La baisse attendue du taux de remplacement des pensions dans l’avenir et le manque de confiance dans la gestion budgétaire ne peuvent que favoriser le développement des pensions complémentaires aux conséquences inégalitaires. La solution visant à allonger les carrières serait une stratégie visant à affaiblir les travailleurs et pas seulement à réaliser des économies budgétaires. Quant à financer le vieillissement par les cotisations sociales patronales, cela demanderait qu’une coordination syndicale internationale puisse infléchir le partage de la valeur ajoutée à la faveur de la crise actuelle. Enfin, le recours aux cotisations personnelles serait moins équitable que l’augmentation de l’IPP (impôt des personnes physiques) ou la création d’une CSG (cotisation sociale généralisée).
Saluant la clairvoyante prospective, la qualité explicative et l’orientation progressiste de la contribution de Réginald Savage au 1er midi d’Econosphères, à laquelle j’adhère, en particulier sa critique concernant le lien entre allongement des carrières et taux d’emploi, voici quelques réflexions complémentaires sur trois sujets en rapport avec son exposé.
Le premier concerne l’origine de la baisse d’ores et déjà attendue du taux de remplacement des pensions dans l’avenir, le développement des pensions complémentaires lié à de telles perspectives et au manque de confiance dans la gestion budgétaire, et l’évocation de certaines alternatives.
La seconde partie porte sur l’allongement des carrières. Elle tente de montrer en quoi il serait une stratégie visant à affaiblir les travailleurs, pourquoi sa faisabilité et certains plaidoyers peuvent être mis en doute, et pour quelles raisons elle permet de réaliser des économies budgétaires.
En troisième point est abordée la question du financement du vieillissement par les cotisations sociales, patronales ou personnelles, des pistes alternatives ainsi que l’idée d’une coordination syndicale internationale pour infléchir le partage de la valeur ajoutée à la faveur de la crise actuelle.
Baisse du taux de remplacement et pensions complémentaires
L’option consistant à allonger les carrières sans améliorer les pensions réduit comme l’explique Réginald Savage le taux de remplacement rapportant l’ensemble des pensions perçues par rapport aux salaires de la carrière.
Il faut peut-être rappeler que cela s’ajouterait à une détérioration déjà programmée du taux de remplacement moyen alors que celui-ci se situe déjà en queue de peloton européen. Si cette perspective, méconnue, était soupçonnée par les salariés, alors qu’existe déjà parmi eux, à tord ou à raison, la crainte que « l’Etat » ne puisse honorer ou maintenir les droits actuels dans le futur, cela les inciterait bien davantage à participer au développement des pensions complémentaires. Or, ceci serait lourd de conséquences en termes d’inégalités de revenus et d’iniquité fiscale. Eviter cela nécessiterait de financer davantage le système de façon à offrir des pensions plus élevées (y compris en relevant le plafond) et qui soient véritablement liées au bien-être. Ce n’est pas démagogique, c’est un choix entre une sécurité sociale adaptée à notre niveau de vie et une protection insuffisante couplée à une marchandisation risquée et somme toute coûteuse pour les assurés (en frais de gestion et de commercialisation).
C’est aussi un choix de société entre des inégalités limitées et des inégalités incontrôlables entre retraités.
La détérioration du taux de remplacement qui figure dans les résultats de la projection du dernier rapport de 2009 du Comité d’étude sur le vieillissement (CEV), est une baisse de la pension moyenne des salariés par rapport au salaire moyen des actifs occupés durant la même année. Un graphique du rapport montre une baisse du taux de remplacement des pensions de salariés de 34% environ en 2010 à 31% en 2060 (et de 34% à 29% en cas de réduction de moitié de l’adaptation minimale actuelle au bien-être de 0,25% par an au lieu de 0,5%). Cette réduction s’explique nous semble t-il par plusieurs éléments qui résultent des hypothèses retenues, de la dynamique des pensions et du mode légal de calcul des pensions, et principalement :
Par l’écart entre l’évolution des salaires de 1,5% l’an (supposée égale à celle de la productivité) et le rythme d’adaptation partielle des pensions des salariés au bien-être de 0,5% l’an (suivant les paramètres de l’enveloppe minimale d’adaptation au bien-être prévu par la loi). Même si l’on retire de l’évolution future des salaires permise par la croissance supposée de la productivité, la dérive salariale [1](wage drift) estimée par le Bureau fédéral du plan à 0,5% l’an, il reste un écart de 0,5%.
