L’Union européenne (UE) est aujourd’hui menacée dans ses fondements mêmes. Amplifiés par ses luttes intestines, les chocs extérieurs — crise de la finance mondialisée, flux migratoires — qui la secouent l’ont conduite à une crise politique majeure. Celle-ci peut être lue dans le traitement réservé à la Grèce, transformée en colonie de la dette et maintenant menacée d’exclusion de la zone Schengen.
Une fin de partie se joue actuellement en Europe et la pièce se déroule principalement sur le théâtre grec. Elle met en scène des acteurs — les États membres de l’Union — profondément divisés, repliés sur leurs égoïsmes nationaux, prompts à externaliser leurs difficultés en repoussant le plus loin possible, notamment vers la Grèce, leur propre responsabilité politique. Il est reproché à ce dernier petit pays de onze millions d’habitants représentant quelque 2 % du PIB européen d’avoir risqué de faire éclater la zone euro en 2015 ; et maintenant, de n’avoir pas su ni voulu protéger sa frontière maritime orientale qui est également la frontière extérieure de l’UE. Le texte qui suit propose une interprétation critique de la faillite du projet européen et de l’impasse à laquelle elle mène. Il est centré sur le cas de la Grèce considérée comme un miroir dans lequel peuvent se lire les contradictions de la construction européenne. Le sujet est introduit par un rappel des facteurs structurels — l’interdépendance asymétrique des membres de la zone euro — qui éclairent les choix politiques concernant les tactiques à adopter pour forcer la Grèce à se soumettre aux exigences de ses créditeurs et, plus récemment, pour lui faire porter la responsabilité des difficultés rencontrées par l’UE dans la gestion de la crise migratoire. En conclusion, il pose la question du devenir de la Grèce et celui de l’Union européenne.
Une structure d’interdépendance asymétrique
L’enjeu du maintien ou non de la Grèce dans la zone euro ne peut être apprécié sans prendre en considération les inégalités entre les membres de l’Union économique et monétaire (UEM). En effet, plus que la « crise » en tant que telle, c’est la structure d’interdépendance asymétrique au sein de l’UEM, son institutionnalisation à l’échelle supranationale et la volonté des élites dominantes de la pérenniser qui rendent compte des politiques mises en œuvre. En effet, l’intégration européenne ne s’est pas construite dans la solidarité, mais dans une compétition interétatique structurellement verrouillée par la monnaie unique et par les institutions et mécanismes de coordination qui en assurent le pilotage. L’euro n’est pas une monnaie commune comme l’est le dollar aux États-Unis où jamais un État fédéré ne serait menacé d’expulsion de la fédération en cas de graves difficultés économiques. C’est une monnaie unique construite comme un système de change fixe entre dix-neuf pays aux économies et aux structures productives différentes. Comme le rappelle régulièrement Thomas Picketty, cette monnaie encourage la spéculation parce qu’elle englobe dix-neuf dettes publiques, dix-neuf taux d’intérêt et dix-neuf impôts sur les sociétés qui se concurrencent les uns les autres.
Du fait de sa position de prédominance économique en Europe, l’Allemagne, contrairement à une idée répandue, s’est trouvée très avantagée jusqu’ici par la crise dans la zone euro. Étant donné que les spéculateurs recherchent des lieux « sûrs » pour investir leurs fonds, quitte à accepter des taux d’intérêt négatifs en cas de crise, d’importantes fuites de capitaux du Sud au Nord y ont beaucoup réduit le coût du capital en Allemagne (ainsi qu’en France) alors qu’il augmentait ailleurs. Selon l’Institut Leibnitz de recherche économique de Halle (IWH), la diminution entre 2010 et la mi-2015 des coûts de financement de la dette publique allemande représente une économie budgétaire d’au moins 100 milliards d’euros, un montant dépassant celui (90 milliards) que perdrait Berlin si la Grèce ne remboursait pas sa dette [1]. Autre effet structurel, la crise privilégie l’Allemagne et les pays les mieux placés dans la zone euro en ceci qu’elle provoque à leur profit des flux migratoires de centaines de milliers de personnes hautement qualifiées en provenance de « pays source » (de main d’œuvre) — Grèce, Espagne, Portugal, Irlande, Europe centrale et orientale — qui, à l’inverse, perdent non seulement leur jeunesse éduquée et des capacités créatives du fait de la fuite des cerveaux, mais encore leur investissement éducatif.
