Les structures internationales du syndicalisme, abordées comme un ensemble, ont suscité peu d’études scientifiques, étant le plus souvent considérées comme des lieux bureaucratiques et marginaux, déconnectés des dynamiques de mobilisation et de luttes syndicales, immobiles et immuables.Le numéro 20 de la Revue semestrielle “Les mondes du travail” (octobre 2017) propose de “décrypter les difficultés du syndicalisme international”.
Par Kevin Crochemore, Anne Dufresne et Corinne Gobin
Les structures internationales du syndicalisme, abordées comme un ensemble, ont suscité peu d’études scientifiques, étant le plus souvent considérées comme des lieux bureaucratiques et marginaux, déconnectés des dynamiques de mobilisation et de luttes syndicales, immobiles et immuables.
Cependant, de toute son histoire, le monde syndical international en ce début du 21e siècle n’a jamais paru aussi transformé : unifié, concentré et coordonné. Unification avec la création en 2006 de la Confédération syndicale internationale (CSI) mettant ainsi fin à la division sociale-démocrate/chrétienne [1] . Concentration au sein de grandes structures interprofessionnelle et sectorielles dont certaines ont récemment fusionné et coordination avec l’institution toute récente de la coupole Global Unions, qui organise la relation entre la CSI et les Fédérations syndicales internationales (FSI, les structures internationales sectorielles) ou avec l’adhésion en 1991 des Fédérations syndicales européennes (FSE, les structures européennes sectorielles) à la Confédération européenne des syndicats (CES). Ces dynamiques se font en réponse à l’extension de la mondialisation économique néo-libérale (capitaliste) et à la concentration économique qu’elle a engendré [2] . Elles ont aussi été favorisées par la recomposition politique mondiale liée à l’écroulement du système soviétique signifiant la fin d’un monde bipolaire et ceci influençant cela, par l’érosion des idéologies politiques de gauche tirant les systèmes politiques vers le centre, la droite ou l’extrême-droite. Le monde syndical n’y a pas échappé, dans sa majorité il s’est largement recomposé vers la pensée centriste d’une humanisation du libre-échange et de la mondialisation capitalistes. Ce triple mouvement du syndicalisme international répond à la nécessité de trouver des forces nouvelles à travers un travail de restructuration sur lui-même, étant donné que la force syndicale obtenue par des sources de légitimation extérieure s’affaiblit (l’appui et l’accord de vues entre dirigeants syndicaux et dirigeants politiques ainsi que l’acceptation patronale du tripartisme ou de la négociation collective).
Relever les grands traits contemporains de ces structures syndicales internationales et mieux comprendre leurs difficultés à agir complète notre connaissance du syndicalisme aujourd’hui et peut ouvrir la voie à une meilleure appropriation collective de lieux qui pourraient être réinvestis à l’heure où chaque travailleur est contraint par des processus qui dépassent très largement le cadre politique national.
La dynamique historique de l’émergence et du développement du syndicalisme international
[3]
Le syndicalisme international s’est d’abord exprimé, sous sa première forme institutionnelle, à l’échelon des secteurs professionnels [4] . Le premier Secrétariat professionnel international (SPI) est fondé en 1889 par les travailleurs de l’industrie du tabac, suivi par les chapeliers (1889), les typographes (1892), les métallurgistes (1893) et le transport (1896) [5] , pour ce qui est des secteurs les plus précoces. La première organisation syndicale interprofessionnelle, naît en 1901 sous le nom de Secrétariat syndical international (SSI) [6] . En 1913, elle adopte le nom de Fédération syndicale internationale (FSI), intégrant en son sein les quelques SPI existants. Elle regroupe alors des syndicats socialistes réformistes qui misent sur l’extension du suffrage universel et le vote parlementaire pour réformer la société dans un sens plus positif pour le monde du travail. Les syndicats révolutionnaires font alors bande à part, dans une opposition farouche au positionnement social-démocrate.
