Walmart annonçait récemment sa volonté de développer ses activités en Inde. Une trentaine de magasins viendront s’ajouter aux 21 déjà existants d’ici 2020. Le pôle consacré au commerce en ligne et à la gestion logistique des chaines d’approvisionnement de Bengaluru devrait également croître dans les années à venir, témoignant de la stratégie du groupe d’étendre encore ses activités internationales, et d’externaliser certaines fonctions dans des pays à faible coût de la main d’œuvre. L’Observatoire critique des entreprises, Mirador, revient sur l’histoire de ce géant de la grande distribution.

Wal-Mart est l’une des plus grandes entreprises au monde. Elle était la première, en termes de chiffre d’affaires, au classement Forbes (devant 5 entreprises du secteur pétrolier) en 2013. Elle est le premier employeur privé au monde (avec 2,2 millions d’employés) et dans la plupart des pays où elle officie. Environ 20 millions de clients franchissent le seuil d’une des enseignes du groupe chaque jour. Quatre des héritiers de la famille Walton font partie des 15 plus grandes fortunes au monde… Mais Walmart est également la seule grande entreprise nord-américaine dans laquelle aucun syndicat n’a pour l’instant réussi à s’implanter, l’acteur de la grande distribution qui propose les salaires et les avantages les plus bas à ses employés ou encore le cauchemar de nombreux fournisseurs et sous-traitants contraints de s’aligner sur les tarifs dictés par la firme. Voyons comment cette entreprise familiale a su se hisser au rang de première entreprise du monde.

De la ruralité aux marchés boursiers

Sam Walton, un diplômé de l’université du Missouri débute sa carrière au sein de l’entreprise J.C.Penney, une chaîne de grands magasins américaine. Il ouvre un commerce sous franchise de l’enseigne « Ben Franklin » dans l’Arkansas après la guerre, à Bentonville. En 1950, il perd son bail et ouvre un autre magasin toujours dans l’Arkansas, un État rural du sud des États-Unis. À la fin de la décennie, accompagné de son frère J.L., il possède déjà 9 lieux de vente franchisés. Nous sommes alors à l’époque de la démocratisation de la voiture individuelle, des équipements électroménagers et plus généralement du développement de la consommation de masse.

Parallèlement, Sam Walton lance sa propre marque, Walmart, en 1962, la même année que plusieurs autres enseignes qui compteront parmi les plus importantes du secteur de la distribution aux États-Unis (K-Mart, Target et Woolco).

Walton fait le pari que ses magasins trouveront leur clientèle dans les petites villes en zones rurales (de 5.000 à 25.000 habitants). Dès le départ, l’entrepreneur mise sur des méthodes ayant déjà cours chez ses prédécesseurs : une large variété de produits, un système de prix fixe, des stocks tournants rapidement, des frais généraux (frais d’électricité, de logement, d’entretien, de chauffage, de communication…) et une marge peu élevée (faible marge, le profit étant réalisé sur les volumes vendus) [1]. Ceci n’étant rendu possible que par l’achat de grandes quantités auprès des fournisseurs.

La multiplication du nombre de magasins se poursuit pendant les années 1960. Walton en possède 24 à la fin de la décennie, principalement localisés dans l’Arkansas. Dès 1968, l’entreprise s’étend à d’autres États voisins et au milieu de la décennie 1970, Walmart est présent dans 8 États du Mid-South [2], dans des villages et petites villes souvent délaissés par les acteurs de la distribution de l’époque, qui concentrent leurs efforts sur les métropoles et les plus grands ensembles urbains. Cette stratégie permet dès le départ à Walmart d’évoluer à l’abri de la concurrence.

Bentonville, le chef-lieu de l’enseigne Walmart demeure le lieu où sont localisés les entrepôts de la firme qui peut facilement approvisionner les magasins du groupe. Cette image rurale, proche des valeurs protestantes rigoristes de l’Amérique profonde, « faite de travail, de réalisation de sa vie personnelle par la libre entreprise » sera sans cesse cultivée par Walton. Comme le précise René-Paul Desse, « le thème de la rédemption, grâce à l’entreprise, revient très souvent. Walmart n’existe pas par hasard, mais pour permettre aux consommateurs d’économiser pour qu’ils puissent vivre une vie meilleure ; aux employés de se réaliser au service de l’entreprise » [3].

