Coup de pouce européen à Amazon & Cie. TVA allégée pour une culture allégée. Made in USA.
Le beurre n’est pas de la margarine. Bien que tous deux : tartinables.
Une chemise en synthétique n’est pas une chemise en coton. Même s’il y a un fort air de ressemblance. La première est plus facile à laver mais, quand il fait chaud, elle colle désagréablement à la peau.
La ramassette quant à elle pose un peu problème. Désaccord diplomatique sur le parlé correct. Ramassette est un belgicisme. En France, c’est flottant : on dit pelle à balai, ramasse-poussière... Dans le Jura, en Suisse, il paraît qu’on l’appelle « ordurière », un mot bien joli témoignant de la créativité de la langue populaire. Mais peu importe, soyons sérieux : ce petit outil ménager, donc, existe en métal, il existe aussi en plastique. Si par maladresse on marche sur le second, il se casse ou se fendille, ce qui oblige de le scotcher (ou le jeter, en acheter un nouveau). Le premier, non, il ne casse pas. Conclusion : on peut leur donner une forme quasi identique, métal et plastique n’ont absolument rien en commun. En logique formelle, cela peut s’exprimer A ≠ B.
Vous me suivez jusque-là ? Car cela vaut aussi pour le livre. Un livre n’est pas une « e-pub » (un des nombreux noms donnés au livre sous forme numérisée à lire sur écran). L’un n’a rien à voir avec l’autre. Le livre a une odeur, une forme et un aspect à chaque fois distincts, il comporte des marges où porter des notes au crayon, il peut être dédicacé, feuilleté, catalogué, rangé, prêté, lancé à la tête du chat (avec douceur) et bien d’autres « applications ». L’autre, non. C’est juste un écran, une « fanfreluche technoïde » selon le bon mot du philosophe Ernst Bloch. Et pourtant...
Support, j’ai une gueule de support, moi ?
Une des ritournelles du vocabulaire politiquement correct, dictée en haut lieu, tient désormais les deux marchandises pour équivalentes. Dans le rapport « Plan lecture » que l’ ex-ministre de l’Éducation Joëlle Milquet a fait sien en octobre 2015, c’est avec insistance que le livre s’y trouve détrôné au profit de, ouvrez les guillemets, une « valorisation d’un support, qu’il soit imprimé ou numérique ».
La novlangue se porte bien, merci. Au livre s’est substitué le « support ». Ne dites pas, chez le libraire : « Avez-vous rentré quelques bons livres ? », mais « Quoi de neuf parmi vos supports ? » On pourrait en sourire si la ritournelle n’était pas envahissante. Et portant à conséquences.
Car ce « quel-que-soit-son-support » est politique autant qu’économique comme il ressort du projet de la Commission européenne, rendu public en octobre 2016, de permettre à tous les États membres d’aligner (à la baisse) le taux de TVA appliqué aux e-pubs en le calquant sur celui du livre. Cela fera une sacrée différence. En Belgique, c’est 6% sur le livre et 21% sur l’e-pub. En Allemagne, c’est 7 et 19% respectivement. En Irlande, c’est... zéro et 23%. On y reviendra.
Il y a là comme un mystère. Qu’est-ce qui pousse en haut lieu à avantager les succédanés électroniques du livre [1] ? L’inculture ? La bêtise ? La corruption, au sens premier du terme : l’immoralité ? Voire, encore, un agenda secret ?
Bizarre, bizarre...
Le mystère est un triplé. Pourquoi en effet investir dans une marchandise marginale en perte de vitesse et de plus en plus boudée. Aux États-Unis, où les ventes de livres numériques ont été (très relativement) les plus fortes jusqu’ici, ce sont les livres papier qui grimpent dans les ventes pour la troisième année consécutive en 2016, le format numérique accusant un recul de 16% l’an dernier [2]. Le phénomène a déjà suscité le concept de « fatigue digitale » là-bas. Pour mémoire, le livre-écran, c’est 0,9% des ventes totales en Allemagne, et 0,5% en France [3]. Commercialement : tout sauf un « créneau » porteur. Et de un.
Promouvoir la lecture sur écran, ensuite, c’est pour le « décideur » politique contribuer à la détérioration de la balance commerciale et de l’emploi. Les achats en ligne, se lamentait voici peu Comeos, la fédération belge du commerce, se font à hauteur de 42% à l’étranger, soit l’équivalent d’une perte de 8.000 emplois selon Comeos [4]. Cette dernière, sans rire, invitant dès lors le gouvernement à rendre le secteur plus concurrentiel et, donc, « permettre plus largement le travail de nuit, améliorer la flexibilité dans l’organisation du travail et abaisser le coût salarial ». Pour le dire autrement, « booster » le commerce en ligne suppose de « uberiser » les travailleurs. Et de deux.