Deux dynamiques de tensions, constitutives du mouvement syndical, vont alors se déployer en un ballet incessant durant tout le 20e siècle jusqu’à nos jours et vont être à l’origine de transformations institutionnelles majeures dans ce champ international : la tension entre le niveau sectoriel et le niveau interprofessionnel par laquelle les structures concernées se rapprochent ou s’éloignent suivant les périodes historiques du syndicalisme international ; la tension entre les différentes idéologies tant au sein de larges « camps » (réformistes contre révolutionnaires ; partisan de l’indépendance syndicale [7] contre le modèle de la dépendance du syndicat au parti) qu’entre chaque doctrine politique ayant été investie par le syndicalisme (anarchisme, communisme, socialisme, social-démocratie, démocratie chrétienne) qui pousse tantôt à la division tantôt à l’unité institutionnelle.
Au regard de l’histoire, la tendance majoritaire a été jusqu’à très récemment le fonctionnement séparé, voire indifférent ou même hostile dans certains cas, entre le niveau interprofessionnel et le niveau sectoriel ainsi que l’organisation du niveau interprofessionnel de façon éclatée entre les trois courants politiques les plus significatifs numériquement et historiquement [8] : le communisme (Fédération syndicale mondiale, FSM), le socialisme et la sociale/démocratie (Confédération Internationale des Syndicats Libres, CISL) et les sociaux-chrétiens (Confédération Mondiale du Travail, CMT [9] ).
Sur le plan sectoriel, la même tripartition idéologique se répétait : le courant socialiste organisait les SPI et le courant communiste les Départements professionnels internationaux (DPI) [10] face à quelques structures sectorielles chrétiennes, minoritaires, les Fédérations internationales professionnelles (FIP).
L’organisation de l’activité syndicale internationale se complique encore dès la fin des années 1960/début des années 1970 où se développe de façon de plus en plus marquée un nouveau modèle d’organisation de l’activité économique capitaliste, le modèle de la multinationale, également appelée entreprise transnationale, qui comme son nom l’indique, ne cherche plus à faire correspondre son propre développement au développement économique d’un État ou d’une région dans cet État. Cette nouvelle réalité va pousser certains secteurs à constituer des conseils syndicaux mondiaux à l’échelon du groupe multinational. Cette stratégie tant désirée par certains leaders syndicaux internationaux comme Charles Levinson [11] restera marginale tant il est difficile d’organiser la solidarité (et notamment de la financer) au sein d’un espace économique constitué par la mise en concurrence des différents sites de production d’un groupe pour la fabrication d’un produit donné.
L’exacerbation de l’idée que l’enrichissement personnel ne s’obtient plus par le travail mais par la spéculation financière « booste » les institutions boursières dès le début des années 1980 et permet le déploiement de la financiarisation de l’économie. La transformation de l’entreprise s’accélérera encore du fait du phénomène de la mondialisation économique [12] , fortement activée par l’écroulement du système soviétique de 1989.
Les multinationales les plus puissantes [13] ont dès lors le monde comme terrain de jeu. Délocalisations dans des pays où les droits syndicaux sont faibles ou inexistants, démultiplication de la sous-traitance (ce qui réduit les collectifs salariaux –donc les affiliés potentiels- et augmente l’hétérogénéité des conditions et des statuts de travail, rendant l’unité d’action syndicale de plus en plus improbable), morcellement géographique de plus en plus marqué dans la chaîne de fabrication d’un produit (ce qui rend difficile des alliances entre sites de production), abandon de l’identité professionnelle des grands groupes multinationaux qui investissent de façon trans-sectorielle alors que l’organisation de la solidarité salariale est fortement dépendante de l’identification commune à un métier, désinvestissement économique massif au sein du continent européen par les grands groupes économiques faisant exploser les taux de chômage et de pauvreté …
Historiquement, deux grandes phases « d’internationalisme syndical » peuvent alors être observées. La première date des origines du syndicalisme au 19e siècle et s’achève au début de la première guerre mondiale en 1914. Le vote pour les crédits de guerre de la majorité des députés socialistes/sociaux-démocrates en Europe fait alors voler en éclat l’utopie d’une union progressiste internationale résistante à toute tentation nationaliste dont la force mondiale était censée déboucher à terme sur l’émancipation sociale, la fin des sociétés divisées en classes.