À la fin des années 1960, les frères Walton possédaient toujours 15 magasins franchisés de l’enseigne Ben Franklin. Ces franchises seront intégrées à Walmart en 1969. L’entreprise entre en bourse en 1970 et intègre le New York Stock Exchange en 1972.

Les magasins Walmart se multiplient, à la manière d’une tache d’huile, avec toujours pour centre de gravité le siège de Bentonville. De nouvelles bases logistiques régionales se développent en parallèle de l’expansion dans les différents États. Walmart s’implante dans des villes de plus grande taille (Saint-Louis, Houston, Oklahoma City…), notamment dans les nouveaux quartiers périphériques. L’arrivée dans des villes de plus grande dimension – où la concurrence est déjà implantée – oblige Walmart à intensifier sa stratégie basée sur le discount, les bas prix et les bas salaires afin de se différencier.

Acquisitions, importations, logistique et antisyndicalisme

La première acquisition d’importance de l’entreprise a lieu en 1977, avec l’achat de 16 magasins Mohr-Value Shoe Company. En 1979, il existe près de 280 magasins Walmart dans 11 États. Les ventes passent de 44 millions $ en 1970 à 1,25 milliard $ en 1979. La croissance de l’entreprise se poursuit dans les années 1980, profitant du contexte favorable lié à l’immense marché américain (220 millions de consommateurs à cette époque), de réglementations pour l’implantation des magasins quasi inexistantes et d’une législation sur la protection du travail à l’avantage des entreprises.

Le groupe s’implante progressivement dans le nord du pays durant cette décennie. Walmart décide de développer un nouveau type d’enseigne, les Sam’s Club. Le premier Sam’s Club ouvre ses portes en 1983 et permet par son format une expansion dans des villes de plus grande taille. Il s’agit de magasins-entrepôts discount de plus de 100.000 mètres carrés en libre-service et proposant une formule de club : les clients doivent posséder une carte de membre pour effectuer leurs achats. Les coûts liés à la mise en rayon et au marketing y sont réduits au maximum et les marchandises vendues en grande quantité [4]. En 1987, Walmart fait l’acquisition de 18 Supersaver Whole Sale club qui deviennent des Sam’s Club.

À la fin de la décennie 1980, Walmart décide d’adopter un concept déjà développé par la grande distribution européenne, celui des « Supercenters » - hypermarchés - regroupant toutes les marchandises possibles sous le même toit. Walmart n’aura donc pas révolutionné les modèles commerciaux ni développé de nouveaux concepts de magasins. Le tour de force a plutôt été de reprendre à son compte les modèles des concurrents et de les adapter avec une efficacité étonnante. Mais ce n’est pas via les modèles de vente que ce géant de la distribution va se démarquer, mais par son organisation logistique et par la pression exercée sur les salariés et les fournisseurs.

Le « modèle Walmart »

Concernant la logistique, Walmart s’équipe dans les années 1980 du plus important système de communication par satellite privé. Le développement d’un tel système permet à la firme de suivre en temps réel ses ventes, la position de ses marchandises et des camions de livraison ou encore l’état de ses stocks ; le tout depuis la centrale informatique de Bentonville. La gestion des températures des magasins ou le temps de pause des caissières iront même jusqu’à être centralisés dans l’Arkansas. Walmart sera également pionnier dans l’utilisation des codes-barres, lui permettant de suivre plus précisément les achats et les choix des consommateurs et donc de réaliser des économies dans la gestion de ses stocks et de ses approvisionnements. Le système Retail link, une banque de données servant à la gestion logistique, est partagé avec les fournisseurs qui peuvent dans certains cas se charger eux-mêmes de la gestion des stocks et de passer de nouvelles commandes. Walmart se place à la pointe des nouvelles innovations en matière de collecte de données avec la mise en place de caddies connectés ou de service de scanning via téléphone mobile. La récolte de ces précieuses données permet à l’entreprise de mieux connaitre les préférences de ses clients, les modes de consommation de ceux-ci et toute une série d’informations lui permettant de gérer ses approvisionnements plus efficacement et d’anticiper les désirs de ses clients.