Par la réduction dans l’ensemble des pensions du nombre de pensions pour lesquelles les salaires gagnés durant les années de 1955 à 1974 ont encore fait l’objet d’une revalorisation pour tenir compte de l’évolution des salaires réels jusqu’à l’année de la retraite. Le coefficient de revalorisation qui était appliqué sur cette période a en effet été supprimé progressivement par la réforme des pensions décidée en 1996.
Par la réduction de la part des pensions de ménage [2] (plus élevées) dans l’ensemble des pensions et l’augmentation de la proportion de pensions d’isolés (plus basses) liée à la hausse du taux d’activité féminin dans le passé.
Par l’augmentation de la population de pensionnés au-delà du plafond [3] en raison d’une élévation du niveau moyen de qualification.
Les deux premiers éléments sont des déterminants majeurs du taux moyen de remplacement et qui résultent des décisions gouvernementales qui ont été prises.
Par contre, d’autres facteurs auront un effet positif partiellement compensatoire sur le taux de remplacement :
la hausse de la durée de carrière moyenne (allongement des carrières de femmes et effets des mesures prises dans le cadre du « Pacte de solidarité entre les générations »), ainsi que les revalorisations significatives de la pension minimale intervenues récemment (davantage de pensionnés devaient en bénéficier dans le futur parmi l’ensemble des pensionnés, en raison de la hausse de la pension minimale et grâce à l’assouplissement des conditions d’octroi) et l’hypothèse d’une revalorisation de 1% l’an (suivant les paramètres de l’enveloppe minimale légale des adaptations au bien-être).
une adaptation de 1,25% par an des plafonds (suivant les paramètres de l’enveloppe minimale) ;
Si le faible taux de remplacement est déjà un incitant au développement des pensions complémentaires, deux facteurs récents apportent de l’eau au moulin de la privatisation larvée.
Ce sont les perspectives budgétaires actuelles attribuables partiellement à la crise et surtout l’impression d’inconstance des responsables politiques qui n’ont pas respecté la trajectoire budgétaire de constitution des surplus primaires que les gouvernements se sont eux-mêmes assignés. L’incertitude politique concurrence ainsi l’incertitude de rendement des pensions complémentaires. Pour l’heure, celle-ci dépend de la fragilité des institutions financières, liée aux actifs douteux et aux effets possibles des déséquilibres mondiaux entre des zones en surplus et des zones dont la croissance est portée par leur endettement (en premier chef les Etats-Unis). Une partie des observateurs estiment en effet qu’une crise de confiance dans la valeur du dollar pourrait survenir et générer une nouvelle crise financière. D’où l’importance de restaurer la confiance dans la politique budgétaire face au vieillissement. D’autant que le développement des pensions complémentaires est porteur d’inégalités croissantes entre pensionnés, dès lors que l’Etat a peu de prise sur les écarts de couverture privée entre secteurs, entreprises et travailleurs (2ème pilier) et entre épargnants/assurés (3ème pilier). Et que ces pensions complémentaires occasionnent des dépenses croissantes en moindres contributions fiscales et sociales. Autant de dépenses (para)fiscales payées par tous les contribuables mais bénéficiant essentiellement à un cinquième de la population qui souvent cumule d’autres déductions fiscales.
La crise budgétaire appelle à faire de justes économies en ces matières. Et sans doute à opérer d’autres réformes fiscales pour refinancer la protection sociale pour justement ralentir et si possible éviter la baisse du taux de remplacement des revenus sociaux et des pensions en particulier. Une autre solution est d’élargir le gâteau par la création de « plus de richesses », c’est-à-dire par la hausse de la productivité et du progrès technique qui résulteront des efforts de recherche et d’innovation et d’un meilleur niveau moyen d’éducation et de qualification, ainsi que par le prix moyen dès lors plus élevé que nous ferions payer au reste du monde pour des produits d’exportation provisoirement inégalés.
L’échange inégal est donc aussi source de richesse…Quant à l’allongement des carrières, il peut réduire le coût des pensions mais a peu d’effet sur la création de richesse à partir du moment où le taux d’emploi n’augmente guère. Il a surtout beaucoup d’effets néfastes si d’autres politiques ne sont pas prises en parallèle comme par exemple améliorer les conditions d’emploi et de travail et augmenter les possibilités de réduction du temps de travail et de pauses carrière.
