Le présent article vise à rendre compte de deux éléments caractéristiques des licenciements collectifs à travers le cas particulier d’une fermeture d’entreprise. D’une part, la difficulté des acteurs sociaux à anticiper les stratégies d’entreprises et, d’autre part, les conflits d’interprétation qui persistent au sujet de la « procédure Renault », et plus spécifiquement ceux liés à sa durée et au champ du négociable qu’elle autorise.

Le témoignage de Najar, délégué syndical, permet de retracer l’histoire sociale de l’entreprise Vishay durant les différentes phases qui ont précédé la fermeture définitive de son site bruxellois. Les faits relatés s’articulent autour de deux principales problématiques.

D’une part, cet exposé reflète la « rhétorique obscure » [1] qui accompagne les décisions de fermeture et le combat mené par une délégation syndicale pour anticiper les stratégies du groupe. Le cas Vishay sera défini comme la « chronique d’une mort annoncée », et ce malgré l’existence d’un cadre réglementaire censé permettre aux représentants des travailleurs d’être tenus informés des « modifications de structures importantes négociées par l’entreprise ».

D’autre part, il offre un exemple d’argumentation développée par les représentants syndicaux pendant la procédure dite « Renault », non pour sauver l’entreprise mais pour obtenir une réparation à la mesure du dommage subi. A cet égard, nous présentons les contours et enjeux de la loi Renault, qui renvoient au débat non tranché qui divise les interlocuteurs sociaux belges sur la question de la limite du champ du négociable et sur le caractère successif ou concomitant des différents volets de la procédure. Le témoignage de Najar illustre les marges de manœuvre mobilisées à l’intérieur de ce cadre par une délégation syndicale pour créer un rapport de force favorable à ses revendications. Ces dernières seront en l’occurrence canalisées vers l’indemnisation des travailleurs avec, en toile de fond, les montants obtenus par les représentants syndicaux de Volkswagen lors du plan social de mars 2007.

« 1. La chronique d’une mort annoncée »

Le 12 octobre 2007, le journal Le Soir annonçait la fermeture définitive du site bruxellois de l’entreprise Vishay, multinationale américaine spécialisée dans la fabrication de composants électroniques.

Au mois de décembre 2005, soit trois ans après le rachat de l’entreprise BC Component [2] par Vishay, les 71 travailleurs d’un des deux départements de l’entreprise, le département PTC [3], avaient été licenciés en raison d’une délocalisation vers la Chine. Un bref retour sur l’histoire sociale qui a marqué cette première délocalisation et les années qui suivirent montre en quoi la fermeture totale du site et le licenciement collectif de 2007 s’inscriront dans la continuité d’une stratégie de délocalisation et d’une contre-offensive syndicale engagées depuis plusieurs années.

La délocalisation vers la Chine

Il faut savoir que BC Component possédait plusieurs sites, tous passés dans le giron de Vishay lors du rachat en 2002.

Durant la période qui précéda la première délocalisation, les membres de la délégation syndicale n’avaient pas été dupes de la stratégie poursuivie par le groupe, à savoir le développement de l’unité chinoise avec des risques de répercussions sur les autres sites [4].

Les transferts successifs du procédé puis de l’outil de production, de même que l’exploitation à perte du site bruxellois, rendaient l’imminence de la délocalisation de plus en plus tangible pour la délégation.
« Nos chefs partaient régulièrement pour mettre en place le développement, que ce soit les cadres supérieurs ou les chefs de projets, ensuite les chefs de production… jusqu’au départ de notre matériel. (...) S’implanter en Chine avec de bonnes infrastructures était difficile. Donc la ville chinoise où se trouvait l’usine était très intéressante pour le groupe, parce qu’une fois qu’ils achetaient BC Component, cette ville chinoise leur appartenait. Ils disposaient alors de ce point de chute en Chine qui leur ouvrait toutes les possibilités au niveau de la réduction des prix, au niveau de la réduction du salaire.
(…) Les bilans étaient toujours négatifs. Il fallait qu’ils réinjectent environ trois millions d’euros chaque année pour pouvoir sauver le site et c’est ça qui nous confortait dans l’idée que c’était vraiment pour pouvoir délocaliser à terme que le groupe gardait Evere commune bruxelloise. »

La production allait décliner jusqu’à l’annonce de la fermeture du département PTC en août 2005, comme le révèlent les propos d’une travailleuse rencontrée, licenciée après 27 années de travail.
« Etant donné que la production diminuait, donc de passé 4 millions de pièces à 2 millions, on a fait partir les intérimaires, puis petit à petit les prépensionnables, et ensuite ils ont dû s’attaquer aux gens comme nous. A la fin on arrivait à même pas 800.000 pièces, et on a eu pendant une bonne année du chômage économique. On a eu du quatre jours semaine, ce qui veut dire perte de salaire. On a finalement été informés via les délégués au conseil d’entreprise, et on savait qu’à la fin de l’année ce serait fini. »