Quant à la relation salariale, le tableau n’est pas flatteur. Les mauvaises conditions de travail, la rotation importante des effectifs et les bas salaires sont souvent mis en avant lorsqu’il s’agit d’évoquer les ressources humaines chez Walmart. Le taux de syndicalisation des employés en Amérique du Nord est au plus bas. Aux États-Unis, seuls 10,8% des salariés sont syndiqués, 7% en ne tenant compte que du secteur privé [5]. Concernant Walmart, aucun salarié n’est syndiqué sur le sol américain. Les lois en vigueur dans le pays donnent en effet la possibilité pour les employeurs d’organiser « des séances de formation de diffuser des vidéos [6] et d’utiliser d’autres moyens pour endoctriner ses salariés avec l’idée selon laquelle les syndicats sont mauvais pour eux et pour l’entreprise » [7] comme le révélait un rapport de Human Right Watch en 2007. La loi sur les faillites permet à une entreprise de se réorganiser et de remettre en cause les accords passés avec les syndicats. Walmart sera par ailleurs une des premières entreprises à recourir à des cabinets de conseil pour prévenir la formation de syndicats. L’entreprise dispose également d’une « boite à outils » pour résister à l’implantation des syndicats. Si la demande de syndicalisation de la part des salariés approche du seuil des 30% (à partir duquel l’entreprise est contrainte d’organiser une élection syndicale), l’entreprise va tout simplement embaucher massivement pour faire descendre ce taux à 20% [8]. De même, une ligne téléphonique a été mise en place pour que le management des magasins puisse au plus vite prévenir le siège de tout risque d’implantation d’un syndicat. Le cas échéant, un avion privé est affrété et un cadre se déplace spécialement de Bentonville pour mettre en place une « pédagogie » à l’attention des salariés sur les méfaits des syndicats.

Les rapports avec les sous-traitants et fournisseurs ne sont pas au beau fixe non plus. Si Walmart est un client important pour de nombreuses entreprises, celles-ci sont souvent contraintes de diminuer leurs coûts pour répondre aux exigences du distributeur. Ce type de pratique est courant dans les relations distributeurs- fournisseurs et a déjà souvent été dénoncé. La spécificité concerne ici l’ampleur et la teneur des pratiques du groupe. Quand Walmart ne demande pas à ses fournisseurs de s’installer en Chine pour réduire leurs coûts [9], ce sont des cas de travaux forcés [10], ou d’immixtion dans la comptabilité et la gestion des sous-traitants qui ont déjà été relevés.

L’approvisionnement auprès de plus de 60.000 fournisseurs étrangers (dans 22 pays dont une part importante en Chine) proposant des produits à bas coûts, bien souvent fabriqués dans des conditions de travail et de rémunération déplorables, débute dès la fin des années 1970 et le début des années 1980.
En 1985 est lancée la campagne « Buy American », au cours de laquelle Walmart tentera de redorer son image, en invitant d’autres marques à « acheter américain » afin de procurer du travail aux producteurs nationaux. La baisse des importations de produits étrangers par Walmart ne sera finalement que de 5% entre 1985 et 1989. Pourtant Walmart achète toujours à cette époque entre 25 et 30 pour cent de produits à l’étranger, soit le double de K-Mart, son premier concurrent [11].

La campagne « Buy American » prend fin en 1993 suite à un reportage diffusé sur la chaîne américaine NBC à propos du travail des enfants au Bangladesh. Le reportage fera scandale, révélant que des enfants travaillant pour 0.05$ de l’heure fabriquaient des produits vendus sur les étalages du géant américain, mais aussi que des marchandises fabriquées hors des États-Unis pouvaient porter le logo « made in USA » ; trompant ainsi le consommateur.