Au sortir de la guerre, en Europe, au fur et à mesure que le syndicalisme s’intègre dans les systèmes politiques nationaux, les organisations syndicales deviennent avant tout des organisations nationales (voire nationalistes) [14].
Le véritable travail international se fait à l’OIT, fondé en 1919, grâce à l’institution du tripartisme par l’élaboration de normes sociales communes internationales. L’OIT représente l’idéal qu’il fallait atteindre pour le mouvement syndical réformiste : l’acteur syndical y est intégré sur un pied d’égalité avec l’acteur patronal et y est construit comme un interlocuteur central du pouvoir gouvernemental. Si les représentants syndicaux qui siègent à la Conférence internationale du travail annuelle, parlement mondial sous l’égide de l’OIT, proviennent des syndicats nationaux, les organisations syndicales internationales, tant interprofessionnelles que sectorielles, y développent des partenariats, y suivent et influencent les travaux et les agendas. Car l’enjeu final est de taille : adopter des normes internationales à faire appliquer par les États qui les ratifient, pour contrer les concurrences économiques jugées « déloyales », celles qui ne s’encombrent pas de considérations sociales. Le premier article de ce dossier, de Cédric Leterme, examine les effets déstabilisateurs actuels de la mondialisation sur l’OIT ainsi que la nomination à la tête du Bureau international du travail (BIT) d’un syndicaliste (Guy Ryder en 2012) pour la première fois de l’histoire de l’organisation.
Après la 2e guerre mondiale, les décolonisations et la mise en place de la guerre froide vont dynamiser le travail syndical international tout en le fractionnant davantage : il s’agit d’aider l’implantation de syndicats partout dans le monde (tant financièrement que sur le plan de l’organisation) mais sur la base de la concurrence idéologique entre le communisme, la social-démocratie et la démocratie chrétienne… Cette deuxième phase d’internationalisme, de 1960 environ à 1975, s’inscrit aussi plus largement dans la montée des mouvements de contestation sociale et de leur radicalisation (via le che guevarisme, le socialisme autogestionnaire ou encore la théologie de la libération par exemple). Une de ses expressions est, comme nous l’avons déjà mentionné, la tentative d’organiser des conseils mondiaux réunissant les délégués des firmes multinationales… La conversion des élites politiques des régimes occidentaux au néo-libéralisme dans la deuxième partie des années 1970 et la radicalisation de l’idolâtrie du libre échange dans les organisations économiques internationales à la chute du régime soviétique, vont amener les organisations syndicales à se concentrer sur l’échelon national où les trains de réformes anti-sociales se sont succédés à un tel rythme, précipitant la chute de l’adhésion syndicale, que la solidarité internationale est devenue un enjeu secondaire.
Le syndicalisme international aujourd’hui : Quelles institutions ? Quels objectifs ?
Le syndicalisme international est constitué d’organisations : il réunit et coordonne des dirigeants, loin des militants et des affiliés, sauf quand il s’agit d’encadrer la négociation se déroulant dans les firmes transnationales ou de fournir de l’aide juridique ou logistique lors de conflits transnationaux importants. Il paraît d’emblée évident que coordonner des centaines de confédérations syndicales, porteuses d’histoires et de présents si distincts, limite très fortement les ambitions et les possibilités d’actions. Les objectifs et les tâches sont cependant variables d’un niveau de structuration à l’autre, et l’échelon européen se distingue nettement de l’échelon mondial. En effet, avec la naissance de la CEE (Communauté économique européenne) en 1957, contre une logique de représentation mondiale des travailleurs (où les organisations syndicales européennes restent malgré tout les leaders car ce sont elles qui financent) apparaît une nouvelle logique, concurrente et antinomique : celle de la constitution d’un euro-syndicalisme, autonome, fort de ses propres organes directeurs, centré sur lui-même et œuvrant principalement pour lui-même, dans le cadre politique forgé par le processus de l’intégration européenne.
