sont vendues. Or, les constructeurs exigent qu’une série de composants importants soient fabriqués à proximité des usines d’assemblage pour respecter les règles du just-in-time.
8. La financiarisation des multinationales
En même temps, dans ces années 80, se développe la financiarisation de l’économie, c’est-à-dire une autre forme de mainmise du capital financier sur les entreprises, dont les multinationales industrielles et commerciales. On a vu qu’à la fin du XIXe siècle, les banques avaient acquis un poids considérable dans différentes compagnies. Elles avaient accéléré aussi bien la concentration des secteurs que l’exportation des capitaux, en assurant l’essor des sociétés anonymes. Trois facteurs vont progressivement défaire ce lien : primo, les problèmes et faillites bancaires des années 30 ; secundo, l’ampleur des investissements requis par les multinationales qui vont dépasser le cadre de ce que peut prêter à long terme une banque seule ; tertio, le lien privilégié entre les hauts fonctionnaires de l’État et les principaux banquiers, mais qui est propre à un État et donc est moins opérant à l’étranger ; avec l’internationalisation de la production, ces relations sont moins essentielles.
En revanche, la déréglementation financière qui commence dès les années 70 va permettre l’éclosion de nouvelles sociétés financières qui vont reprendre le flambeau laissé par les banques. Les premières et souvent les plus connues sont les fonds de pension, qui vont grâce à la législation 401k aux États-Unis, permettant de défiscaliser une partie des montants épargnés pour la retraite, connaître une croissance importante à partir de la fin des années 70. Mais, aussi présents et sans doute plus actifs, les fonds de placement et fonds spéculatifs (« hedge funds »). Avec 5% des actifs gérés dans le monde, ces derniers représenteraient environ 40% du volume des transactions boursières, 27% des achats d’obligations à rendement élevé et un quart des activités sur les dérivés de crédit [25]. Bon nombre d’entre eux utilisent l’endettement pour agir, même si, selon une étude d’août 2005, 20% d’entre eux n’avaient guère de dettes et 50% ne dépassaient pas le ratio de 100% (soit autant de fonds propres que de capitaux empruntés) [26]. Enfin, il y a les private equity funds. Ce sont des sociétés privées, à actionnaires sélectionnés, car disposant d’un minimum de capital (par exemple 100.000 dollars). Leur gestion consiste à reprendre des compagnies considérées comme mal administrées, de les restructurer, puis de les revendre en totalité ou en petits morceaux. Comme certains d’entre eux fonctionnent aussi avec un endettement élevé, ils ont tendance à se payer sur la bête : autrement dit, dépecer la société rachetée pour pouvoir payer les intérêts sur la dette et se rémunérer abondamment.
Dans le pouvoir sur les firmes, ces fonds représentent une part de plus en plus grande. C’est ce que montre le tableau suivant.
Tableau 6. Évolution des parts des actions détenues aux États-Unis par acteurs 1950-2008 (en %)
On observe qu’en 1950, les acteurs majeurs à la Bourse sont les particuliers, une minorité qui possède les fonds pour y jouer. En 2008, plus de la moitié des Américains détiennent des titres, mais c’est par le biais de fonds qu’ils agissent. Et les grands intervenants sont ces fonds (pension funds, mutual funds, hedge funds, private equity funds…) : quasiment la moitié des actions (49,9%).
Le rôle des banques n’en est pas moins important, mais il est différent que par le passé. Il peut être représenté de la façon suivante.
Graphique 5. Schéma de la structure des relations financières entre firmes, particuliers, banques et Bourse
On observe qu’elles n’interviennent dans la gestion des firmes industrielles que pour apporter principalement les liquidités à court terme. En revanche, elles apportent le crédit à tous les autres niveaux des opérations et ce sont les fonds qui principalement agissent en Bourse.
Deuxième élément : ce qui assure la suprématie actuelle de la finance sur l’économie est aussi les mesures adoptées par les dirigeants des multinationales eux-mêmes. Jusque dans les années 70, ceux-ci maximisent le chiffre d’affaires, le volume et le profit. Leurs intérêts propres sont d’administrer une grosse société rentable. C’est ce qui leur assure notoriété et revenus. C’est la « technostructure », selon les termes de John Galbraith.
Jack Welch va bouleverser cet état de fait. Arrivé en avril 1981 à la tête d’une des plus grandes compagnies américaines, la General Electric, fondée par Thomas Edison et présente dans toutes les activités de l’électronique, il va en chambouler complètement la structure et les modes opératoires.