Les critiques sur les pratiques d’achat de Walmart perdurent. En 1987, 100.000 revendeurs indépendants se réunissent pour une campagne anti Walmart, clamant que ce dernier pratique une concurrence déloyale. L’exemple de l’Iowa illustre assez bien les conséquences de l’implantation de l’enseigne dans les zones rurales. Entre le milieu des années1980 - depuis que la firme s’est installée dans l’Iowa - et 2006, la moitié des épiceries de l’État, 45% des quincailleries et 70% des confectionneurs pour hommes ont dû fermer boutique, ne pouvant résister à la concurrence de Walmart [12]. Afin de redorer quelque peu son blason, l’entreprise multiplie les dons et actions caritatives à destination des communautés locales.

Libre échange et premiers pas à l’étranger

L’accélération des importations à bas couts en provenance des sweatshops [13] d’Asie s’intensifie au début des années 1990 avec le développement d’infrastructures de transport toujours plus importantes. Ce sont plus de 230.000 conteneurs EVP (équivalent vingt pieds) qui traversent l’océan Pacifique chaque année pour approvisionner les consommateurs nord-américains de Walmart ! Au début de la décennie, le bureau pour les achats en Asie du Sud-est s’installe à Shenzen, près de Canton. Ce sera au tour de la centrale d’achat internationale du groupe en 2002. Dans le courant des années 2000, Walmart importait à elle seule plus de marchandises en provenance de Chine que la Grande-Bretagne ou la Russie.

En 1990, Walmart devient le premier distributeur sur le sol américain en termes de chiffre d’affaires, dépassant tous ses concurrents. Les acquisitions se poursuivent dans les années qui suivent : Western Merchandise Inc, un fournisseur de produits culturels (livre, musique, films..), puis McLane Company, un distributeur basé au Texas passe sous la coupe de Walmart au début des années 1990. Puis c’est au tour de Sam’s Club et Wholesale Club Inc. de fusionner ; ajoutant 28 nouveaux magasins au groupe. En 1993, 91 Pace Membership Warehouse club de K-Mart, un concurrent, sont achetés pour 830.5 millions de dollars et prennent le nom de Sam’s club.

De nouveaux magasins ouvrent leur porte à cette époque à un rythme soutenu (1720 Walmart et 208 Sam’s club en 1992 par exemple). L’entreprise décide de ne plus axer sa stratégie uniquement sur les zones rurales, mais de partir à l’assaut des grandes villes du pays.

Walmart développe aussi de nouvelles marques en 1991, comme Sam’s American choice (spécialisé boissons, soda, jus de fruits). Cela traduit la volonté de proposer des produits (de marque distributeur) équivalents à ceux des grandes marques, mais à des prix moindres.

L’expansion à l’étranger débute assez tardivement pour Walmart en comparaison avec d’autres acteurs de la distribution dans le monde. La taille du marché américain et les niveaux de consommation dans le pays peuvent largement expliquer le développement international plus tardif du groupe qui n’a pas eu besoin de s’exporter jusque-là pour trouver des relais de croissance.

En 1991, c’est donc au Mexique que Walmart fait ses premiers pas à l’international par l’entremise d’une joint-venture avec Cifra, le premier distributeur du pays. Cette implantation anticipe la mise en œuvre de l’ALENA (l’accord de libre-échange nord-américain) qui unifiera les marchés mexicains, états-uniens et canadiens dès 1994.

La signature de nombreux accords bilatéraux concernant le libre-échange et la sécurisation des investissements américains sera un facteur qui incitera au développement à l’étranger de Walmart. Mais l’inverse est également valable. Walmart contribuera régulièrement au financement de campagnes électorales de figures politiques soucieuses de faire progresser le libre-échange.

