De l’avis de nombreux spécialistes, les perspectives économiques européennes à court terme sont moroses. La faute, notamment, à la schizophrénie des politiques économiques prônées par la Commission et la Banque centrale européenne. La stagnation séculaire guette.
Celle-ci ne pourra être dépassée que si l’on accepte de s’attaquer aux problèmes de fond qui gangrènent le capitalisme financiarisé. Analyse.
En ce début d’automne 2016, règne un climat économique trouble et inquiet, encore marqué par le coup de tonnerre qu’a provoqué, cet été, le vote britannique en faveur du Brexit. Les signaux politiques sont en alerte, tant aux États-Unis qu’en Europe, avec un sentiment de fin d’époque et de désillusions. Un climat et des signaux qui dévoilent en fait un système économique et politique à bout de souffle qui ne semble bénéficier qu’à une extrême minorité de la population (ceux qu’on appelle les « 1% »).
À ce jour, le capitalisme financiarisé reste plus que jamais embourbé dans de nombreuses contradictions et fractures, particulièrement en zone euro. Il y a, d’une part, une politique monétaire de la Banque centrale européenne massivement expansionniste qui tente désespérément de sortir du piège de la déflation (c’est-à-dire de la baisse des prix et de la stagnation économique) en relançant le crédit, l’endettement privé et donc la croissance. Et, d’autre part, il y a la Commission européenne, avec le soutien très actif de l’Allemagne, qui continue imperturbablement de prêcher rigueur budgétaire et politiques déflatoires.
Ceci a pour objectif et pour conséquence une course poursuite à l’hypercompétitivité salariale ainsi qu’une flexibilisation et une précarisation accrues des marchés du travail nationaux. Il en résulte, en Europe, une pression permanente à la baisse sur les coûts salariaux et les budgets sociaux, sur les prix ou l’inflation et in fine sur la demande et l’activité économique réelle.
Voilà qui illustre parfaitement le positionnement schizophrénique des deux principales institutions censées diriger la gouvernance économique européenne, ainsi que le caractère contradictoire de leurs politiques.
Des perspectives médiocres
Les perspectives économiques conjoncturelles européennes de court terme (2016-2017), qui n’étaient déjà pas très brillantes au printemps, se sont encore quelque peu assombries depuis le vote inattendu du mois de juin en faveur du Brexit. Dans sa dernière mise à jour depuis le vote britannique, le Fonds monétaire international (FMI) n’entrevoit plus qu’une croissance assez médiocre de 1,5 % en moyenne pour la zone euro en 2016-2017, et en recul de 0,2 % en 2017 par rapport à son estimation pré-Brexit. Ces résultats sont décevants si l’on tient compte de tous les éléments favorables qui auraient normalement justifié un rebond beaucoup plus soutenu, notamment en 2016 :
- des prix des importations énergétiques en baisse cumulée moyenne de pratiquement 50 % depuis 2014. Ce qui représente, a priori, au niveau européen, un « choc » très favorable de pouvoir d’achat, pour les ménages et les entreprises ;
- des taux d’intérêt nominaux en chute libre, passant de 4 % en moyenne en 2008-2009 à moins de 1 % en 2015-2016, ce qui facilite en principe l’investissement et l’accès au logement ainsi qu’un refinancement à très bas coût des dettes et déficits publics ;
- une dépréciation moyenne de l’euro de l’ordre de 15 % par rapport au dollar, permettant à l’économie de la zone euro de gagner en compétitivité-prix sur les marchés tant extérieurs qu’intérieurs.
Même les États-Unis, malgré des résultats honorables en matière de création d’emplois et de taux de chômage officiel [1], enregistrent l’une de leur pire performance en termes de croissance à ce stade avancé du cycle économique. Au point que l’un des thèmes majeurs du débat économique récent tourne autour de la « stagnation séculaire ».
Stagnation séculaire ?
Le thème de la stagnation séculaire recouvre une double problématique structurelle. La première est celle d’un niveau anormalement bas et/ou déclinant de l’investissement productif (d’où aussi, à terme, du potentiel de croissance). La seconde est celle du ralentissement persistant des gains de la productivité du travail [2] et donc également de la croissance. Ces deux aspects sont éminemment liés, dans la mesure où c’est par l’investissement neuf que les innovations technologiques et le progrès technique peuvent être incorporés aux nouveaux processus de production et de travail, et y soutenir, par conséquent, les gains de productivité du travail.