L’asymétrie et les inégalités de puissance, qui sont aussi des inégalités de souveraineté, n’ont jamais été plus évidentes que depuis 2010. Au lieu d’être un espace commun et solidaire, l’Europe s’est fracturée en espaces géographiques et sociaux inégaux, avec un centre dominant au cœur duquel se trouve l’Allemagne, et des périphéries dépendantes. Le statut de « périphérie » est une construction sociale découlant des déséquilibres de puissance au sein de la zone euro. Les États « régulés » qui l’incarnent (rule-takers) n’influencent pas ni ne maîtrisent les décisions prises par les « régulateurs », ceux qui édictent les règles (rule-makers), car leur position dans le système monétaire ne leur laisse aucune marge de manœuvre. Il est révélateur que le modèle « centre-périphérie », mobilisé à l’origine par les théoriciens de la dépendance pour décrire les relations systémiques de domination à l’époque coloniale, puis postcoloniale, entre les pays capitalistes avancés et le « Tiers Monde », soit devenu applicable à la zone euro, où un ensemble de pays dominants, avec en son centre l’Allemagne, conditionne le développement — ou plutôt le sous-développement — des pays vulnérables [2].
Comme dans les rapports historiques « Nord-Sud », des mécanismes structurels sont à l’œuvre dans la reproduction des rapports d’inégalité dans la zone euro. Pour l’Allemagne (et quelques autres pays comme le Luxembourg ou les Pays-Bas), l’euro est une monnaie relativement faible qui contribue efficacement au succès de ses exportations (à sa « compétitivité » industrielle). Mais pour d’autres pays dont l’économie ou la structure productive est différente, tels l’Italie, la France ou, a fortiori, la Grèce, le Portugal et l’Espagne, c’est une monnaie forte qui, au contraire, entrave leur compétitivité. Dans un système de changes flottants, si par exemple l’Allemagne avait conservé le deutsche mark, celui-ci se serait mécaniquement apprécié à mesure que le pays accumulait d’importants excédents commerciaux, et les relations commerciales entre pays européens auraient été rééquilibrées. Mais dans un système de monnaie unique qui est l’équivalent d’un système de change fixe, ce mécanisme ne joue pas. L’euro renforce ainsi les déséquilibres commerciaux à l’intérieur de la zone : les surplus commerciaux des uns correspondent — voire créent et financent — les déficits des autres. Or les excédents sont en Allemagne très importants : ils représentaient 8 % du PIB en 2015, une importante proportion provenant de son commerce intra-européen [3].
Les règles de la non coopération
Sur le fond, l’enjeu de l’épreuve de force entre la Grèce et ses « partenaires » européens portait sur la pérennisation, ou non, de cette structure d’interdépendance asymétrique. C’est la raison pour laquelle ces derniers n’ont jamais accepté l’argument selon lequel les électeurs grecs avaient démocratiquement exprimé par leur vote le rejet de l’austérité. Les dix-huit autres pays de la zone euro, rétorquaient-ils, étaient gouvernés comme la Grèce par des représentants démocratiquement élus. Les élections ne changeaient rien : seules comptaient les règles communes. L’Allemagne, la première, n’a jamais cessé de justifier son intransigeance en invoquant le respect de celles-ci. Mais elle en est aussi le principal auteur. Elle a joué un rôle déterminant dans la définition du cadre et des normes régissant la monnaie unique depuis sa création. S’il est vrai que les effets structurels induits par l’UEM n’ont pas été pensés lors de la création de l’euro, ils sont apparus au fil du temps et ont été consolidés par l’univers de règles et de procédures mis en place pour renforcer la « gouvernance » économique et monétaire de la zone euro. Or, les règles ne sont jamais neutres et ceux qui les édictent n’agissent pas sous un voile d’ignorance quant aux conséquences de leur régulation. En 2002 déjà, Jean-Paul Fitoussi [4] s’alarmait de ce « gouvernement par la règle » qui mettait en danger le « gouvernement par des choix » politiques et démocratiques en Europe. Il soulignait le danger des politiques économiques non coopératives aux relents néomercantilistes, telles que la désinflation compétitive et les politiques agressives de baisse des coûts de production de l’Allemagne dans les années 2000 (les lois Hartz). Cette non coopération a trouvé son expression la plus achevée dans le régime d’austérité imposé à la Grèce (et à d’autres pays débiteurs) depuis 2010 et surtout dans l’affrontement entre la Grèce et ses créditeurs institutionnels entre janvier et juillet 2015.