Républicains comme Démocrates ne seront pas en reste. Le président George Bush (père) remettra la médaille présidentielle de la liberté (la plus importante décoration civile aux États-Unis) à Sam Walton en 1992, et déclarera, paraphrasant la formule de Charles Wilson [14] : « le succès de Walmart est le succès de l’Amérique ». Bill Clinton qui fut gouverneur de l’Arkansas de 1979 à 1981 puis de 1983 à 1992 avant d’occuper la Maison-Blanche mettra en place les accords de l’ALENA en 1993 suite aux négociations menées par G.Bush. Sa compagne Hillary, quant à elle, participera au conseil d’administration de Walmart de 1986 à 1992. Le distributeur de Bentonville ne manquera pas de rendre la pareille aux Clinton, en apportant des financements pour les deux campagnes présidentielles de Bill puis pour celle d’Hillary en 2008 (investiture à la primaire démocrate qui désignera finalement Barack Obama). Walmart demeure un important contributeur pour les deux principaux partis politiques du pays. (Voir les contributions de Walmart en direction des partis politiques ci-dessous)

Figure 1 : Sommes dépensées en lobbying par Walmart (en mai 2015).


Source : Center for responsive politics (https://www.opensecrets.org/lobby/clientsum.php?id=D000000367&year=2015).

Sam Walton, le fondateur de Walmart décède en 1992. David Glass, déjà CEO depuis 1988 lui succède. Le fils de Walton est nommé président du conseil d’administration.

De géant américain à géant mondial

La croissance des activités ralentit dans les années 1990 au moment où l’on assiste à un début de saturation et que la limite à l’expansion sur le marché intérieur se profile. En réaction, plusieurs centaines de magasins sont vendus entre 1995 et 1998. Les supercenters sont développés aux États-Unis pour l’enseigne Walmart à cette période tandis que l’activité ralentit pour les Sam’s club.

Mais le groupe va choisir une nouvelle stratégie de croissance : l’expansion agressive à l’international. En 1994, 122 magasins Woolco sont acquis au Canada puis des joint-ventures sont mises en place en Argentine, au Brésil et en Chine dans les années qui suivent. Walmart fusionne avec Cifra (Mexique) en 1997 et détient alors 51% de la nouvelle entité qui garde le nom de Cifra et demeure le principal distributeur du pays.

En 1998, Walmart lance un nouveau type de magasins, les Neighborhood Market, des enseignes de proximité. Le groupe fait son entrée en Europe cette même année. 21 magasins Wertkauf en Allemagne passent sous contrôle de la firme de Bentonville pour 880 millions de dollars. L’expérience allemande de Walmart demeurera un échec. L’entreprise, n’ayant pas su s’adapter aux législations (lois sur la concurrence, sur les implantations commerciales, sur les heures d’ouverture des magasins, la flexibilité des horaires de travail…) et à la culture allemande, quittera le pays en 2006, revendant ses magasins à son concurrent Metro.

De 1997 à 1999, Walmart rachète son partenaire minoritaire brésilien, ouvre des magasins à Porto Rico, et en Chine pour la première fois. La tentative d’implantation en Indonésie est un échec. En 1999, Walmart pénètre le marché britannique par le rachat d’ASDA, le deuxième distributeur du pays en termes de part de marché (après Tesco). Comme le précise Desse (2010, p.35), « la décennie Thatcher avait permis de faire évoluer le droit du travail et de baisser les niveaux des salaires britanniques à des niveaux acceptables pour l’entreprise américaine ».

Les méthodes qui prévalaient aux États-Unis seront appliquées à l’étranger : maitrise des coûts – salaires et achat de marchandises – et de la logistique, pression sur les fournisseurs pour faire baisser les prix (pouvant conduire à des exclusions temporaires pendant 1, 2 ans voire définitivement), pression à la délocalisation... Pourtant le slogan de la marque, « Everyday low price », ne s’appliquera pas forcément partout. C’est le cas du Mexique, où les produits peuvent être 5 à 15% plus chers que le commerce informel, et où les conditions de travail des employés – Walmart parle d’ « associés » - ne seront pas meilleures.

Les premiers profits à l’international sont réalisés en 1997. Cette même année, Walmart devient le premier employeur privé aux États-Unis avec 680.000 travailleurs. En 1998, seuls 6 % du chiffre d’affaires de Walmart proviennent de l’étranger.

Deux ans plus tard, Walmart devient le 1er distributeur au monde en termes de chiffre d’affaires, ainsi que le 1er employeur privé de la planète (1.14 million d’employés). Walmart est également le 1er distributeur au Mexique et Canada.

