Le petit monde des cadeaux aux entreprises, de la charité bien ordonnée, en self-service, a un peu la forme d’un iceberg. On n’en voit que la pointe émergée. Et encore... C’est sans compter la « fabrication du consentement » qui rend le fardeau accueilli à bras ouverts. On exagère à peine.
La question a fait un peu de bruit au milieu de l’été. Dans une interview au journal L’Écho, le 28 juillet 2017, la ministre sociale-chrétienne Alda Greoli, en charge de l’Action sociale, s’est vigoureusement prononcée contre « l’assistanat aveugle ». Elle a dit ceci :
« Un décideur politique a deux moyens de voir l’entreprise. Soit, il la voit debout, responsable et émancipée. C’est une entreprise avec laquelle vous parlez d’égal à égal. Soit, il la voit d’une autre manière, comme quelqu’un qui a besoin d’être aidé, et donc d’être assisté. Ce regard doit cesser. On ne va certainement pas laisser les entreprises dans la débrouille, mais il faut les responsabiliser en mettant fin à l’assistanat. »
Paroles fortes. Sauf que, petit détail, la citation a été légèrement modifiée. La ministre ne s’en prenait pas aux entreprises assistées, elle avait en tête monsieur et madame tout-le-monde. Dans le texte, il faut lire « citoyen » au lieu de « entreprise ». Tantôt le citoyen, tantôt « les gens », la grande masse anonyme. Il est plus gratifiant de s’attaquer à elle.
Mendiants en costume-cravate
À la rentrée, rebelote. S’appuyant sur des données du Bureau du Plan, le journal Le Soir s’est fait fort de rappeler que les aides aux entreprises se sont élevées à 14 milliards d’euros en 2016, plus qu’en 2015 (12 milliards) et ce sera plus encore en 2017 (14,5 milliards) : une « courbe ascendante » note le journal (article mis en ligne le 22 septembre 2017).
Et encore, cet assistanat-là ne concerne que les subventions salariales et les réductions de cotisations sociales. Combien en tout, toutes catégories d’aides confondues ? C’est un peu tabou, à tout le moins très peu étudié.
Au temps où le Bureau du Plan était moins sous les ordres, ce genre de travail n’effrayait pas. Un « planning paper » pouvait s’intituler « Aides publiques aux entreprises privées » en arrivant, par addition des transferts financiers, des dépenses fiscales et parafiscales, des intérêts sur prêts et des autres interventions, à quelque 4% des richesses produites pour le seul secteur privé (une manne, souligne l’auteur, Albert Gilot, dont seuls 41% sont budgétés). C’était en 1987. Ce genre d’exercice n’a pas été poursuivi.
Et encore n’est-ce que la pointe de l’iceberg. Les institutions financières privées, comme aussi la banque Belfius, ne manquent pas de signaler que chaque année, en Belgique, 20 000 pouvoirs adjudicateurs consacrent environ 50 milliards d’euros à l’achat de travaux (30%) et de fournitures et services (70%), et que cette commande publique représente, en 2016, environ 17 % du Produit intérieur brut. L’assistanat se porte bien, merci.
Mais, donc, c’est assez peu étudié.
On y est un peu plus attentif en France. Le rapport remis en 2013 au ministre du Redressement productif Montebourg note ainsi que « les 6 000 aides aux entreprises forment un maquis illisible pour les chefs d’entreprise, coûtent 110 milliards par an (soit plus du double du budget de l’Éducation) et ne sont pas toujours efficaces. » (Le Figaro, 18 juin 2013) Le journal ajoute : « Les soutiens sont attribués par l’État, mais aussi par les régions, les départements et les communes. Résultat, pas moins de 15.000 agents des collectivités locales travaillent à « aider » les entreprises. Facture ? 700 millions par an. » Un rapport semblable présenté au Sénat français en décembre 2009 avait donné lieu à un commentaire ironique dans le Canard enchaîné : « Depuis 2003, l’État a dépensé 160 milliards d’euros d’allègements de charges en faveur des entreprises sans créer un seul emploi. Ce qui n’est pas extrêmement efficace. »
Le client est roi...
Revenons à la commande publique. C’est entendu. Tout ne relève pas du cadeau. Les administrations ont besoin de crayons et il faut bien les acheter. Les trottoirs doivent parfois être réparés et les travaux publics, ce sont en général des entreprises privées qui ont fait une spécialité du business.
Mais la forêt de poteaux de signalisation et de potelets qui, sans cesse plus nombreux, désolent le regard du flâneur dans les villes : il y a comme un nuage de corruption qui en parfume l’exponentielle expansion. (Chaque année depuis 2013 se tient en Wallonie un « salon des mandataires » où, dixit un marchand heureux de cette initiative d’assistanat, « notre entreprise peut rencontrer nos clients dans un autre contexte et de présenter nos atouts et certains de nos produits à de potentiels futurs clients : membres des services publics, administrations communales, entrepreneurs, etc. »). Est-ce pousser le raisonnement jusqu’à l’absurde que de faire remarquer que les constructeurs d’automobiles seraient bien ennuyés s’ils devaient financer eux-mêmes les routes sans lesquelles leur marchandise serait invendable ? La privatisation du rail, sur ce modèle-là (l’infrastructure peu rentable fourguée au public et scindée du matériel roulant laissé à « l’opérateur » privé), suggère que la grille de lecture n’est pas aussi folle que cela.