Les termes de l’affrontement entre la Grèce et ses créditeurs (janvier-juillet 2015)
Aléxis Tsípras a été élu pour mettre fin à la dépression économique durable et la grave crise sociale dans lesquelles s’est enfoncée la Grèce depuis 2010. Les mesures exceptionnellement sévères imposées par la Troïka avaient entraîné une chute de plus de 25 % du PIB. Le quart de la population (dont un jeune sur deux) était au chômage, le système de santé s’était effondré, le taux de pauvreté avait explosé. Aléxis Tsípras avait centré sa campagne sur « l’espoir » d’une ère nouvelle pour la Grèce qui rendrait à la population sa dignité et la maîtrise de son destin : la fin des mesures d’austérité et de la mise sous tutelle de la Grèce, une nouvelle politique économique, et un nouveau pacte européen centré sur la croissance. En outre, il promettait un changement de régime intérieur mettant fin au clientélisme, à la corruption des oligarques et à celle de la classe politique grecque.
Présenté dans ses grandes lignes à Thessalonique le 13 septembre 2014, le programme électoral de Syriza proposait des mesures immédiates pour soulager la misère des plus démunis, rétablir les droits sociaux et citoyens élémentaires, relancer la demande, réformer l’État et renforcer la démocratie. Le coût des mesures, d’un montant estimé à 11,3 milliards d’euros, devait être financé par le budget de l’État, sans déficit primaire (c’est-à-dire sans un déficit avant le paiement des intérêts) et sans recourir à des emprunts supplémentaires, afin que le budget soit toujours en équilibre. Considéré du point de vue de la situation économique et sociale hellénique, ce programme était loin d’être révolutionnaire, comme l’ont souvent relevé maints observateurs. Mais il supposait une renégociation et une restructuration de la dette extérieure du pays qui n’avait cessé d’augmenter depuis 2010 (elle est passée de 129 % du PIB fin 2009 à près de 200 % aujourd’hui). Il impliquait aussi une remise en cause des politiques suivies jusque-là par la Troïka et mettait en cause, implicitement, la crédibilité, l’autorité et la compétence des institutions de gouvernance de la zone euro. Ainsi, des mesures techniques raisonnables d’inspiration keynésienne proposées par le ministre des Finances Yánis Varoufákis, telles que la conversion de la dette en obligations dont le rendement serait lié à la croissance économique, furent rejetées a priori puisqu’elles impliquaient un basculement des politiques économiques européennes vers des stratégies de relance économique centrées sur la demande.
La Troïka insistait pour que de nouvelles mesures d’austérité (provenant principalement d’augmentations d’impôts directs et indirects et de coupes budgétaires dans les services publics et les programmes sociaux) dégagent en 2015 et pendant plusieurs années consécutives un excédent budgétaire primaire (un solde budgétaire positif avant paiement des intérêts) de 3 % du PIB qui serait, lui aussi, affecté au remboursement de la dette. Entre septembre et décembre 2014, elle n’avait pas réussi à obtenir du précédent gouvernement, dirigé alors par Antónis Samarás, un effort budgétaire de cette ampleur, car la Grèce avait déjà procédé depuis 2010 à un énorme ajustement budgétaire (16 % de son PIB sur la période 2010-2013) et la société n’était pas en mesure d’en supporter davantage. M. Samarás provoqua des élections législatives anticipées (celles du 25 janvier 2015). De son côté, la Troïka reporta l’échéance du Mémorandum de 2012, originellement fixée à décembre 2014, à fin février 2015, préparant ainsi une confrontation inévitable avec Syriza s’il accédait au pouvoir.