Lorsque l’allongement des carrières sert à affaiblir les travailleurs
Sous ses dehors de solution logique et responsable, qui font y adhérer même des gens de gauche, l’allongement des carrières comporte le risque d’une offensive plus générale contre les travailleurs dans le cadre d’une concurrence mondialisée. L’idée selon laquelle l’allongement des carrières peut avoir une influence positive sur le taux d’emploi à moyen terme n’est pas seulement basée sur le postulat d’une flexibilité des salaires à la baisse qui pourrait être accentuée par des réformes libérales du marché du travail. Ces réformes peuvent aussi accentuer la flexibilité contractuelle (intérim, CDD, filialisation d’activités) et la flexibilité du temps de travail, de façon à accroître le seuil de rentabilité d’emplois potentiels. De telles réformes peuvent se combiner avec une détérioration des conditions moyennes d’emploi et de travail, permise par la simple perspective du maintien d’un taux de chômage important et donc de la faible probabilité de retrouver du travail. Une perspective entretenue par l’annonce de l’allongement des carrières et, soit dit en passant, par une immigration économique des plus rentable pour les employeurs, tantôt quasi pilotée (fonctions critiques), tantôt tolérée par le manque de contrôle du travail au noir.
Car l’allongement des carrières réduira, même si ce n’est pas dans une exacte proportion, les postes disponibles pour ceux qui recherchent du travail, et limitera le rythme de baisse du chômage de façon que les salariés modèrent non seulement leurs revendications salariales mais aussi leurs aspirations et leurs actions pour de meilleures conditions de travail.
L’allongement des carrières ne sera pas effective ni la même pour tous. Les prépensions connaîtrons probablement un recul sélectif plutôt que généralisé. Ceux qui occupent les fonctions moins rentables seront de toute façon licenciés ou prépensionnés avant 60 ans par convention sectorielle ou d’entreprise. Mais ceux dont le remplacement s’avère à la fois nécessaire et coûteux en formation (y compris sur le tas) seront incités à poursuivre leur activité. L’économie, et dès lors l’emploi, pourraient s’en porter mieux puisqu’on garderait, à moindre coût pour l’entreprise et pour la collectivité, ceux qui peuvent en renforcer encore quelque temps la compétitivité et la productivité. Mais ce dernier impact est probablement surévalué.
Par ailleurs, les pourfendeurs des systèmes de prépension estiment qu’ils n’ont pas pour vertu effective de « laisser la place aux jeunes » même si l’employeur est le plus souvent légalement tenu de remplacer un prépensionné. Leurs arguments sont au moins en partie douteux. D’une part ils se basent sur l’impact des prépensions dans le passé. Or, les prépensions n’ont pas eu l’effet escompté sur l’emploi des jeunes parce que durant les années 75 à 95, de nombreuses dérogations à l’obligation d’embauche compensatoire ont été octroyées pour cause de restructuration ou d’entreprise en difficulté. Quant à l’argument selon lequel il y a des pays (scandinaves) qui connaissent un haut taux d’emploi des travailleurs de plus de 50 ans, et qui pourtant ont un fort taux d’emploi, et notamment parmi les jeunes, il laisse croire que ceci explique cela, alors que l’analyse comparative de l’ensemble des politiques économiques et sociales de ces pays pourrait donner des clés d’explication autrement majeures de leurs performances économiques et d’emploi. Comment peut-on réduire la santé économique d’un pays à un faible recours aux préretraites ?
En somme, l’allongement des carrières est aussi un moyen d’affaiblir les travailleurs par le maintien du chômage massif. C’est une raison de s’y opposer. Mais par contre, une compensation sous forme de congés divers répondant aux besoins variables des personnes et des familles et des droits accrus de réduction du temps de travail en fonction de l’âge, pourraient à la fois ne pas réduire le flux de postes à pourvoir (d’offres d’emploi) tout en ouvrant la voie à davantage de contenus de négociations sociales orientés vers la qualité de vie des travailleurs et qui rendrait plus acceptable et viable la prolongation de la carrière pour une partie d’entre eux. Encore faut-il qu’en contrepartie d’un allongement des carrières qui réduise le coût moyen des remplacements en formation et en baisse temporaire de rendement, le patronat accepte à tous les niveaux de la concertation d’opérer ce virage important vers les revendications qualitatives. Des progrès observés à cet égard devraient conditionner l’acceptation d’un allongement progressif des carrières effectives de travail.