En 2002, Walmart s’implante au Japon, en partenariat avec Seiyu dont 37% sont acquis par l’entreprise américaine. Une part qui augmentera en 2005 avant que Walmart ne devienne propriétaire à 100% de l’enseigne japonaise en 2008.

En 2004 est conclu l’accord de libre-échange entre les États-Unis et les pays d’Amérique centrale (Costa Rica, République dominicaine, Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua) qui exonère 80% des marchandises nord-américaines de droits de douane. Dans la foulée, Walmart acquiert 51% de la Central American Retail Holding Company implanté dans tous les pays de la zone (à l’exception de la République dominicaine). En 2009, Walmart Mexique prend le contrôle (à 68,5%) de cette entité qui sera renommée Walmart de Mexicò y Centroamérica. L’emprise de Walmart sur l’Amérique du Nord et l’Amérique centrale devient alors quasi-complète.

La progression à l’international connait par la suite des hauts et des bas. Walmart se désengage de la Corée du Sud en 2006, après huit années de présence et seulement 4% du marché. E-Mart, le leader coréen rachète les magasins pour 680 millions d’euros.

En 2007, Walmart acquiert le distributeur chinois Trust-mart. Cette opération permet au groupe de s’implanter dans une vingtaine de provinces chinoises et de doubler le nombre de ses magasins en Chine. Quelques années auparavant le groupe avait également tenté d’acquérir Auchan (2003) et Carrefour (2005-2007), deux des plus importants distributeurs français, mais sans succès.

En 2010, Walmart s’implante pour la première fois en Afrique. Le distributeur sud-africain Massmart est acquis à 51% par le géant américain. Cette opération permet à Walmart de prendre pied sur le continent avec les près de 300 magasins que possède Massmart, implantés dans 14 pays [15] (principalement au sud/sud-est de l’Afrique, au Ghana et Nigeria). Cette acquisition dénote la volonté d’obtenir de nouveau relais de croissance sur un continent où les classes moyennes et leur pouvoir d’achat croissent rapidement. Le groupe ouvre par ailleurs son premier magasin en Inde en 2010.

Multiplication des litiges et contestations

La progression dans l’ouverture de magasins ralentit durant les années 2000. Aux États-Unis, les ouvertures de supercenters passent de 250 en moyenne au début de la décennie à 170 en 2007. Les années 2000 voient aussi le nombre de procès intentés à la firme augmenter sensiblement [16] : recours collectif pour discrimination salariale [17] (les femmes qui représentent 72 % des salariés étaient payées entre 5 et 15% de moins que les hommes), violation de la loi sur le temps de pause en Californie, exploitation d’immigrés sans papiers, heures supplémentaires non payées… En 2010, le groupe faisait l’objet de plaintes dans 30 États américains [18] Forbes estimait à 5000 le nombre de poursuites auxquelles le groupe doit faire face chaque année [19].

Les tensions liées à la syndicalisation des salariés demeurent également. La doctrine de l’entreprise est simple et peut être résumée par la déclaration d’une des porte-paroles du groupe : « Notre philosophie est que seuls les employés malheureux voudraient adhérer à un syndicat. Or Walmart fait tout ce qui est en son pouvoir pour leur offrir ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin ». Pourtant, en 2000, à Jacksonville au Texas, plusieurs salariés du rayon boucherie décident de se syndiquer. Le service est rapidement supprimé et les employés remerciés.

En 2003, lorsque la firme décide de s’implanter en Californie, un mouvement de protestation qui durera cinq mois est lancé chez les concurrents du distributeur de l’Arkansas. Ces derniers avaient en effet baissé les salaires de leurs employés par anticipation de l’arrivée de Walmart. Les résistances à l’implantation d’enseignes Walmart ont été plus importantes dans des États du nord ou en Californie où la législation du travail est plus contraignante. À l’inverse, là où la législation ne va guère plus loin que le droit fédéral, Walmart est beaucoup mieux implanté [20] (États du sud et du centre notamment).