La victoire de la « gauche radicale » constituait ainsi un défi important pour la Troïka. Sa compétence, sa légitimité et son autorité semblaient mises en cause. Elle voyait dans Syriza un risque important de contagion politique, notamment, mais pas seulement en Espagne du fait de la popularité croissante du mouvement des Indignés (Indignados) et de son expression politique, Podemos. Craignant que les règles de rectitude fiscales imposées à toute la zone euro soient mises en débat et peut-être compromises, elle resta sourde aux demandes du gouvernement grec et œuvra habilement pour rendre impossible un compromis viable pour la Grèce.
De la politique à la technique
Pour esquiver le problème politique, les institutions créditrices ont confiné l’enjeu des négociations à des discussions techniques. Le 20 février, un premier accord fut trouvé, dont les termes étaient suffisamment ambigus pour laisser penser que les « partenaires » avaient trouvé une position commune après avoir fait des concessions de part et d’autre. Présenté comme un « pont » de quatre mois comprenant plusieurs étapes conduisant à un nouveau « contrat de relance et de croissance » économiques, l’accord reportait au 30 juin l’échéance du Mémorandum de 2012 (rebaptisé « arrangement actuel »). Il maintenait l’exigence d’un excédent budgétaire primaire en 2015, mais à un taux « approprié » à définir en tenant compte de la situation économique. Les autorités helléniques s’engageaient à préparer des listes de mesures qu’elles soumettraient à l’approbation de leurs créditeurs. Elles se voyaient reconnaître le droit de choisir elles-mêmes les politiques d’emploi, de développement économique, de justice sociale et de refonte de l’administration fiscale, mais pas celui de prendre des « mesures unilatérales », c’est-à-dire de lancer des réformes sans avoir obtenu au préalable l’aval de la Troïka (rebaptisée « Institutions »).
Les mois qui suivirent montrèrent que cet accord n’en était pas un. La Troïka exigea qu’un accord-cadre global, incluant une décision sur l’excédent budgétaire primaire, fût préalablement conclu. Dans le cas contraire, elle ne voulait pas examiner même les plus consensuelles d’entre les mesures proposées par la Grèce (corruption, refonte du système fiscal). Aussi ne les jugea-t-elle jamais satisfaisantes et menaça-t-elle de les considérer comme des actions « unilatérales » si le gouvernement les appliquait. Elle joua de l’ambiguïté de l’accord du 20 février pour se référer au Mémorandum de 2012 et en exiger le respect. Elle n’accéda pas à la requête des Grecs qui voulaient une négociation politique, arguant qu’il n’y aurait pas de décision politique sans décision technique ; elle renvoya alors constamment les délégations helléniques avec leurs listes de mesures à d’innombrables négociations techniques, noyant dans le détail l’enjeu politique et laissant supposer que le sort de la Grèce
et celui de la zone euro dépendaient de détails comme le taux de la TVA dans les îles. Et à chaque étape des négociations, elle présentait aux Grecs des « offres » toujours plus austères. Pendant ce temps, la BCE provoqua l’asphyxie progressive des banques grecques en décidant dès février de ne plus autoriser celles-ci à bénéficier des procédures ordinaires au moyen desquelles tous les établissements de la zone euro se procurent auprès d’elle leurs liquidités (au taux de 0,05 %). Ce faisant, elle les contraignit à dépendre d’une procédure exceptionnelle de refinancement (dite ELA ou emergency liquidity assistance) plus coûteuse (1,55 %), qui fait l’objet d’un strict contingentement en volume et qu’elle pouvait à tout moment décider de couper. En juin, tandis que la BCE maintenait les banques tout juste à flot, les rumeurs sur un blocage des comptes et un contrôle des capitaux imminents accélérèrent la fuite des capitaux, entraînèrent des retraits massifs des épargnants, désorganisèrent le système de crédit et l’activité économique et amplifièrent les spéculations sur l’éventuelle sortie de la Grèce de la zone euro (« Grexit »). Le 29 juin le gouvernement fut obligé de mettre en place un contrôle des capitaux et de fermer les établissements bancaires. Incontestablement, la pression exercée par la BCE et les dommages infligés à l’économie furent déterminants dans la capitulation d’Aléxis Tsípras dans la nuit du 12 au 13 juillet.