Nonobstant ces arguments, qu’on soit pour ou contre, allonger les carrières pour financer des pensions inchangées, se traduit par un avantage comptable pour le régime de pensions, qu’il ne faut toutefois pas surestimer. Favoriser le report de la pension (à partir de 60 ans) des travailleurs occupés se traduit par une amélioration de leur pension qui au total coûtera en moyenne moins que les années de pension économisées par le système. Une année de travail étant comptabilisée pour 1/45ième mais une année de pension de moins à payer sur 20 années de vie restante. La réduction des prépensions permet d’économiser à court et moyen terme le paiement sans contrepartie en cotisations d’années de prépension « assimilées » (donnant droit à pension sans cotisation). Du côté des coûts de l’opération, le coût correspondant aux années assimilées supplémentaires de chômage, principalement de jeunes, outre qu’il est probablement inférieur (moindres salaires et partie des demandeurs d’emplois sans allocations) est reporté dans le temps au moment de la retraite de ces actuels chômeurs. Par ailleurs, les allocations de chômage des jeunes sont en moyenne inférieures à celles des prépensionnés. Tabler sur une hausse induite importante du taux d’emploi est irréaliste sans une nette détérioration des conditions salariales, d’emploi et de travail, qui pourraient résulter d’un chômage accru par l’allongement des carrières et de réformes structurelles libérales.
Financer le vieillissement par les cotisations sociales ?
Un financement par les cotisations patronales revient à augmenter le coût salarial. Mis à part le succès d’une stratégie de rééquilibrage des revenus primaires « travail/capital » en faveur du travail, conduisant à pouvoir réduire les dividendes versés aux actionnaires, cela nuirait à la compétitivité. L’alternative serait alors de financer tout ou partie du coût budgétaire du vieillissement par l’impôt sur les revenus des personnes physiques ou par l’augmentation des cotisations personnelles du travailleur, réduisant son salaire « poche ». Le prix à payer pour maintenir le système actuel de sécurité sociale. Un prix élevé : entre 30% et 40% environ des hausses salariales brutes hors index pourraient devoir y être consacrés suivant les hypothèses de hausse de productivité et selon un calcul sommaire. Les cotisations personnelles passeraient de 13,07% à entre 20 et 23% du salaire brut d’ici 2030[[Pour un coût à compenser de 5,8% du PIB entre 2008 et 2030 d’après le rapport 2009 du CEV, et en supposant que les salaires avant impôts et transferts représentent 50% du PIB, cela donne 0,51 % de la masse salariale par an cumulativement, soit entre 29,4% et 41% des hausses salariales brutes hors index devaient y être consacrées suivant les hypothèses de hausse de productivité et donc de hausse du salaire réel (1,75% ou 1,25% l’an). D’ici 2030, les cotisations personnelles (de 13,07%) auraient dû être augmentées de 56% à 78% (pour atteindre de 20,37 à 23,29%) (calculs propres simplifiés, par exemple sans tenir compte des exonérations de bonus à l’emploi = cotisations personnelles pour les bas salaires)
Toutefois, les cotisations sont moins redistributives que l’impôt sur le revenu car le taux ne varie pas suivant le salaire, sans parler de la progressivité de l’IPP liée à la base exonérée par rapport à l’exonération des salaires ne dépassant pas le salaire minimum interprofessionnel pour les cotisations personnelles (bonus à l’emploi).
Néanmoins, l’impôt sur les personnes physiques ne touche que les ménages. Par contre une CSG (cotisation sociale généralisée) pourrait également faire contribuer les profits des entreprises sur base de leur valeur ajoutée non salariale. Les branches et entreprises intensives en capital (machines, robots, informatique) et moins intensives en travail (en emplois) contribueraient donc davantage.
Quant à la stratégie d’une offensive coordonnée du mouvement social pour un rééquilibrage de la répartition primaire des revenus, il correspond bien à l’idée qu’il faut saisir l’opportunité de la crise qui abaisse les dividendes versés aux actionnaires pour changer la norme implicite de référence pour le rendement des actions. Mais ce changement ne peut venir que d’une résistance accrue lors des négociations salariales pourvu que les syndicats européens au minimum s’accordent sur cette résistance en dépit des menaces de délocalisation intra-européenne (UE) et extra-européenne. Or le chantage à l’emploi et aux délocalisations ne sera crédible qui si la menace est exécutée ici et là. La troisième option est mobilisatrice mais la stratégie risque d’être modifiée aux moindres menaces sérieuses. Il serait utile d’entendre des experts et dirigeants de la CES au sujet de cette stratégie. Est-il possible d’agir de concert malgré la diversité des syndicats en Europe et surtout la variabilité de leur poids suivant les pays dans la négociation collective ?