Cet article revient sur une revendication historique du mouvement ouvrier : la réduction du temps de travail. Aujourd’hui, offensive néolibérale oblige, le discours est plutôt au « travailler plus pour gagner plus ». Pourtant, une politique de réduction du temps de travail peut être créatrice d’emplois. L’expérience française en est la preuve.
La lutte pour la maîtrise du temps occupe une place centrale dans les luttes syndicales depuis leur origine. Le 1er mai le rappelle. La fête du travail commémore une mobilisation des syndicats américains en 1884 pour obtenir la limitation de la journée de travail à huit heures [1].
Il serait donc plus approprié de l’appeler la fête des travailleurs ou encore la fête du temps libre. Que la réduction de la durée du travail ait eu une telle importance pour les travailleurs n’a rien d’étonnant : la clé de l’accumulation capitaliste réside dans la capacité des entreprises à arracher aux travailleurs un surtravail. Ce surtravail est obtenu soit en faisant travailler les travailleurs plus longtemps pour un même salaire, soit en accroissant la quantité de richesses produites par heure de travail, donc en accroissant la productivité du travail.
La première approche fut privilégiée dans les premiers temps du capitalisme industriel au 19e siècle. Des enquêtes réalisées par les gouvernements de l’époque donnent une idée de la réalité du travail dans les « fabriques du diable ». Elles décrivent des journées de travail de 15 ou 16 heures, dont 13 heures de travail effectif, des semaines de travail oscillant entre 72 et 84 heures. Il faudra attendre le début du vingtième siècle pour voir apparaître les premières mesures légales de limitation de la durée du travail : 1905, loi sur le repos du dimanche ; 1909, limitation de la durée de travail à 9 heures dans les mines ; 1921, loi des 8 heures et des 48 heures/semaine. 1936 : instauration des congés payés. La deuxième approche, celle de l’accroissement de la productivité, apparaît au vingtième siècle.
Le patronat se rend progressivement compte que l’allongement de la durée du travail est contre-productif : il rencontre une opposition de plus en plus forte, portée par des syndicats de masse de mieux en mieux organisés, et en outre elle ne conduit plus nécessairement à un accroissement du taux de profit. Les changements dans l’organisation du travail, avec le taylorisme et le travail à la chaîne, rendent possibles de très importants gains de productivité. Ceux-ci permettent à leur tout aux entreprises d’augmenter leurs plus-values sans devoir étendre la durée du travail. Le pacte social de 1944 et, plus largement, le rapport de forces syndical durant les décennies d’après-guerre, vont garantir une répartition plus équilibrée de ces fruits de la croissance.
La réduction collective de la durée du travail (RTT) constitue l’une des modalités de ce compromis fordiste et productiviste. À partir de 1964, des accords sectoriels abaissant la durée du travail à 40 heures/semaine sont négociés. Il faut attendre 1973 pour qu’un accord interprofessionnel généralise à tous les travailleurs du secteur privé la semaine de 40 heures. La loi du 20 juillet 1978 consolide cette réduction de la durée légale du travail à 40 heures/semaine.
Le tabou de la RTT
En somme, entre 1870 et 1992, la durée annuelle de travail d’un salarié belge passe de 3000 heures/an à moins de 1600 en 1992. Une baisse de près de 50 %, un mi-temps… Ces chiffres ne disent rien cependant du tournant majeur survenu à partir des années 1980. L’émergence des politiques de compétitivité et d’un capitalisme à dominante financière a laminé le compromis productiviste. L’une des victimes collatérales de ce changement est la réduction du temps de travail. Il est devenu beaucoup plus difficile pour les travailleurs d’obtenir une baisse de la durée collective du temps de travail (graphique).
Ainsi, depuis 1978, la durée légale du travail est passée de 40 à 38 heures… La durée moyenne de travail d’un travailleur belge a, elle, continué de diminuer. Cette diminution résulte de la multiplication des dispositifs de partage du travail : prépensions, temps partiel, intérim, crédit-temps… On est donc passé d’une réduction uniformisée du temps de travail, avec compensation salariale, à un éclatement des formules RTT, sans compensation salariale (temps partiel) ou avec une compensation très partielle (crédit-temps). La logique a donc profondément changé. Alors que la RTT relevait d’une logique offensive de répartition de la richesse pour tous les travailleurs, ces nouveaux dispositifs s’inscrivent dans une logique défensive de partage d’un emploi de plus en plus rare. Ils posent en outre un problème de justice sociale, comme on le voit par exemple avec l’emploi à temps partiel, généralement non souhaité et dévolu aux femmes.
La question qui se pose aujourd’hui est donc de savoir comment surmonter le tabou qui touche la réduction collective du temps de travail depuis 30 ans. Les discours libéraux – « travailler plus pour gagner plus » - voudraient nous convaincre de ce que la réduction du temps de travail est devenue une impossibilité économique. Ces discours sont en réalité des écrans de fumée visant à maintenir un partage des richesses très largement favorable aux entreprises, à leurs actionnaires et à leurs équipes dirigeantes, et à faire oublier le plus rapidement possible les quelques expériences de RTT menées en Europe durant dans la période récente, en particulier les « 35 heures » françaises. Même si les modalités pratiques de celles-ci ont pu poser question, il n’en reste pas moins que les 35 heures ont permis de créer, entre 1997 et 2002, 1,8 millions d’emplois.
Cette expérience a confirmé l’existence d’un lien étroit entre la RTT et l’élévation de l’emploi. Abandonner la piste de la réduction collective de la durée du travail, ce serait donc se résigner à l’absurdité d’une société dans laquelle plus de 750.000 sont sans emploi [2] tandis que des dizaines de milliers d’autres travaillent entre 45 et 60 heures/semaine et souvent plus encore [3]. Il ne faut pas être prix Nobel pour comprendre qu’une telle société ne se prépare pas des lendemains qui chantent…