Le niveau interprofessionnel du syndicalisme international est le plus « abstrait ».
Comme nous l’explique Rebecca Gumbrell McCormick dans le 2ème article du dossier, la CSI est avant tout une structure bureaucratique, produisant de l’expertise internationale dans le domaine social. Elle collecte nombre d’informations pour en faire des dossiers et pour mettre sur pied des campagnes internationales de dénonciations de violations graves des droits sociaux fondamentaux. Le positionnement général est très réformiste – humaniser la mondialisation néo-libérale – le plus petit commun dénominateur entre plus de 300 confédérations syndicales.
La CES, examinée dans l’article de Roland Erne et Corinne Gobin, a pu s’intégrer dans un système politique supranational, devenant l’interlocutrice des institutions politiques de l’UE et plus subsidiairement, du Conseil de l’Europe. Son positionnement politique général est que l’UE devrait être le modèle de « la bonne mondialisation », une mondialisation encadrée politiquement, dégagée des stratégies des multinationales et extraite d’un « capitalisme de casino ». Ses modes d’action sont ceux qui ressemblent le plus à une confédération nationale (consultation sociale, négociation collective mais aussi mise en place de mobilisations collectives (euro-manifestations)). Elle est à l’origine de la création d’accords-cadres interprofessionnels européens pouvant se transformer en normes juridiques contraignantes. Cependant cette voie normative a signifié l’abandon de positionnements syndicaux de transformation sociale et a généré une vision du social basée sur une normalisation minimale afin de ne pas contraindre la compétitivité des entreprises ; ce qui a abouti in fine au blocage de cette dynamique normative, les auteurs démontrant que la dialectique des relations socio-professionnelles nécessite le conflit et l’altérité des positions entre interlocuteurs socio-politique pour obtenir des avancées sociales.
Le niveau sectoriel du syndicalisme international est celui qui est le plus concentré sur les dynamiques internes du mouvement syndical. Pour les FSI et les FSE, il s’agit avant tout d’asseoir leur légitimité auprès de leurs membres afin d’obtenir une capacité de coordination de leurs actions et de dégager une cohérence stratégique afin de limiter les effets de la concurrence déployée par la politique économique et les stratégies d’entreprises. Tant au niveau sectoriel que de celui de l’entreprise, le travail de circulation de l’information entre les membres afin d’anticiper les transformations économiques est central. L’article de Kevin Crochemore, consacré aux FSI, souligne l’importance de ce travail de coordination comme le cœur de la raison d’être des FSI. Elles apportent ainsi une valeur ajoutée au syndicalisme national et en retire l’essentiel de leur légitimité. Car sans légitimité, pas de financement !
L’espace européen est à nouveau singulier par la faculté à pouvoir négocier des accords au niveau des entreprises, et à permettre un processus de consultation et de dialogue social à l’échelon des FSE. Mais Anne Dufresne explique dans son article que cet espace européen de dialogue social sectoriel est tellement contraint par l’agenda de la Commission européenne et tellement peu efficace car l’interlocuteur patronal sectoriel y refuse l’engagement contractuel que les FSE ont cherché à s’engager, avec peu de succès, dans une pratique autonome, en dehors du système institutionnel de l’UE, cherchant à coordonner la négociation collective salariale entre plusieurs Etats européens. Toutefois, comme à l’interprofessionnel, grande est la tentation, face aux diverses cultures syndicales en confrontation – voire en contradiction –, de se transformer en « organe technique » de communication plutôt qu’en organisation politique pour guider et orienter.