Un rapport de forces défavorable
Face à la Troïka, quelles étaient les armes du gouvernement de Grèce ? Aléxis Tsípras n’avait pas préparé un « Plan B ». Il avait certes autorisé Yánis Varoufákis à mettre au point en toute discrétion au sein du ministère des Finances un dispositif technique à actionner au cas où le pays serait finalement forcé par ses créditeurs à sortir de l’euro, mais il n’entendait nullement s’appuyer sur ce dispositif pour se donner des marges de manœuvre. Il ne lui restait guère alors que l’arme de la délibération démocratique. Il tenta d’obtenir un « accord mutuellement bénéfique » et donna des preuves de bonne volonté (comme honorer ses obligations de débiteur envers le FMI en mai et en juin). Il se chercha des alliés en Europe, notamment en France et en Italie, et auprès de tiers (Russie, Chine), mais semble avoir fort mal évalué le rapport des forces en présence. En dépit de divisions au sein de l’Eurogroupe, la Grèce n’obtint pas de soutiens décisifs de la part de Rome ou Paris. Il était illusoire de penser que la Chine ou la Russie viendraient au secours de la Grèce et naïf d’imaginer en faire un avertissement susceptible d’infléchir les politiques européennes. Paradoxalement, le gouvernement grec trouva un de ses uniques soutiens en la personne de Barack Obama à la Maison Blanche où l’on craignait les conséquences géopolitiques d’un effondrement de la Grèce. Avec l’aide de son Secrétaire au Trésor, Jack Lew, et à travers des déclarations à la presse [5], M. Obama fit pression sur les Européens pour qu’ils abordent de front le problème de la restructuration de la dette grecque.
Devant cette configuration, certains dirigeants de Syriza (Panagiótis Lafazánis de la « Plateforme de Gauche ») préconisaient une sortie de la zone euro. Aléxis Tsípras s’y refusait. Il n’a même pas songé adopter la stratégie d’un « défaut dans l’euro » élaborée par celui qui fut jusqu’en mars 2015 le conseiller économique en chef de Syriza, l’universitaire Yánnis Miliós. Elle aurait notamment supposé de différer dès le mois de février 2015 les paiements dus au FMI et à la BCE jusqu’à ce qu’un accord voie le jour. Quand la Grèce reporta finalement, le 1er juillet, un remboursement au FMI et établit un contrôle des capitaux, elle avait déjà dans les mois précédents déboursé plus de 7 milliards d’euros, soit plus de 3 % de son PIB, pour payer ses créditeurs ; cela, en puisant dans toutes les réserves des organismes et établissements publics (collectivités locales, caisses de retraite, hôpitaux, universités) ; et elle le fit dans une position d’extrême dépendance vis-à-vis de la BCE, après avoir déjà parcouru les neuf dixièmes du chemin qui la séparait de la position de ses créditeurs, intangible depuis le départ. Quand Aléxis Tsípras organisa peu après (le 5 juillet) un référendum demandant aux Grecs s’ils acceptaient, oui ou non, la dernière liste en sa possession de mesures d’austérité établie par la Troïka, il comptait peut-être, comme le pensent des observateurs avisés, obtenir un résultat mitigé (les sondages montraient un pays coupé en deux). Cela lui aurait permis de justifier une défaite devant la Troïka et de renier ses promesses électorales. Le « non » massif (61,5 %) des citoyens ne fut pas entendu. Sept jours plus tard, Aléxis Tsípras transformait le « non » en « oui » et rendait les armes.