Le déclin de l’investissement productif pose aussi un problème particulier de politique économique (et en particulier de politique monétaire) aux élites dirigeantes et aux banques centrales. En effet, l’outil traditionnel de politique économique de relance de l’investissement est la baisse des taux d’intérêt « directeurs » des banques centrales. Dans la mesure où les taux d’intérêt sont aujourd’hui presque partout à des taux planchers et historiquement bas – voire de plus en plus fréquemment négatifs –, la baisse des taux disparaît de la panoplie des instruments préférés disponibles pour relancer l’économie. D’où le recours un peu désespéré et inédit des banques centrales à des politiques monétaires « non conventionnelles », notamment via des rachats massifs de titres (publics ou privés) sur les marchés financiers [3].
Recul de l’investissement
Mais le problème est plus profond et dépasse de loin la question de la perte d’efficacité des instruments de politique monétaire. Pour les tenants de plus en plus nombreux de la thèse de la stagnation séculaire [4], l’économie mondiale se trouverait dans une situation d’excès d’épargne et de baisse tendancielle et structurelle du taux d’intérêt dit « naturel » (de plein emploi). Associée à une réduction parallèle de l’efficacité (ou productivité) marginale du capital ou de l’investissement, on assiste à un recul de ce dernier.
Cette situation de stagnation est exprimée autrement par certains auteurs marxistes comme une tendance à la raréfaction des opportunités d’investissements jugées suffisamment rentables pour le capital. Ceci intervient alors que, paradoxalement, la profitabilité des entreprises se retrouve à un niveau historiquement élevé, et ne peut s’expliquer que parce que se multiplient, dans la sphère financière ou ailleurs, les opportunités de profits juteux et de rentes « sans production ni risque ». Dans une économie quasi stationnaire où les gains de « surplus » s’amenuisent dangereusement et où, en outre, ces gains déclinants sont de plus en plus accaparés par l’élite possédante (les « 1% »), les conséquences sont multiples. Ainsi, les conflits de répartition économique se durcissent, les classes moyennes s’appauvrissent et les bienfaits louangés de la « mondialisation heureuse » se voient contestés par un nombre croissant de perdants de ce paradis virtuel.
Contradictions de l’austérité
Pour en revenir à la stagnation séculaire, dès lors que la politique monétaire de taux bas devient inopérante à relancer l’investissement, on se retrouve dans une configuration proche de ce que les keynésiens [5] appellent une « trappe à liquidité » où la création monétaire ne parvient pas à relancer le crédit privé, la demande nominale et l’activité réelle. Le risque est alors de voir les « torrents de liquidité » ainsi déversés alimenter des bulles spéculatives boursières, obligataires, immobilières, etc., avec les risques d’éclatement de crises financières déstabilisatrices que cela comporte.
En principe, dans ce contexte de « trappe à liquidité », la politique de relance budgétaire et fiscale (re)devient efficace, car elle ne risque pas de faire remonter les taux d’intérêt et donc d’évincer les investissements privés. Mais encore faut-il que les traités européens et leurs normes budgétaires inflexibles – avalisés y compris par les dirigeants sociaux-démocrates européens – le permettent. Encore faut-il aussi que les marchés financiers sourcilleux « acceptent » une hausse, même transitoire, de taux d’endettement public déjà élevés. Or, force est de constater que, faute d’Union fiscale et d’une capacité budgétaire commune en Europe, les marges d’activation budgétaire sont faibles et contraintes par les traités récemment adoptés. Dans les rares pays européens qui disposeraient d’une marge potentielle de relance budgétaire (Allemagne en tête), et dont généralement le taux de chômage est (relativement) faible et proche du taux de chômage dit non inflationniste [6], les classes dirigeantes devraient aller à l’encontre de leurs propres intérêts et de leur doctrine économique. Elles devraient ainsi prendre le risque « contre nature » d’une relance de l’inflation salariale et d’une érosion des marges bénéficiaires de « leurs » entreprises ou des taux de rentabilité de leurs capitaux et placements financiers.