Le message programmatique délivré par les organisations syndicales internationales apparaît difficile à dégager tant les multiples cultures syndicales en présence divergent sur le plan de l’orientation et de la stratégie à adopter, bien que, au sein de la plupart des rangs des dirigeants syndicaux, les classes politiques majoritaires ont réussi à faire d’un libre-échange sans cesse en extension la perception normale de ce qu’est l’économie. Dès lors dans ce contexte, il est de plus en plus difficile d’élaborer des revendications dans le domaine du droit du travail qui pourraient être recevables par les pouvoirs politiques, c’est pourquoi le syndicalisme international s’aventure dans des domaines nouveaux – écologie, lutte contre le sida– ou s’engage dans des registres plus moraux que politiques, comme celui du travail décent. Ces repositionnements mettent les organisations syndicales internationales en concurrence directes avec les ONG internationales, plus aguerries au maniement de ses nouveaux thèmes. Ceci aboutit à rendre plus difficile encore la prise de décision interne d’autant plus que s’y s’ajoute des désaccords dans les actions à mettre en place tant à l’échelle mondiale qu’européenne, incitant certains responsables syndicaux à privilégier les actions à l’échelle nationale voire locale. Par conséquent, la tentation est grande de renforcer encore la bureaucratisation et la technocratisation de l’appareil syndical international afin d’offrir une alternative d’expertise de la mondialisation économique aux affiliés, en remplacement du travail politique et militant d’organisation des luttes. C’est l’une des voies que semble emprunter le mouvement syndical international sans pour autant totalement abandonner ce qui demande beaucoup plus d’énergies et de cohésions, la voie de la mobilisation collective à travers des « euro-actions » ou des campagnes internationales unifiantes (sur la défense du droit de grève par exemple [15]) basées sur un programme de transformation socio-politique cohérent.
Concentrations syndicales et développement concurrent de la relation professionnelle à l’échelon des grands groupes d’entreprises multisectoriels
La mondialisation capitaliste contemporaine ne se traduit pas seulement par l’ouverture de presque tous les pays au libre échange – ce qui occasionne nombre de mouvements de délocalisation/relocalisation des pays anciennement industrialisés à ceux qualifiés « d’économies émergeantes », pauvres en politiques publiques fiscales et sociales. Elle se traduit aussi par un processus économique de concentration du pouvoir économique aux mains de quelques grands groupes mondiaux qui diversifient de plus en plus leurs activités économiques en se déspécialisant. Le groupe Bouygues, par exemple, spécialisé à l’origine dans le secteur du bâtiment est aujourd’hui propriétaire d’entreprises dans les secteurs des médias, de l’énergie et du transport, en plus de celles correspondant à son secteur initial.
Le mouvement syndical professionnel international a tenté de répondre aux processus de concentration et de diversification économique opérés par les grands groupes mondiaux par une dynamique de fusion et de concentration afin de créer des regroupements sectoriels massifs. Les deux regroupements les plus spectaculaires furent ceux aboutissant à la création d’un vaste secteur des services privés (Uni-Monde et Uni-Europa) et d’un vaste secteur industriel (IndustriAll et IndustriAll-Europa). Ces deux méga-structures se sont constituées simultanément à l’échelon mondial et à l’échelon européen, ce qui montre à quel point l’Europe reste une région influente et à part pour le syndicalisme mondial.
Mais cette dynamique est problématique : ces deux méga-structures ne seront-elles pas tentées à terme par absorber les autres petites fédérations ? Au risque de diluer le repère des identités professionnelles (si précieuses dans la constitution de collectifs en lutte) ; ces nouvelles logiques transversales ne peuvent-elles pas à terme entrer en concurrence avec les niveaux confédéraux interprofessionnels internationaux ? Si ces questions restent ouvertes, ce mouvement a cependant déjà comme effet de rendre le niveau international du syndicalisme beaucoup moins compréhensible pour les affiliés nationaux car les diverses dynamiques de fusion syndicale dans les pays n’ont pas nécessairement suivi les mêmes lignes de partage que celles opérées au niveau international. Kevin Crochemore et Anne Dufresne, dans leurs articles respectifs, questionnent cette situation.