Le 12 juillet 2015, Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances allemand, dicta les termes d’un ultimatum posé à la Grèce après avoir laissé filtrer un projet de sortie « temporaire » (et punitive) du pays de la zone euro (« Grexit »). La Grèce devait se soumettre à un « accord » en vertu duquel elle renonçait à sa souveraineté et se pliait, en contrepartie d’un nouveau prêt de 86 milliards d’euros étalés sur trois ans (et servant uniquement à rembourser sa dette), au programme d’ajustement structurel le plus austère qui ait jamais été exigé d’un pays européen. Paris et Rome y virent à juste raison une menace indirectement dirigée contre eux. M. Schäuble voulait en effet démontrer que tout État considéré comme un « mauvais élève » contrevenant aux règles communes doit être prêt, ou bien à sortir de l’euro, ou bien à y rester au prix d’une mise sous tutelle impliquant une perte de souveraineté et de contrôle démocratique. La Grèce n’aura été de ce point de vue qu’un laboratoire politique. On ne s’étonnait pas d’apprendre [6] que le ministre allemand souhaitait créer un organisme dit indépendant qui garantirait, à la place de la Commission européenne jugée trop « politique » dans son appréciation du bien commun, car trop conciliante notamment vis-à-vis la France et de l’Italie, l’application des règles fiscales et leur pilotage automatique articulé à des sanctions et des punitions, parmi lesquelles une procédure formalisée d’exclusion de la zone euro frappant tout pays indiscipliné [7]. Nombreux sont les observateurs avisés qui ont vu dans la démonstration de force de M. Schäuble un tournant décisif de la politique européenne de l’Allemagne. Comme l’ont souligné l’ancien ministre des affaires étrangères Joschka Fischer et le philosophe Jürgen Habermas, l’ « Allemagne européenne », celle dont la politique étrangère s’était construite depuis la Seconde Guerre mondiale dans la perspective d’une subordination des intérêts nationaux au bien commun européen, venait de revenir à une politique de puissance, à une Machtpolitik réduisant le projet européen à une « Europe allemande [8] ». Même le ministre français de l’Économie, Emmanuel Macron, y vit la tentation d’ « écraser un peuple » au moyen d’un « Traité de Versailles de la zone euro ».
D’un Grexit à l’autre
La question de l’appartenance de la Grèce à la zone euro venait à peine d’être (provisoirement) réglée dans le sens de son maintien dans l’UEM qu’un autre Grexit se préparait : celui de l’exclusion de la Grèce de la zone Schengen. Telle était une des principales « solutions » envisagées fin 2015 début 2016 par une Union européenne plus divisée que jamais.
En 2015, un million de réfugiés sont arrivés en Europe, dont 840 000 en Grèce. Mal préparée pour accueillir les migrants dont les flux ne s’interrompent pas, l’Union européenne s’est montrée incapable d’une action collective et décisive. Début septembre 2015, la Chancelière allemande, Angela Merkel, avait unilatéralement pris la décision d’ouvrir ses frontières aux demandeurs d’asile et de suspendre par conséquent le protocole de Dublin qui impose depuis 1990 aux réfugiés d’entreprendre leurs démarches dans le premier pays d’arrivée dans l’espace Schengen. Deux semaines plus tard, l’Allemagne instaurait des contrôles à ses frontières avant de revenir le 13 novembre sur sa politique d’ouverture et de rétablir les règles de Dublin. Dans un premier temps, la Commission européenne espérait qu’il serait possible de trouver une formule permettant de répartir équitablement les réfugiés entre les différents États membres de l’Union. Mais comme cette répartition n’était pas articulée à une politique et des perspectives réellement communes et solidaires, à défaut d’unité et de volonté politiques, les tensions internes et internationales, et finalement l’indécision prévalurent comme d’habitude. Refusant à des degrés divers de coopérer, les États élevèrent l’un après l’autre des murs ou instaurèrent des contrôles à leurs frontières. L’espace Schengen se fracturait, le débat public et la rhétorique politique s’envenimaient. N’ayant investi que de faibles ressources pour protéger ses frontières extérieures, l’UE rechercha des solutions lui permettant d’externaliser le problème des flux migratoires. Les vingt-Huit envisagèrent ainsi de faire de la Turquie (qui héberge 2,5 millions de réfugiés) une zone tampon qui les protègerait de ces flux. Ils laissèrent entendre que les pourparlers concernant l’adhésion de la Turquie à l’UE pourraient renaître de leurs cendres et proposèrent fin novembre 2015 à M. Erdogan trois milliards d’euros pour qu’il tente de retenir les réfugiés sur son sol. Fin janvier 2016, quelque 70 000 migrants (deux à trois milles par jour) avaient réussi à traverser la frontière maritime turco-grecque (au prix de plus de deux cents morts) depuis le début du mois, au moins trente fois plus qu’en janvier 2015. M. Erdogan, qui ne se fait guère d’illusions sur l’adhésion de son pays à l’UE, et dont le régime se durcit de plus en plus (atteintes graves aux droits humains et à la liberté d’expression, question kurde), ne semblait pas pressé de complaire aux Européens. Il se permit de leur demander si les trois milliards d’euros représentaient un montant annuel ou pluriannuel ? De leur côté, les États membres de l’UE se querellèrent jusqu’à début février au sujet du financement des trois milliards d’euros, imputés pour partie au budget de l’UE et pour le reste à ses membres. L’Italie avait bloqué le dossier pour faire pression indirectement sur ses partenaires parce qu’elle réclame un soutien plus conséquent dans l’accueil des migrants échouant sur ses côtes et qu’elle subit le contrecoup de la réintroduction des contrôles aux frontières.