En 2005, au Québec, plusieurs magasins seront définitivement fermés suite à la syndicalisation de leurs employés [21]. Le personnel licencié et le syndicat ont déposé un recours pour contester cette décision. Après une première décision de la Cour suprême canadienne en faveur de Walmart en 2009, la cour a finalement tranché pour les salariés lors de l’appel en juin 2014.Walmart a ainsi été condamné à dédommager les 180 employés du magasin de Jonquière, pour avoir violé l’article 59 du Code du travail canadien qui impose un gel des conditions de travail lorsqu’une entreprise est en processus de syndicalisation.

L’entreprise a aussi été contrainte en 2006 d’introduire une représentation syndicale dans ses magasins chinois. Le gouvernement a en effet obligé le distributeur, ainsi que toutes les entreprises à capitaux étrangers à intégrer en son sein des délégations de la All China Federation of Trade Unions (ACTFU), la seule organisation de travailleurs reconnue par le régime. Fin 2007, la quasi-totalité des magasins sur le territoire chinois accueillait une délégation en son sein.

Walmart a également été éclaboussé, au même titre que de nombreuses enseignes de la distribution et de l’habillement, par les incendies successifs qui se sont produits dans l’industrie de l’habillement au Bangladesh [22]. Plusieurs sous-traitants de la firme ont en effet été victimes de ces catastrophes. Walmart a participé aux fonds d’indemnisation des victimes, mais dans des proportions largement insuffisantes [23].

L’enseigne de l’Arkansas a été confrontée à des protestations ces dernières années sur le sol américain. Depuis 2012, la campagne « Making change at Walmart » a connu une ampleur inédite jusque-là. En novembre 2012, lors du Black Friday [24] , la journée de soldes au lendemain de la Thanksgiving, et après plusieurs mois de mobilisations locales, 400 salariés membres de Our Walmart [25] et un millier de militants et activistes syndicaux ont manifesté dans 100 villes et 46 États pour réclamer davantage d’heures de travail (dans une entreprise où la majorité des salariés travaille à temps partiel), des horaires fixes, ou encore une revalorisation de leurs salaires.

En février 2015, Walmart a décidé d’augmenter les salaires de 500.000 de ses employés. Ceux-ci passeront de 7,5 dollars à 9 dollars de l’heure et à 10 dollars en février 2016 [26], soit un peu plus que le salaire minimum fédéral. Rappelons par ailleurs que le salaire minimum américain est bloqué depuis 2009 et est à peine plus élevé que le salaire minimum de 1964 en dollars constants [27]. La multiplication des mouvements de protestations peut bien évidemment être vue comme l’une des causes de ce revirement de la part de Walmart. Les protestations des derniers mois dans les fast foods, le débat grandissant sur la question des inégalités aux États-Unis et la volonté d’améliorer une image déjà largement ternie pour Walmart sont d’autres facteurs explicatifs.

Conclusion

Le groupe est aujourd’hui structuré en trois segments : Les magasins Walmart (Supercenters, discount centers, neighborhood markets) basés aux États-Unis, les magasins de l’enseigne Sam’s Club et les activités à l’international. Le marché américain représente toujours la plus grande part des revenus du groupe.

Walmart qui était une entreprise familiale aura donc réussi à développer son modèle basé sur la maîtrise des coûts et un système logistique à la pointe. En 1980, la firme dépassait le seuil du milliard de dollars de chiffre d’affaire par an, puis un milliard par mois en 1986, et un milliard par jour depuis 2007. Sa stratégie à la base portée sur les petites villes lui aura permis de rester longtemps à l’abri de la concurrence.

Cette ascension fulgurante aurait difficilement pu être réalisée sans une pression constante sur les fournisseurs, sur les conditions de travail des employés du groupe et un antisyndicalisme latent. Le groupe aura également souvent su faire jouer ses relais politiques dans son intérêt, mais également choisir de s’implanter dans des zones où la fiscalité et le droit du travail ne sont pas les plus aboutis.
Finalement, Walmart n’a pas révolutionné les modèles commerciaux préexistants, mais a su les adapter à ses marchés de prédilection. L’image rurale de la firme de l’Arkansas perdure dans la propriété de l’entreprise toujours majoritairement détenue par la famille Walton. Cela contraste désormais avec son statut de poids lourd de la distribution au niveau mondial et de maillon important des chaînes d’approvisionnement mondialisé. Le chiffre d’affaires de l’entreprise est supérieur au PIB du Danemark en 2014 et représente plus que les revenus de ses 4 principaux concurrents réunis. Contrairement à d’autres entreprises de la grande distribution, Walmart n’aura eu qu’un développement tardif à l’international et compte toujours largement sur le marché américain qui représente plus de 70% de ses ventes (là où d’autres grands distributeurs comme Carrefour ou Metro réalisent généralement plus de 50% de leur chiffre d’affaires à l’étranger). Une autre spécificité de Walmart est d’être propriétaire de ses magasins et donc de ne pas recourir au système des franchises.