Par ailleurs, les structures sectorielles internationales se sont engouffrées dans les nouveaux espaces qui s’ouvrent à la négociation collective à l’échelon international, celui des entreprises transnationales, afin d’encadrer et de diriger ces processus menant à des accords d’entreprise transnationaux. Les délégués syndicaux d’entreprise ont besoin à la fois des ressources matérielles et d’expertise pour finaliser ces accords que détiennent les FSE et FSI. Cependant, les revendications locales et précises des salariés d’un groupe risquent de ne pas être comprises tant à cause de la dilution des repères sectoriels que de la technocratisation qui s’approfondit de par la taille de ces méga-structures. Par facilité, ces structures semblent en effet s’aligner sur un « standard » d’accords à négocier, le standard minimal défini par l’OIT en matière de droits sociaux fondamentaux comme le note Jocelyne Barreau et Angélique Ngaha dans l’article consacré à la négociation d’accords dans des entreprises transnationales.
A l’échelon européen, on observe également que depuis le début des années 2000, la multiplication des accords d’entreprises transnationaux dans les firmes multinationales (en particulier à direction allemande et française) affaiblit de facto le niveau sectoriel de négociation. La négociation d’entreprise ne serait plus alors le dernier échelon, subordonné, de la pyramide de la hiérarchie des normes contractuelles mais pourrait bien devenir son unique échelon. Cette situation est accentuée par l’élargissement de l’UE qui a renforcé le niveau de l’entreprise comme niveau de négociation. En effet, à l’Est, dans la plupart des nouveaux États membres, les activités syndicales se déroulent surtout dans les CENE (Comités d’entreprise européens) car l’entreprise y est le niveau principal (ou parfois le seul) de négociation. Selon Guillermo MEARDI [16], les pays candidats ou nouveaux entrants peuvent être considérés comme étant ou ayant été le cheval de Troie de l’américanisation des relations professionnelles à travers l’UE. Or ce sont les niveaux de négociation supérieurs qui seuls peuvent étendre des logiques de solidarité et/ou de transformation sociale. Cette recomposition en faveur de l’accord d’entreprise est en outre aujourd’hui largement produite par les pouvoirs politiques et économiques : d’une part, les réformes des codes du travail en Europe [17] tendent à faire de l’accord d’entreprise un accord qui peut primer sur les accords de niveaux supérieurs (cf. la loi El Khomri en France répondant notamment à certaines des recommandations émises par l’UE dans le projet « Europe 2020 ») ; d’autre part, comme il n’y a pas d’organisations patronales mondiales prêtes à endosser une responsabilité politique de négociation générale, l’essentiel des expériences de négociation collective transnationale se font dans les grands groupes multinationaux d’origine européenne, sans qu’il y ait de base légale pour cadrer ce type de négociation [18]. Non seulement, ces dynamiques pourraient conduire le syndicalisme à n’être plus que du « corporatisme d’entreprise » mais aussi à banaliser l’idée que les normes doivent être les plus locales et les plus particulières possibles, affaiblissant l’imaginaire d’un intérêt général de protection sociale –un ordre public social–condition sine qua non à l’existence de systèmes politiques démocratiques. En outre, même à ce niveau de plus grande cohérence, l’action syndicale n’est pas simple à organiser. Ainsi, l’article de Bruno Bauraind aborde les difficultés qu’il y a à construire une dynamique de solidarité à l’intérieur ou en marge d’un comité d’entreprise européen alors que les logiques patronales jouent de la rivalité entre sites en restructuration.
Le syndicalisme international : à la recherche d’interlocuteurs…
Un ensemble d’éléments historiques [19] fait que l’attente et l’idéal de la majeure partie des responsables du syndicalisme international sont d’être reconnus comme des interlocuteurs de haut niveau par les organisations politiques internationales en vue de la participation à la prise des décisions.
