Qui parle du travail ? Généralement, pas les salariés ! Le travail est principalement parlé par ceux qui entendent le régenter. Les pouvoirs politique et économique propagent une idéologie selon laquelle le travail a un coût (on ne cesse de parler du coût du travail et des charges sociales) et est un impératif moral (au nom duquel ceux qui en sont privés sont stigmatisés).

Le livre « Travailler Aujourd’hui » s’intéresse au travail en partant de la parole des salariés. C’est alors d’autres réalités qui sont révélées. Le travail peut être redécouvert à la fois comme activité concrète, comme rapport social, comme source d’exploitation et de domination multiples, mais aussi comme réalisation de soi et comme lieu de construction de résistances.

Cette redécouverte ne peut rester sans conséquence, car les témoignages invitent à penser des pratiques de transformation du travail et des rapports sociaux qui le définissent. Les lignes qui suivent proposent de dégager quelques-uns des principaux éléments qui transparaissent dans l’ouvrage et invitent le lecteur à le découvrir dans son entièreté.

1. Une ingéniosité permanente

La centralité du travail salarié dans notre société et le rôle qu’il joue pour les individus ressortent fortement des témoignages. C’est le mode d’intégration sociale par excellence. Il est constitutif – même lorsqu’il s’effectue dans des conditions de travail dégradées – d’identités, d’espoirs, de passions, de projets de vie, de formes d’indépendance (notamment économique) mais également de précarités, de pénibilités, de désillusions, d’atteintes à la santé.

Les salariés rencontrés pour ce livre racontent la façon dont ils déploient une ingéniosité permanente pour donner une autre finalité à leur travail. Mais pouvoir bien faire son travail s’avère de plus en plus difficile que l’on soit accompagnateur de trains, soignant, banquier, ouvrier sur une chaîne de production, assistant social, etc. Ce sont les principes et les formes d’organisation du travail qui sont fortement mis en cause.

2. Organisation et désorganisation du travail

Le salariat, c’est une multitude de relations de travail qui ne sont pas toutes encadrées par une organisation formalisée. Dans de nombreuses entreprises, c’est un face-à-face employeur-travailleur qui régit une part non négligeable des conditions de travail. Par exemple, pour des gardiens de sécurité, c’est la disponibilité à des horaires de travail totalement illégaux qui permet des postes réputés plus intéressants [1]. . « Si l’on refusait ce qu’il nous proposait, le lendemain, on se retrouvait à être maître-chien sur un parking de quatorze mètres carrés pendant douze heures où il faisait moins huit degrés. Il y a toujours la pression de se dire que si l’on refuse, le meilleur, on ne l’aura plus. Quand j’ai commencé dans cette société, je faisais style six-quatorze dans l’usine, puis j’en¬chaînais avec un concert de dix-huit à vingt-trois heures. On pouvait te téléphoner à vingt-trois heures trente pour te dire que le patrouilleur de nuit n’était pas arrivé à l’usine et te demander de prendre ça en charge jusqu’au lendemain matin où tu faisais à nouveau six-quatorze. On ne dormait pas pendant deux jours. La légalité n’y était pas du tout. [2] » Et c’est la rémunération en noir qui est de mise sur une partie non négligeable du salaire … C’est ce qui fait dire à Michaël, que « la législation va moins compter que la personne (= que l’employeur) sur qui vous allez tomber [3]. » .

De nombreux récits mettent fortement en cause les modes d’organisation du travail. L’introduction et la généralisation de procédures standardisées est source de nombreuses critiques. Elles prennent part à une logique d’intensification du travail. Placé en sous-effectif, c’est la qualité même du travail accompli qui tend à se dégrader. L’exemple des hôpitaux est à cet égard fortement illustratif. Ainsi, Viviane, infirmière explique que la prise de médicaments a été réduite à un acte technique par de nouveaux procédés alors qu’il découlait de tout un processus de soins et d’accompagnement. « La manière de distribuer les médicaments est devenue complètement déshumanisée. On reste plus longtemps devant son PC que devant le patient. On ne passe qu’en coup de vent dans la chambre et on va très vite parce qu’on doit courir. De plus, nous validons le médicament non pas auprès de la personne mais auprès de la machine [4]. » Le travail en sous-effectif est ici aussi lourd de conséquences : « Involontairement, la qualité des soins peut en prendre un coup. La charge est trop lourde par rapport aux nombres de personnes qui travaillent. Nous ne sommes pas assez nombreux [5]. »