C’est dans ce contexte que le Premier ministre slovène, Miro Cerar, a provoqué la médiatisation d’une idée consistant à isoler la Grèce de ses voisins dans les Balkans, moyennant notamment une aide accordée à la Macédoine, qui n’est pas membre de l’UE, en vue de renforcer sa frontière avec la Grèce [9]. Le concept, très favorablement accueilli par l’Autriche, la Pologne et la Hongrie, a fait son chemin. Accompagnée d’une rhétorique politique reportant sur la Grèce — sur un pays rendu exsangue par six années consécutives d’austérité drastique — la responsabilité de la crise migratoire (il lui est reproché de manquer à ses devoirs supposés, d’être incompétente et de mauvaise volonté dans le la défense de la frontière extérieure de l’UE), l’idée séduit et serait sérieusement prise en considération par l’Europe. Au moment de la rédaction de ce texte, une procédure d’exception du code Schengen était engagée, qui permet de prolonger pendant une durée maximale de deux ans la suspension temporaire des règles de libre circulation, tandis que la fermeture totale de la frontière macédonienne était en préparation. Toutes choses égales par ailleurs, la procédure devrait conduire au printemps 2016 à exclure de la zone Schengen un pays par ailleurs dépourvu de frontières communes avec les autres membres de l’UE. La perspective de cet autre Grexit est très inquiétante, car cela transformerait la Grèce en un immense camp de réfugiés, avec des conséquences incalculables, impensées en haut lieu — depuis la constitution prévisible d’une mafia globale de passeurs exploitant la situation des réfugiés piégés sur le territoire hellénique, jusqu’au coup de grâce porté à l’Union européenne. Sans parler de ses conséquences géopolitiques.
Quel avenir pour l’Europe, la Grèce et la zone euro ?
Comment peut-on demander à un pays saigné à blanc par six années impitoyables d’austérité d’être un rempart face aux flux migratoires tout en le forçant à plus d’austérité avec des mesures encore plus dévastatrices socialement et économiquement qu’elles ne l’ont été entre 2010 et 2015 ? Selon les chercheurs grecs, plus de la moitié de la population hellénique (55 %), et une proportion moindre, mais néanmoins très élevée (33 %) selon l’OCDE [10], vivait en 2013 au seuil ou (très) en dessous du seuil de pauvreté. Et ces chiffres ne donnent aucune indication sur les répercussions au jour d’aujourd’hui des deux ou trois années supplémentaires d’austérité. Le pays a été tellement anéanti qu’il n’est pas en mesure d’agir comme un rempart, à supposer qu’une telle solution soit souhaitable et viable, ce qu’elle n’est pas (mais c’est un autre débat). Il ne semble même pas en mesure de préserver sa propre intégrité. Une sortie de la zone euro à l’heure actuelle ne serait pas, toutes choses égales par ailleurs, salvatrice. Le problème n’est pas la monnaie en soi, il est plutôt celui des choix politiques dominants dans la zone euro. Or, en s’abstenant d’aborder de front les enjeux politiques mis en lumière par la crise économique et humanitaire en Grèce, en l’aggravant et en la prolongeant, l’UE aura accentué plutôt que réduit les tensions en Europe. Les crises et leur gestion provoquent une montée de sentiments xénophobes, nationalistes et anti-européens très prégnants à l’extrême droite de l’échiquier politique. Le continent est réengagé sur la voie des luttes d’influence qui marquèrent son histoire aux deux siècles derniers et se montre incapable de résister aux chocs extérieurs que ses divisions internes amplifient. De façon plus urgente que par le passé, l’Union européenne doit choisir entre un passage décisif à un fédéralisme fondé sur un projet de développement économique et social soutenable, démocratique, équitable et solidaire, ou une crise et une stagnation plus ou moins longues risquant de conduire à terme à une désintégration incontrôlée et un déchirement historique du projet européen.
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