Or, à part le cas très particulier de l’OIT, l’association du syndicalisme international au système onusien et à ses diverses instances satellites, ainsi qu’aux OIG de type économique et financière, reste bien en deçà de toutes ses espérances [20]. A l’inverse, l’euro-syndicalisme (CES et FSE) s’est créé en réaction à la formation de la CEE en 1957 parce que cette création institutionnelle s’était faite en marginalisant la place et le rôle de l’acteur syndical, en comparaison avec l’institution précédente de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) [21]. Si l’UE a fini par inclure les organisations syndicales, depuis le traité de Maastricht en 1991, par l’organisation de relations socio-professionnelles « classiques », cette intégration, comme le démontre Roland Erne et Corinne Gobin dans leur article, est néanmoins plus formelle que réelle, ne débouchant dans un premier temps (1985-2007) que sur très peu d’avancées sociales réelles. Depuis la crise de 2008, elle a été fortement déstabilisée par les politiques d’austérité qui se traduisent partout par de très fortes régressions des droits sociaux et syndicaux [22]. Cette différence quant aux possibilités d’intégration auprès des grands systèmes politiques internationaux fait qu’en comparaison avec leurs consœurs internationales, l’euro-syndicalisme consacre l’essentiel de son temps à réagir, au milieu de centaines d’autres lobbys, aux multiples initiatives prises par l’UE.
De façon générale, l’action syndicale auprès des instances politiques internationales débouche sur des décisions, les rares cas où il y en a, peu ou non contraignantes (soft law) dans le domaine social qui en outre se trouvent soumises à la primauté des règles commerciales, ce qui tourne in fine à l’avantage de l’acteur patronal. Ceci pourtant ne semble pas remettre profondément en cause la conviction portée par la majorité des acteurs syndicaux qu’il faut tenter d’établir ou maintenir à tout prix des liens puissants avec les institutions politiques, comme moyen majeur pour faire aboutir leurs objectifs. Mais cette stratégie s’avère fragile, contre-productive et engendre de l’incertitude voire de la désillusion lorsque les priorités politiques actuelles se construisent sur la forte régression des droits sociaux et syndicaux.
Les relations avec l’acteur patronal pourraient apparaître dès lors comme une alternative, aussi bien à l’échelle européenne qu’à l’échelle mondiale, se situant à l’échelon de l’entreprise transnationale, dans le cadre de la négociation d’accords, avec les dérives déjà mentionnées que cela implique sur la conception du syndicalisme (corporatisme) et la conception de la norme et/ou de l’accord (local, fragmenté et concurrentiel).
Syndicalisme international : les enjeux actuels
Deux éléments sont essentiels à souligner.
- L’enjeu le plus fondamental et le plus utopique à la fois est le même que celui qui fut à l’origine de l’émergence d’un syndicalisme international à la fin du 19e siècle : unifier le monde salarial au-delà des frontières à travers la promotion de la syndicalisation. Cependant, aujourd’hui comme par le passé, la très grande majorité du monde du travail à l’échelon de la planète ne jouit pas d’un statut salarial, la plupart des travailleurs sont cantonnés dans des activités économiques informelles n’ouvrant aucun droit. Or, des « réflexes d’aristocratie salariale » peuvent rendre difficile des engagements à l’égard des plus démunis, des plus précaires, des plus déqualifiés. Les formations d’identités professionnelles, indispensables à l’action collective, sont en outre intensément déstabilisées sous l’effet des multiples stratégies patronales actuelles : fragmentation des statuts, développement des petites unités de sous-traitance, mise en place de microentreprises hors présence syndicale, contraintes de la mobilité géographique et professionnelle pesant sur le salariat,…