 


Pour citer cet article :

Romain Gelin, « Walmart à l’assaut du monde », Gresea, juin 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1485


Notes

[1Desse René-Paul, 2010.- Les territoires emboîtés de Walmart, Bulletin de la Société géographique de Liège, volume 55, p. 29-42.

[2Desse (2010), ibid.

[3Ibid, p.31

[5Le Monde, Le déclin inexorable des syndicats américains, 30 avril 2015.

[6Voir : Gresea : Propagande antisyndicale chez Wal-mart (2015), http://www.gresea.be/spip.php?article1379

[7Human Right Watch, « Droits au rabais, Walmart bafoue le droit des travailleurs américains à la liberté syndicale », mai 2007. http://bit.ly/1QckcGl . Rapport complet (en anglais) : http://hrw.org/reports/2007/us0507/

[8Françoise de Bry et François Silva, « Le coût de l’inéthique : le cas de la société de grande distribution Walmart », Management & Avenir 2010/3 (n° 33), p. 346-366. DOI 10.3917/mav.033.0346

[9Voir le documentaire Wal-Mart, le géant de la distribution (États-Unis, 2004, 52 min.), diffusé sur Arte en 2008 : http://bit.ly/1p3VwJG

[11Lichtensten & Strasser (2009), « Wal-Mart, l’entreprise-monde », Ed. Les prairies ordinaires, 122 p.

[12Halimi S., Wal-Mart à l’assaut du monde, Le Monde diplomatique, Janvier 2006.

[13Littéralement, « ateliers de la sueur » ou ateliers de misère

[14« Ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis. » Phrase célèbre que prononça le PDG de General Motors en 1953 pour répondre aux critiques après sa nomination comme secrétaire d’État à la défense par le président Eisenhower

[15Implantations du groupe en Afrique : http://bit.ly/24oYp88

[16Voir Gresea (2010), Wal-Mart : profil d’un mastodonte de la distribution. http://www.gresea.be/spip.php?article75

[17Ce recours sera finalement annulé par la cour suprême américaine en 2011. Voir : http://bit.ly/24oYsRi

[18Françoise de Bry et François Silva, 2010, op.cit. .

[19Forbes (2005), Wal-Mart Stands Up To Wave Of Lawsuits. http://onforb.es/1VE3QKm

[20De Bry et Silva (2010), op.cit.

[21Coutu, « Licenciements collectifs et fermetures d’entreprise au Québec : le cas Wal-Mart », dans Travail et emploi, n° 109, Janvier-Mars 2007

[24Lire à ce propos l’article de Mathieu Hocquelet : « Making change at Wal-Mart » : Le syndicalisme solidaire étasunien au sein d’une multinationale des services », Critique internationale 2014/3,p17-32.

[25« Our Walmart se définit comme une association indépendante réservée aux employés et ex-employés de l’entreprise. Par l’intermédiaire d’organizers répartis sur tout le territoire national, elle vise à recruter et à former les employés à s’organiser de manière autonome face à leur employeur. Sa création par l’UFCW [United Food and Commercial Workers, un syndicat présent aux États-Unis et au Canada] part du constat qu’à court terme, une stratégie légaliste est vouée à l’échec ».Hocquelet (2014)ibid. Voir le site de l’association ici : http://forrespect.org/

[26« Wal-Mart augmente le salaire d’un demi-million d’employés » dans Le Monde du 20 février 2015. http://bit.ly/1LthP3u