Dans les procédures mises en œuvre par le management, les entretiens individuels d’évaluation occupent une place particulière. Ils constituent un espace où les salariés, éloignés de l’accès à des formes de défense collective de leurs conditions de travail, sont confrontés à l’arbitraire de leur hiérarchie et des procédures. Nathalie, employée dans un call-center, décrit : « On nous demandait d’évaluer des collègues. On venait nous trouver en disant « qu’est-ce que tu penses de sa manière de travailler ou de son comportement » ? C’était lors des entretiens d’évaluation. Cela devait rester anonyme, mais cela ne l’était pas. On demandait ce que l’on pensait d’une personne. Peu de temps après, elle passait aussi son entretien d’évaluation et elle sortait en allant trouver sa collègue pour lui dire que ce n’était vraiment pas sympa d’avoir raconté des choses sur elle. Alors, quand on voyait partir des collègues en évaluation, on savait qu’on allait leur demander ce qu’ils pensaient de nous. Des collègues qui avaient foiré un truc de la semaine se disait qu’elles allaient encore en prendre plein pour leur grade [6]. »

Dans ce contexte d’inflation de normes et de procédures, des salariés soulignent de graves problèmes de sécurité qui mettent en danger la santé et la vie des salariés. Pour Ernesto, ascensoriste : « En principe, nous travaillons à deux mais ils essaient de nous envoyer à deux endroits différents pour les petits travaux. Parallèlement, les règles de sécurité sont toujours portées de plus en plus haut, mais pas pour nous protéger. Parce que leur quota est dépassé ou qu’ils en ont peur. On est tout le temps pris dans les contradictions de l’entreprise qui nous retombent dessus. Il y a des choses qui sont impraticables. Par exemple, quand il y a une triplette – c’est-à-dire trois ascenseurs les uns à côté des autres – et que tu répares celui du milieu, tu dois tous les arrêter. Mais faire cela dans certains immeubles est impossible. En pratique, on ne le fait pas. Mais on nous a rappelé que c’était interdit. Dans notre entreprise, tant que tu ne te fais pas prendre, ça va, mais si jamais, on te reprochera d’avoir fait des choses interdites alors qu’on te met la pression. Ce sont des règles mises en œuvre par l’entreprise pour qu’elle puisse se dédouaner [7]. "

Arthur, Informaticien, sous-traitant dans une entreprise d’armement, pointe l’absence de formation suffisante chez les travailleurs intérimaires. Ces derniers sont choisis pour satisfaire une commande d’obus par exemple. « On va chercher des intérimaires et on prend le tout-venant. De ce que j’ai entendu, ce qui s’est passé, c’est qu’il y a un gars qui a donné un coup de marteau dans un obus pour le faire avancer dans sa gaine. Pour le mettre dans son emballage, il aurait donné un coup de maillet et enfoncé le percuteur. Il y a eu de la fumée, on a évacué, puis cet obus a sauté et a déclenché l’explosion en cascade des autres [8]. »

Julie, secouriste en métallurgie, insiste sur les difficultés supplémentaires que rencontrent les travailleurs des entreprises sous-traitantes pour se soigner et pour obtenir la reconnaissance d’un accident du travail : « Aujourd’hui, de moins en moins de blessés arrivent jusqu’à nous. Ils sont réprimandés lorsqu’ils viennent. Quand un accident survient, une enquête est réalisée et on demande « pourquoi tu t’es blessé, comment cela est-il arrivé ». Si un ouvrier se blesse et qu’il doit venir chez nous, cela va faire augmenter les statistiques. L’employeur déteste ça [9]. » « Cette situation est encore pire pour les travailleurs intérimaires et pour les sous-traitants. Ils sont encore plus mal lotis que nos ouvriers. Au départ, s’ils se blessent, ils viennent se soigner chez nous. Mais celui qui dépend d’un sous-traitant ne sera plus rappelé le lendemain. Ils ne seront plus repris par leur chef qui leur dira « tu ne conviens pas », « tu n’as pas respecté les stops ». J’ai assisté à une scène humiliante. Je vois un gars arrivé en boitant dans mon service. Je le fais asseoir. Son chef est arrivé et m’a dit « vous ne le touchez pas, je le prends et je vais à la pharmacie avec ». On n’a pas pu soigner le travailleur. Il dépendait d’un sous-traitant. Et au plus on descend bas dans toute la chaîne des entreprises prestataires, au plus on va trouver des situations où on ne verra jamais les personnes blessées. On m’a raconté que des gens sortaient avec des chiffons autour de leurs bras ou de leurs mains et qu’ils allaient se faire soigner ailleurs. Parce que si cela se sait, il risquera de perdre son boulot Idem, [10]. »

Ces conditions de travail tissent un univers où se déploient des formes de violence et de résistances sans arrêt réinventées par leurs protagonistes. Mais lorsque des salariés sont isolés, seuls au prise avec des dispositifs de fragilisation, le travail devient l’expérience d’une mise en danger de soi qui peut se révéler lourde de conséquences.