Sans aller aussi loin, voir l’assistanat dont bénéficient les géants états-uniens de l’informatique via la « numérisation » à marche forcée de l’univers scolaire, c’est à coup de millions d’euros de fonds publics, fruit d’un lobbying intense, que ce marché captif est investi par le business du numérique. Et cela, bien entendu, sans examen préalable sérieux des conséquences pédagogiques (désastreuses selon d’aucuns) d’une « digitalisation » de l’enseignement. La décision politique n’a fait que marcher à la baguette du secteur numérique. Il s’agira, à l’école, moins d’apprendre que d’acquérir les « compétences » agréables au marché de l’emploi.
Assistanat à trois voies
Mais, avant de poursuivre, récapitulons. L’assistanat dont jouit le secteur privé suit des voies variées. On en distinguera en gros trois. Il y a, on l’a vu, les transferts directs et indirects, sous forme de subsides, de réductions de toutes sortes, de prises de participation au capital, d’aides à l’exportation et à l’innovation, etc. Ces transferts sont relativement bien documentés et les organisations syndicales ne manquent pas d’en rappeler l’ampleur. Il y a, ensuite, toute la sphère de la commande publique (17% du PIB, pour mémoire), qui sans doute attend son décryptage critique pour séparer le bon grain de l’ivraie : ce qui correspond réellement à un besoin social et ce qui n’a d’autre fonction que de garnir le carnet de commandes d’entreprises qui, sans cela, ne sauraient convenablement rétribuer leurs actionnaires voire, dans certains cas, seraient mises en faillite. Voisine de ce canal d’arrosage du petit monde des entreprises assistées, il faut, enfin, clore ce tour d’horizon par un regard sur l’assistance « normative ».
Le Tiers-monde connaît bien. C’est l’écheveau de « barrières non tarifaires », dont les normes dites « phytosanitaires », cousues main pour que seules les marchandises produites par les multinationales occidentales soient conformes pour l’exportation : une manière d’éliminer la concurrence et asseoir une domination sur les marchés. Dans une tribune de 2013, le professeur d’économie Jean-Yves Naudet (université Aix-Marseille) rappelait qu’il existe de par le monde « quelque 11.288 mesures sanitaires et phytosanitaires concernant les produits alimentaires et les animaux et végétaux, et 15.560 obstacles techniques au commerce, concernant des règlements, normes et autres procédures de certification. » Il n’y a pas que le Tiers monde. Cas célèbre que celui de cette petite association française, Kokopelli, spécialisée dans la production et la vente de semences anciennes (non standardisées) qui aura à se défendre en justice d’infractions multiples pour avoir commercialisé des « variétés non inscrites au Catalogue Officiel ». Ou tous ces petits producteurs locaux de fromages, d’œufs et d’autres produits alimentaires qui vont se heurter aux mille et une réglementations (chaîne du froid, conditionnement, traçabilité, etc.) dont la marque de fabrique est de donner l’avantage au big business agroalimentaire. La Commission européenne compte quelque 33.000 fonctionnaires, et environ 11.000 lobbyistes. Un pour trois. Qu’y ajouter ?
Transferts privatisés
Il est un aspect de la question qui mérite d’attirer l’attention. L’assistance normative, au contraire des autres, a en effet pour principal levier de transférer la charge de la subsidiation du secteur privé aux particuliers (les consommateurs, dira-t-on par un raccourci irréfléchi). Ce n’est plus l’État qui arrose, c’est la population, par segments entiers.
Quel est ici le raisonnement économique ? Il est relativement simple. Les gens doivent manger, se loger et se déplacer. À chacun de ses besoins sociaux, il peut être greffé des transferts par le biais de normes réglementaires qui imposent au particulier un coût supplémentaire dont la justification (sous prétexte en général sécuritaire, sanitaire ou « écologique ») n’a guère d’autre fonction que d’offrir une source de revenus, complémentaire ou nouvelle, aux entreprises. On comprendra mieux avec quelques exemples.