En premier lieu, il va considérer que la valeur actionnariale d’une entreprise est ce qui doit avoir la primauté, avant le chiffre d’affaires, le volume ou même le profit. Autrement dit, il faut maximiser le cours boursier de l’action, qui lui-même est une espérance de profits futurs estimés par les marchés financiers (c’est-à-dire comme le tableau et graphique précédents le montre essentiellement les fonds financiers qui y interviennent). De cette façon, ces sociétés financières peuvent établir une norme de rentabilité - par exemple, les fameux 15% dont tout le monde parle. À la firme industrielle de réaliser ces bénéfices, sans quoi le cours boursier de son action risque de chuter et elle aura toutes les peines du monde à financer ses investissements. Elle pourrait même être rachetée par un private equity funds ou un raider. C’est donc une exigence de rendement jamais vue par le passé et qui explique, en partie, les bonds prodigieux des bénéfices des multinationales de tout secteur dans les années 90 jusqu’en 2006-2008.
Ensuite, Jack Welch apporte un second changement important. Il autonomise complètement tous les départements du groupe et leur précise l’objectif d’être numéro un ou deux dans leur secteur (éventuellement d’avoir un projet crédible pour y parvenir si ce n’est pas encore le cas). Sinon, la direction les ferme ou les vend. Ainsi, General Electric, spécialiste de l’électronique, vend quasiment toutes ces divisions historiques, à l’exception des appareils médicaux et du militaire. En contrepartie, elle investit dans la finance [27] et dans les médias (NBC).
Ces modifications sont reprises petit à petit par les concurrents et les autres secteurs. Il s’agit de viser une rentabilisation maximale des investissements et de les juger surtout à l’aune financière, parfois même de court terme. Les questions de stratégie industrielle ont tendance à être balayées.
Une troisième transformation porte sur la concentration des activités des firmes sur ce qui constitue leur centre traditionnel, leur « core business ». Et les unités secondaires sont cédées ou fermées. Elles sont externalisées, avec recours éventuel à la sous-traitance s’il s’agit de produits qui interviennent dans la fabrication de la marchandise finale.
Ici, il ne s’agit pas d’un apport de Jack Welch. L’initiative première a été prise surtout par Toyota et Toshiba, après la Seconde Guerre mondiale. Dans un archipel vaincu et donc occupé par les forces américaines (jusqu’en 1952), ces groupes avaient peur d’être démantelés. Ils ont donc arbitrairement séparé certaines de leurs unités pour en faire des sociétés juridiquement distinctes. Ainsi, Toyota a créé la firme Denso à partir de son département électronique. Aujourd’hui, Denso est une des plus grandes multinationales de composants automobiles. Mais Toyota en est toujours le premier actionnaire avec 20% du capital.
L’ensemble du réseau constitué à partir de cette expérience - finalement quasiment aucune structure japonaise n’a été démantelée, car elles étaient trop utiles aux États-Unis dans la guerre de Corée - peut être représenté sous une forme pyramidale, avec Toyota (par exemple) à sa tête. Celle-ci reçoit les composants préassemblés des grands fournisseurs comme Denso, Aisin Seiki, Bridgestone ou Nippon Steel. Ils sont en nombre limité et coopèrent activement avec Toyota pour confectionner les nouveaux modèles. Mais eux-mêmes sont approvisionnés par des sous-traitants plus petits pour des pièces plus élémentaires. Et, en bout de chaîne, d’autres firmes, beaucoup plus restreintes encore, sans doute avec moins de dix travailleurs, assument la production de pièces de base.
Le schéma peut être décrit de la façon suivante. Il a été établi en 1977 et pas recalculé depuis lors (à ma connaissance).
Graphique 6. Représentation du réseau de sous-traitance chez Toyota en 1977
Au-dessus se trouve le constructeur, c’est-à-dire Toyota, qui se spécialise dans l’assemblage des voitures et la production des composants stratégiquement importants comme le moteur. En dessous sont placés les sous-traitants de premier rang. Il s’agit de fournisseurs de sous-ensembles, souvent des firmes dans lesquelles Toyota a des participations (généralement faibles d’ailleurs). Ces entreprises, au nombre de 168, sont de taille relativement grande. Celles-ci s’approvisionnent dans les 5.437 sociétés de deuxième rang, plus petites, qui fabriquent les composants nécessaires pour réaliser les sous-ensembles. Enfin, le socle de la pyramide est composé de sociétés de troisième et même parfois de quatrième ou de cinquième rang. Ces 41.703 firmes livrent des parties de composants ou des sous-composants aux entreprises de rang 2. Cette descente vers les sous-traitants les plus petits est aussi un cheminement vers les conditions de travail les plus précaires, avec des salaires plus bas, des horaires plus longs et pas de protection syndicale.