- La lacune la plus flagrante du syndicalisme « intégré » [23] actuel, qu’il soit international ou national, semble être la faible ambition programmatique en terme de projet sociétal global, notamment dans le domaine qui le concerne le plus directement, celui de la production économique, alors que les défis relatifs à la survie de l’humanité sont massifs (les enjeux alimentaires, climatiques, de santé publique dont la santé au travail, de pacification des conflits guerriers,…). La recomposition du syndicalisme international s’est faite surtout à travers des jeux de réorganisations institutionnelles qui ne compensent en rien l’absence d’un projet sociétal ambitieux pour réinventer un monde de solidarité sociale et de protection environnementale, résolument anticapitaliste. Les graves atteintes aux équilibres des écosystèmes et le fait que la grande majorité des humains au travail (dont des millions d’enfants) relève de l’économie informelle, sans accès à aucun droit social, sont des réalités qu’il lui est impossible d’ignorer et qui ne font que s’aggraver avec l’extension et la radicalisation mondiales du capitalisme. L’indignité au travail est redevenue une réalité européenne loin d’être marginale, à travers l’expansion du nombre des travailleurs pauvres, de la précarité et « du travail clandestin », phénomènes aujourd’hui bien cernés par de multiples travaux scientifiques [24] alors que la part de la population européenne vivant en dessous du seuil de pauvreté s’accroît. Sans renouvellement idéologique et programmatique, et sans réarticulation entre syndicats et mouvement sociaux, devenus eux aussi planétaires [25] , il semble difficile de penser que les récentes recompositions institutionnelles du syndicalisme international puissent déboucher sur une nouvelle phase d’intensification de la solidarité dans le monde du travail, sur un renforcement des droits sociaux et syndicaux et sur une distribution nettement plus égalitaire des richesses et des ressources, sans oublier la nécessaire et urgente réorganisation complète de la production économique afin de protéger les macros-systèmes environnementaux.
Cependant, pointer le peu d’ambition du syndicalisme actuel, qu’il soit international, national ou européen [26] , ne suffit pas. Si les lourdeurs bureaucratiques propres aux grandes administrations auxquels s’assimile l’univers syndical majoritaire aujourd’hui ne contribuent certes pas à réinventer un nouveau lien entre l’organisation syndicale et les travailleurs – pour réinventer le syndicalisme –, le constat de la dépolitisation doit être plus large. Un nombre croissant d’individus, imprégnés de l’idéologie hégémonique actuelle centrée sur la réussite financière personnelle et la recherche du profit immédiat, ne parvient plus à percevoir la nécessité des institutions et des droits de solidarité. Ce n’est donc pas seulement le syndicalisme, qu’il soit national ou international, qui peine à se renouveler. Nous sommes collectivement entravés par des dynamiques qui rétrécissent dangereusement l’ambition de construire une humanité qui viserait à « une pleine démocratie » basée sur la consécration d’une pleine égalité.
Toutefois, les organisations syndicales internationales analysées dans le numéro ne regroupent que les organisations nationales reconnues par les gouvernements comme représentatives, laissant de côté un vivier syndical actif, moins bureaucratisé, qui est dès lors écarté alors qu’il pourrait aider à renouveler l’ensemble du mouvement syndical. Aujourd’hui l’interaction entre mouvements sociaux et mouvement syndical se fait principalement à travers cette frange d’un syndicalisme plus combatif, cependant marginalisé parce que non consacré comme « représentatif » [27] . Bien que ce syndicalisme minoritaire dispose de peu de ressources, il parvient à déployer une activité internationale foisonnante par la mise en réseau d’acteurs de terrain. Ce vaste champ d’études sur la transnationalisation des luttes sociales et des activités syndicales qui s’y relient reste encore largement à déchiffrer.
Les résultats de l’action du syndicalisme international peuvent in fine paraître dérisoires face à l’idéalisme affiché d’un monde de la solidarité, luttant contre tout type d’inégalités, lors de l’adoption des résolutions syndicales de congrès. Ses combats et ses résultats sont en effet essentiellement « basiques » : préserver autant que faire se peut la reconnaissance syndicale dans les activités productives. Il représente cependant un des rares garde-fous internationaux contre le basculement actuel des sociétés vers la barbarie.
Pour citer cet article :
Anne Dufresne, Corinne Gobin « Décrypter les difficultés d’action du syndicalisme international », décembre 2017, texte disponible à l’adresse :
[http://www.gresea.be/spip.php?article1742]
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