Enfin, c’est non seulement donner un coup de pouce à des opérateurs étrangers mais encore renforcer le quasi-monopole des géants états-uniens qui dominent le marché (en s’adonnant à l’évasion fiscale). On a évidemment nommé Amazon, figure du « trust » Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Amazon est le numéro un dans le classement des dix opérateurs les plus sollicités pour les achats en ligne en Belgique [5]. Idem dans le secteur du livre sur écran : Amazon reste « le site privilégié pour l’achat de »livres« numériques (67 % en 2016 contre 61 % en 2015) » note l’Association des éditeurs belges dans sa brochure sur les chiffres clés du secteur du livre [6]. Amazon, on ne va pas raconter ici. Conditions de travail sub-humaines dans ses entrepôts. Évasion fiscale via son siège européen au Luxembourg. Concurrence déloyale par sa pratique de prix. Etc.
Gagnants et perdants
Jamais trois sans quatre. Le mystère s’épaissit lorsqu’on sait que le secteur de la librairie, représenté par le syndicat des libraires francophones de Belgique (SLFB) ainsi qu’au Conseil du livre de la Communauté française, est plutôt favorable à l’e-pub et, partant, à l’incitant fiscal que représenterait la baisse de TVA promue par la Commission européenne. Mystérieux, oui, parce que les deux grands perdants dans la filière de l’e-pub sont, d’une part, l’imprimeur (ce qui va de soi : rien à imprimer) et, d’autre part, le libraire, dont la part lui revenant dans la vente de chaque livre chute considérablement dans le format numérique [7]. Se déclarer favorable à une baisse de la TVA sur ce format ressemble un peu, pour les libraires, à un hara-kiri.
Et à une mesure qui s’apparente à la mise en place d’un scénario de concurrence déloyale. D’évidence, en effet, le différentiel de TVA entre le livre traditionnel et l’e-pub, dont les coûts de production sont nettement inférieurs (et souvent intégrés dans ceux de la version papier), a l’avantage de rétablir quelque peu l’équilibre entre les deux. Ce différentiel est, à l’heure actuelle, fort marqué dans un grand nombre de pays. Les données recueillies par les fédérations des éditeurs, l’européenne et l’internationale [8], méritent à cet égard le coup d’œil. D’un sondage auprès de 103 pays, ce en appui d’une revendication d’un taux zéro sur le livre (quel qu’en soit le « support », il est vrai), il ressort, primo, que le taux zéro est loin d’être rare et, secundo, qu’un assez grand nombre de pays applique un différentiel très favorable au livre papier.
Tableau 1
Sur un plan global, il est frappant de constater qu’une majorité des pays dits du Sud pratiquent une politique fiscale encourageant la lecture. No comment.
Le second tableau est, pour nos petites « affaires européennes », plus croustillant. C’est que, on le verra, c’est dans l’Union européenne que règnent les plus fortes disparités et que l’éventuel alignement des taux de TVA risque de chambouler la donne pour... quasi tous les États membres, à des degrés très divers, certes.
Tableau 2 (Pays de l’UE en gras)
Hormis les quatre pays hors Union européenne (dont la Norvège, tout de même), il y en a 22 qui, actuellement, « corrigent » l’avantage concurrentiel du livre numérique en l’imposant nettement plus. Les écarts sont parfois, on le voit, conséquents. En Grande-Bretagne et en Irlande, zéro pour le livre papier et plus de 20% pour l’e-pub. Et, partout, un écart allant de 9 à 23%. Partout sauf en France et au Luxembourg, non repris au tableau et pour cause.
Amazon rafle la mise
Ce sont ces deux pays, en effet, qui ont depuis 2012 aligné le taux de TVA sur l’e-pub sur celui du livre papier, 5,5% en France et 3% au Luxembourg où - on n’y verra pas un hasard - Amazon a son siège d’optimisation fiscale européen. Et c’est en raison du choix fait par ces deux pays, enfreignant la législation européenne sur la TVA et dès lors condamnés en mars 2015 par la Cour de justice européenne [9], que la Commission a décidé d’y remédier en... légalisant ce qui jusque-là était interdit. À la suite d’un lobbying d’enfer, on s’en doute.
On en est là. Le 1er décembre 2016, la Commission européenne a donné son feu vert au dit projet de réforme de la TVA, laquelle réclame, pour être approuvée, l’unanimité des 28 États membres. Sachant qu’elle a l’appui des locomotives allemande et française (Italie et Pologne jouant aux auxiliaires enthousiastes), la probabilité joue en faveur des puissants. Une catastrophe pour la culture ? Sans doute pas, elle en a vu d’autres [10].
Mais c’est, en tout état de cause, un cadeau fabuleux fait à Amazon et Cie. Et une bien singulière manière, chez les autorités publiques, d’envisager la défense du livre [11]. Emmanuel Requette, rencontré dans sa librairie Ptyx à Bruxelles (qui ne fait pas dans le numérique, pas plus que son distributeur Les Belles Lettres ni aucun affilié de ce réseau-là), estime pour sa part que le discours officiel sur la transition numérique « est en décalage complet avec la réalité. » Les faits ne lui donnent pas tort, on l’a vu. Seul compte pour lui le bon livre, c’est le message qu’il aimerait entendre, mais sans trop y croire : « On peut se poser la question. Y a-t-il une politique culturelle du livre en Belgique francophone ? ». Là, cependant, on sort de l’économie. Il ne faut jamais sortir de l’économie si on veut comprendre.