3. Salariat, répressions et résistances

Nombreux sont les salariés à être l’objet ou à être témoins de violences. Indice parmi d’autres de cette répression, la difficulté qu’ont éprouvée certaines personnes à témoigner. L’anonymat apparaissant généralement indispensable, mais parfois insuffisant, puisque certains témoignages n’ont pu être publiés parce qu’ils constituaient un risque trop important.

De nombreux salariés décrivent des pratiques managériales d’intimidation lorsque de simples questions sont posées (« comme intérimaire, ai-je droit au même salaire que mes collègues ? ») ou lorsque des droits tentent d’être défendus (le droit à récupérer des heures supplémentaires par exemple).
Ce sont aussi les groupes sociaux objets de processus de domination qui font fortement les frais de la violence des relations de travail. Racisme et sexisme sont décrits par des témoins et se manifestent par des traitements discriminatoires. Ahmet, ouvrier du nettoyage : « Un jour, une dame qui travaillait dans notre service a fait une fausse couche. Elle perdait du sang. La patronne au lieu d’appeler les médecins qui se trouvent à l’aéroport l’a emmenée dehors. Elle a appelé son mari pour qu’elle rentre chez elle. Après, elle a téléphoné à cette dame en disant « ça ne va pas comme ça, tu as été enceinte l’année passée, ça recommence. Si tu continues comme ça, on ne va plus travailler ensemble [11]. »
Mais le sexisme se retrouvera également au sein de réunions des cadres d’une multinationale ou comme mode de management pour pousser une femme enceinte à un arrêt de travail prématuré. Le racisme se retrouvera sous la forme de pratique d’affectation discriminatoire à un poste de travail plus pénible.
La répression prend différentes formes lorsqu’elle vise des équipes syndicales ou des personnes qui seraient tentées par un rôle de défense et de représentation des travailleurs : relégation, intimidation, « blacklistage » pour ne plus qu’une personne retrouve du travail dans les entreprises du même secteur, …
La question du syndicalisme est abordée dans plusieurs témoignages. Certains soulignent la bureaucratisation ou le corporatisme pratiqué par une ou des délégations syndicales ou la difficulté de créer un rapport de forces. De ce fait, certains travailleurs en viennent à construire des lieux d’échange et de résistance en dehors des organisations représentatives. D’autres témoignages soulignent au contraire la vitalité de certaines pratiques syndicales. Elsa, ouvrière dans l’électronique, parle de son combat contre le harcèlement dont elle et ses collègues sont l’objet. « Ma collègue qui avait tenté de se suicider et moi avions été victimes de harcèlement moral. Cela venait de mon chef. Pendant tout un temps, je n’allais pas en parler au délégué parce que c’était un homme. (…) A l’époque, mon chef et un de ses complices venaient me chercher. Ils m’emmenaient à l’abri des regards des autres. Ils commençaient alors à me faire des reproches et à me dire « tais-toi, tu n’as rien à dire » ou « baisse tes yeux ». Cela a duré un an et demi jusqu’au jour où j’ai tout de même été parler au délégué syndical. Il n’était pas de la même couleur que le syndicat auquel j’étais affiliée, mais il m’a tout de même bien défendue. Du coup, je me suis affiliée chez eux. J’ai ensuite été élue déléguée sur la liste de ma nouvelle organisation. C’était difficile au début quand on doit affronter les chefs, notamment après cet épisode de harcèlement que j’avais subi. Mais j’ai pris de l’assurance et je ne me laisse plus impressionner par ce genre de personne. Je sais le regarder dans les yeux alors qu’ils me les avaient fait baisser auparavant. Puis, il y a des choses dont tu peux parler avec des femmes que tu ne vas pas aborder avec des hommes. Les femmes ne parlaient pas du harcèlement moral dont elles étaient l’objet. Elles en parlent beaucoup plus facilement aujourd’hui. Il peut s’agir d’harcèlement mais aussi de pressions. Quand il y a un gars qui est derrière toi et qui te dit « allez, plus vite », « dépêche-toi, tu ne vas pas assez vite », « mais t’es nulle », au bout de quelques temps, tu n’en peux plus. Maintenant, la fille vient me trouver et les collègues viendront aussi me dire « t’as vu ce qu’il fait lui ? [12] » .