Productivité du travail en berne
La seconde caractéristique centrale du régime de stagnation séculaire est le ralentissement ou la stagnation des gains de productivité. Or, tout comme aux États-Unis, la productivité du travail en Europe reste atone et ne redémarre pas vraiment. Si on ne prend que les données belges les plus récentes, on observe que les gains de productivité du travail dans l’ensemble de l’économie sont tombés à 0,4 % l’an au maximum au cours des dix dernières années (post 2006), soit 1 % l’an de moins que le niveau déjà historiquement bas enregistré la décennie précédente (1997-2007). Et les mêmes tendances lourdes se retrouvent partout [7].
Il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec l’autre constat déjà mis en exergue : le faible niveau des investissements productifs du secteur marchand [8], et ce alors même que le secteur des entreprises – et en particulier des grandes entreprises – regorge de cash [9]. Sont ainsi mis en cause, par des approches alternatives, la « grève » des investissements productifs au profit d’une forte progression du taux de distribution des dividendes aux actionnaires, la vague des fusions-acquisitions visant le renforcement des positions dominantes oligopolistiques et la rationalisation plutôt que l’augmentation des capacités, les rachats massifs d’actions visant à doper les plus-values financières des actionnaires et les stock-options des manageurs-dirigeants surpayés, etc.
Une relance keynésienne ?
Dans un tel contexte, une politique – sélective – de relance des investissements publics, telle que redécouverte très récemment par le FMI et l’OCDE [10], est-elle susceptible de sortir durablement l’économie européenne de l’impasse ? Rien n’est moins sûr. Il est certes nécessaire d’insister sur la gestion calamiteuse de la crise des dettes souveraines et les dégâts désastreux provoqués par une cure d’austérité budgétaire prématurée. Il est également essentiel de reconnaître que c’est celle-ci qui a cassé net la reprise économique de 2010-2011 à peine amorcée, et qui a replongé la zone euro dans la stagnation. Mais, comme nous l’a déjà appris la leçon japonaise, et plus récemment la relance budgétaire keynésienne ponctuelle de 2009-2010, une relance ciblée des investissements publics, même si elle est bienvenue conjoncturellement, ne résoudra pas durablement les problèmes de fond qui gangrènent le capitalisme financiarisé. Ceux-ci ont pour nom une répartition structurellement déséquilibrée des revenus (entre capital et travail), une explosion des inégalités sociales et de la précarité, un modèle court-termiste de gouvernance des entreprises qui privilégie majoritairement la distribution de dividendes, la concentration du capital et la constitution de rentes financières, au détriment de l’investissement productif et social. Ces problèmes dérivent d’un système qui organise une mise en concurrence systématique des États (et de leur endettement), des travailleurs, des systèmes sociaux et fiscaux. Ce système néglige les biens communs et sous-investit dans la transition énergétique et la viabilité écologique, faute de rentabilité financière suffisante à court terme.
Et en Belgique ?
Dans le cas belge, quels que soient les beaux discours actuels dans la foulée du drame de Caterpillar, il faut s’attendre à une année 2017 difficile, avec un effort budgétaire structurel important à fournir. Même un report possible ou très probable de l’objectif d’équilibre budgétaire à 2019 [11], ne fera, en fin de compte, que retarder et diluer assez marginalement cet effort. D’autant qu’il risque d’être alourdi par une baisse de l’impôt des sociétés qui ne sera sans doute pas intégralement autofinancée. Il faut rappeler que cet effort a déjà été amplifié par les décisions prises, au niveau fédéral et au nom de la sacro-sainte « compétitivité », de consentir à de nouvelles baisses de cotisations sociales patronales. Or, ces baisses sont, à ce stade, encore très largement non compensées fiscalement.
Une de leurs conséquences principales, comme le montrent les dernières projections du Bureau du Plan, sera d’augmenter encore le taux de marge bénéficiaire des entreprises, et de faire symétriquement baisser à nouveau un peu plus la part salariale. Or, des études de plus en plus nombreuses indiquent qu’une déformation excessive dans la répartition des revenus nuit globalement au dynamisme économique et à l’emploi. La stagnation séculaire n’est alors ni une fatalité « naturelle » ni une perspective inéluctable. Il s’agit, au contraire, du résultat des impasses et des contradictions des politiques contreproductives actuelles d’austérité et du « tout à la compétitivité ». Ou, autrement dit, du « tout à la profitabilité et au contentement des actionnaires ».