Se loger. Dans les immeubles comportant un ascenseur, une norme de « modernisation », téléguidée par le lobby des ascensoristes, va avoir pour résultat - un « filon juteux » notait le journal financier Les Échos déjà en 2010 - que chacun des quelque 90.000 ascenseurs « rénovés » du parc immobilier belge apportera en moyenne 25.000 euros aux quatre multinationales du secteur (Kone, Otis, Schindler et Thyssen Krupp, entre eux, c’est 90% du marché), soit au total plus de 2 milliards d’euros - et c’est sans compter la manne qui échoit aux sociétés agrées pour les contrôles et certifications, elles aussi fortes d’une position de quasi-monopole pour en parasiter le cadre réglementaire. On peut multiplier les exemples. La mise en conformité des installations électriques. Les compteurs dits intelligents. Les dimensions de boîte aux lettres. La certification énergétique. Etc., etc. La puissance publique édicte la norme dont l’application sera facturée par le secteur privé aux particuliers et, s’il est propriétaire rentier, en en répercutant le montant sur le loyer. Chose entendue dans les associations de défense des habitants : « Un logement mis aux normes, les pauvres ne savent plus se le payer. » C’est l’État providentiel, mais à l’envers, en soutien à la mendicité en costume-cravate du secteur privé.
Manger. On a déjà vu. Le lobby agroalimentaire veille à la mise en place d’un cadre réglementaire qui assoit la domination du secteur. Cela peut conduire à de subtils dispositifs assurant un profit accru. La directive 2007/45/CE, par exemple, qui libéralise les indications de poids des aliments pour une cinquantaine de produits (certains après 2012) et, comme relevait le Canard enchaîné en 2009, permet de faire passer le paquet de riz de 500 à 493 grammes, ou la cannette de bière de 33 à 31 centilitres : la comparaison des prix en devient quasi impossible et leur hausse quasi indécelable. La Commission européenne, sans rire, a vendu cette forme d’assistanat en affirmant que les « quantités nominales libres » auront pour effet de « stimuler la concurrence » et de « favoriser la transparence ». Autre exemple : le glutamate monosodique, additif alimentaire portant le code E621 avec un « E » pour agréation européenne, son Agence pour la sécurité alimentaire (EFSA, siglé globish anglais) au sujet de laquelle l’observatoire néerlandais des multinationales CEO a utilement rappelé, en juin 2017, que 46% de ses « experts » ont des liens avec le big business agroalimentaire [1]. Présents dans une multitude d’aliments industriels, cet exhausteur de goût, a surtout l’avantage de booster la vente de ladite camelote : comme le Canard l’a signalé naguère, en 2006, des chercheurs de la faculté de médecine de Madrid ont mis en évidence que le E621 « augmente la sensation de faim de 40% chez les rats. » S’étonner, après cela, qu’en dépit des mises en garde de diététiciens et d’associations de défense des consommateurs (tapez E621 sur Internet, le résultat est immédiat), l’EFSA autorise la chose ? Les exemples, on peut multiplier.
Se déplacer. Riche mine de petits cadeaux divers que la bagnole ! Entre le tacot de pépé et la gamme standardisée du jour, il y a un monde... de petits gadgets rendus obligatoires à la grande joie des équipementiers. La Commission européenne et ses lobbys, à nouveau, y veillent, qui veulent rendre obligatoire l’allumage des phares de nuit comme de jour (surcoût en consommation d’essence d’environ 5% et, accessoirement, gêne accrue par éblouissement pour les piétons) ou, encore, renforcer de 126 critères les carences dites « critiques » entraînant au contrôle technique une interdiction de circuler : commentaire d’un contrôleur désabusé qui se dit désormais essentiellement chargé « d’empêcher les gens de rouler. Tout cela, je pense, pour forcer les gens à opter pour le leasing, ces grosses sociétés appartenant aux magnats de la finance. » Ici, aussi, on peut allonger...
Big Brother, présent !
Ce qui doit sans doute surtout inquiéter dans cette extension sans fin de l’assistance normative est qu’elle s’accomplit par ce que Noam Chomsky a avec bonheur nommé la « fabrication du consentement ». En termes de propagande, c’est : mission accomplie. Les chaînes des normes de comportement, ce sont les gens eux-mêmes qui en redemandent : pour plus de sécurité, pour une meilleure « mobilité », pour plus de confort. Et le secteur privé, reconnaissant, fournit.
En 1938, dans un texte intitulé Les fluctuations de la liberté, Paul Valéry suggérait comme sujet d’étude l’évolution de tout ce qui encadre la liberté individuelle au fil du temps, notant déjà à cette époque-là qu’elle n’a fait « que se rétrécir depuis un demi-siècle. C’est une peau de chagrin. » [2]
À peu près au même moment, Georges Bernanos, dans La France contre les robots, lançait sa mise en garde « Imbéciles, ne voyez-vous pas que la civilisation des machines exige en effet de vous une discipline chaque jour plus stricte ? »
Bernanos : cité en 2011 dans le petit livre L’industrie de la contrainte de Frédéric Gaillard, qui offre un concentré des menées industrielles, largement subsidiées et, partant, assistées, pour asseoir un « gouvernement global par la machine et la société de la contrainte. » [3] L’étude de Valéry reste à faire. Un observatoire de l’assistanat des entreprises, itou.