Même lorsqu’aucune délégation syndicale n’est présente, on lit clairement que le syndicat reste pour certains salariés une référence, un lieu à éventuellement interpeller. C’est le cas pour un coiffeur, un routier, des agents de sécurité même si leurs témoignages illustrent aussi à quel point il est encore plus difficile d’assurer des droits collectifs dans des lieux de travail où les salariés n’ont accès à aucune représentation syndicale directe.

4. Conclusions

Le travail est une question politique et sociale mais dans le régime néolibéral il est réduit à une question de responsabilité individuelle et d’adaptation personnelle. D’où un appel récurrent à « coacher » les salariés pour qu’ils soient performants et adaptés aux « exigences du marché ». Nos rencontres et notre analyse soulignent au contraire non pas la nécessité de transformer les salariés pour les rendre plus employables mais l’urgence de transformer le travail et de s’en emparer comme question politique.

D’un point de vue démocratique, une question politique ne peut se traiter sans l’intervention des populations. Dans cette perspective, les pratiques de résistances et les formes d’action collective sont centrales. Il s’agit de définir les contours d’une approche autonome du travail, de ses formes d’organisation et de ses conditions. Comme l’écrit Sophie Béroud : « C’est une incitation à déployer une forme de syndicalisme qui ne se laisse pas entièrement accaparer par le travail de représentation et de négociation dans les institutions, bien que ces arènes de pouvoir soient bien sûr importantes. Il s’agit pour les militants et pour les délégués d’être en capacité de recueillir la parole, les expériences des salariés – comme cela a été fait dans l’ouvrage – pour construire avec eux des revendications et différentes formes d’action. (…) En faisant de la connaissance que les salariés ont de l’organisation du travail et des savoirs pratiques qu’ils ont développés pour améliorer celle-ci, le socle de l’action syndicale, l’objectif consiste à profondément renouveler celle-ci et à la démocratiser. [13] »

Au-delà, l’ouverture d’espaces permettant l’intervention d’autres mouvements sociaux (antiracistes, féministes, environnementalistes, etc.) est déterminante. Ceci permet de penser le syndicalisme dans et hors de la relation de travail. C’est dans cette dynamique que peut se construire « sa capacité à fournir au salariat une zone de liberté permettant de réfléchir et d’agir sur le travail et les rapports sociaux de travail. Ce n’est qu’en se pensant comme un mouvement social que le syndicalisme pourra répondre à cette exigence. [14]

L’analyse des témoignages recueillis permet également de souligner les dangers que représente la sous-estimation des conditions d’emploi et de travail dans tout projet d’émancipation. Cette question est aujourd’hui centrale à l’heure où des pratiques du capitalisme de plateforme – ce que l’on nomme l’ubérisation – s’accompagnent de discours enchanteurs sur la liberté et la réalisation de soi dans la plus grande précarité, c’est-à-dire en détruisant le cadre juridique et normatif qui encadre l’emploi pour que ne subsiste qu’une relation profondément inégale entre un acheteur et un vendeur de force de travail. Il y a donc un vivier d’actions et de mobili-sations – comme en témoignent certains salariés – à construire sur le terrain du travail et des formes d’organisation du travail afin de faire émerger un agir collectif qui puisse contribuer à la redéfinition démocratique du travail et de ses conditions.

Notes

[1Nicolas Latteur, Travailler Aujourd’hui. Ce que révèle la parole des salariés, Editions du Cerisier, Cuesmes, p. 25-32

[2Idem, p. 362.

[3Idem, p. p. 362

[4Idem, p. 330

[5Idem, p. 333

[6Idem, p. 22

[7Idem, p. 305

[8Idem, p. 47

[9Idem, p. 346

[10p. 347-348

[11Idem, p. 57

[12Idem, p. 75

[13Sophie Béroud, Postface de Nicolas Latteur, Travailler Aujourd’hui. Ce que révèle la parole des salariés, Editions du Cerisier, 2017, p. 425.

[14Louis-Marie Barnier, « Un syndicalisme appuyé sur les salariés et ouvert à la société », Annie-Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel et Serge Volkoff (s.l.d.), Les risques du travail, La Découverte, p. 478. »