Ce procédé a été reproduit par les autres constructeurs, car il permet à la fois de bénéficier d’une main-d’œuvre meilleur marché et de flexibiliser le processus de production. En effet, s’il y a des problèmes (grèves ou autres) dans une unité de composants, le recours à la sous-traitance permet éventuellement d’aller chercher les pièces manquantes chez un autre fournisseur. Toyota utilise d’ailleurs pour cela presque toujours deux équipementiers pour chaque produit.
Le constructeur, grâce à des prix de composants continuellement exigés à la baisse, transfère une partie des profits réalisés dans la sous-traitance. Les données pour l’industrie automobile américaine le montrent très bien.
Graphique 7. Évolution de la valeur ajoutée réelle par heure ouvrée dans l’industrie automobile américaine 1992-2008 (en dollars)
La même heure de travail crée chez un constructeur une valeur entre 120 et 170 dollars, mais seulement entre 48 et 59 dollars chez un fournisseur de composants, livrés en général chez le premier. Comment expliquer ce phénomène, sinon par le transfert de bénéfice et donc de valeur des sous-traitants vers les constructeurs ? La pièce automobile est systématiquement sous-évaluée par le constructeur qui impose d’ailleurs ces normes. Le bénéfice se retrouve alors chez celui-ci en vendant la voiture plus ou moins à sa « valeur économique » (ou peut-être même un peu au-dessus [28]).
Sur cette base, certaines entreprises ont été plus loin. Serge Tchuruk, à l’époque PDG d’Alcatel, a même annoncé la firme sans usine. Dans l’électronique notamment, certaines firmes se spécialisent dans la sous-traitance et la production des éléments non stratégiques : Solectron, Flextronics, etc. De même, Nike participe peu à la fabrication des chaussures de sport. Son PDG, Phil Knight, déclare : « Pendant des années, nous nous sommes considérés comme une société orientée production, au sens où nous mettions toute notre énergie dans la conception et la fabrication du produit. Mais à présent, nous comprenons que notre fonction la plus importante est sa mise en marché. » [29]
Autre exemple : Dell Computer, compagnie informatique créée en 1984 par Michael Dell, un des leaders des PC depuis 2001, a mis en place un réseau lui permettant de demander au client de définir le produit qu’il veut et d’exiger la fabrication par des sous-traitants. La firme ne s’occupe que de l’assemblage final. Dick Hunter chargé des opérations de fabrication précise : « Nos trente principaux fournisseurs représentent environ 75% de nos coûts totaux. Si l’on prend en compte les vingt suivants, on arrive à 95%. Nous sommes chaque jour en relation avec ces cinquante fournisseurs, et pour beaucoup d’entre eux, plusieurs fois par jour ». Mais que fait la société dans la production d’un ordinateur ? Uniquement l’assemblage final : « Nous recevons les pièces, nous les vissons, nous les fixons (de plus en plus, il suffit de les cliquer l’une sur l’autre). Nous téléchargeons le logiciel choisi par le client. C’est un processus remarquablement orchestré et un seul employé peut s’en charger en à peu près quatre minutes et demie ». [30]
Sur cette base, on peut dire que la multinationale devient une structure de maximisation des bénéfices aux contours de plus en plus flous et qui embrassent la production dans plusieurs pays, cette même fabrication étant laissée à d’autres sociétés, soit locales, soit spécialisées, sauf pour ce qui est stratégique (la définition de ce qui est stratégique étant différente de secteur à secteur).
9. La structure actuelle de la multinationale
On peut, en conclusion, représenter ce nouveau système de la façon suivante.
Graphique 8. Schéma du cheminement des bénéfices réalisés dans la production mondiale entre firmes
Les sous-traitants peuvent être installés dans des territoires différents. Cela peut même être des filiales à 100% de la multinationale. En définitive, la gestion de la multinationale de ses propres filiales tend à s’identifier à la manière dont elle entretient des relations avec ses autres fournisseurs. La faculté de remplacer un sous-traitant par un autre et la complexité des processus de production rendent la structure complète floue. Mais le but est de réaliser non seulement les bénéfices les plus élevés possible, mais aussi les opérations qui vont accroître le cours boursier, de sorte à rassasier les sociétés financières qui interviennent en Bourse. Pour la multinationale, il s’agit d’assurer au sein de la structure la création de profits potentiels (en langage marxiste, on dit « plus-value ») à tous les niveaux, mais aussi de l’acheminer vers le centre de réalisation des bénéfices, par un jeu de transfert des prix. En outre, si une partie ne réalise pas les objectifs attendus, on peut la couper plus ou moins aisément.