Selon ses dires, certaines rumeurs avaient toutefois permis de maintenir un certain niveau de production, et ce jusqu’à l’annonce définitive des licenciements.
« Le problème c’est que les chefs donnaient de l’espoir à certaines personnes qu’il y aurait une possibilité de changer de département. Donc cet espoir se répercutait sur chacun car les noms n’étaient pas communiqués. Ce qui provoquait une très mauvaise ambiance, parce que tout le monde voulait tenter sa chance, et même accepter n’importe quoi pour se faire bien voir. Même à moi, on m’avait fait miroiter d’être la première sur la liste en cas de transfert… alors que finalement personne n’a été transféré. Finalement j’ai compris que j’étais dans le lot et qu’il ne fallait pas rêver. Alors j’ai attendu, comme les autres, le coup de semonce. »

Les enjeux de la première mobilisation

A l’automne 2005, une grève fut organisée pour peser sur le contenu des négociations relatives au plan social. A la surprise du plus grand nombre, elle partit du département sauvegardé, le département NTC [5]. En effet, l’absence de perspectives d’avenir pour le reste de la production était, dès ce moment-là, devenu une évidence et rendait nécessaire la mise en place de gardes fous.

Le mouvement de solidarité du département NTC visait à attribuer aux clauses signées dans le plan social [6] de 2005 un statut de « base » pour de potentielles négociations futures (respectivement 1000 euros et 250 euros de prime de licenciement par année d’ancienneté pour les travailleurs licenciés et les prépensionnés). Tout le monde s’accordait pour dire que les travailleurs épargnés étaient menacés sur le court terme.
« Car c’est clair que d’ici un an ou deux, ils suivront le même chemin. Mon frère travaille toujours là et il me dit que tout le monde travaille en se disant dans le coin de la tête que tout ce qu’on a on l’a et qu’on gratte jusqu’à ce qu’advienne que pourra. En gros, ils vivent ce que nous on a vécu pendant deux ans. Il me dit qu’ils attendent à chaque conseil d’entreprise l’annonce de la délocalisation… et sans avoir besoin d’aller jusqu’en Chine parce que ce qu’ils produisent, eux, se fait déjà en Allemagne  ».

Face à la demande de garanties d’emploi pour les travailleurs restés sur le site, la direction avait systématiquement répondu être dans l’impossibilité de se prononcer sur les perspectives de viabilité. Elle se voulait rassurante en rappelant le caractère très technique et difficilement transférable des compétences mobilisées dans la fabrication des composants NTC, plus miniaturisés que les composants PTC.

Les signes avant-coureurs de la fermeture totale du site

Si l’année 2006 avait, suite à la première vague de licenciements, eu une répercussion positive sur les résultats financiers de l’entreprise, des signes avant-coureurs laissèrent rapidement présager du dénouement final, en l’occurrence l’arrêt des engagements de personnel sur le site et la délocalisation du magasin vers l’Allemagne.
« Nous, on a été inquiété directement au moment du transfert du magasin car en vendant à nos collègues, on allait toujours être en déficit. (…) Avec le magasin en Allemagne, on facture notre propre magasin. Mais si ça se trouve, on sous facturait ici pour l’Allemagne et, ensuite, eux facturaient au client. C’est donc eux qui faisaient les bénéfices et pas nous ! C’est pour la même société, on est d’accord mais nous, à Evere, on ne faisait plus de bénéfices, on prenait des risques. Avant, en vendant au client, on faisait 15% de bénéfice. Maintenant, en vendant directement à l’Allemagne, donc à Vishay, on ne fait plus que 2% de bénéfice. »

Le début de l’année 2007 allait laisser transparaître des signes plus tangibles.
« Tout a commencé au début de cette année. Les chiffres descendaient, au conseil d’entreprise on nous donnait des chiffres qui étaient aberrants. On a été voir les travailleurs en leur disant qu’on ne comprenait plus rien et qu’il fallait se préparer car ces chiffres de baisse constante, ce n’était pas normal. Avec les mêmes travailleurs, les mêmes conditions de travail, 2006 a été une année très bonne, on a même reçu les félicitations de la direction. Et 2007, tout commence à chuter. Donc là, on s’est dit : attention, il se pourrait que ce soit annonciateur. A la fin de l’année il pourrait se passer quelque chose et on sera dans les 2 ans dont on avait tous entendu parler, attention ! Si je veux fermer à la fin de l’année, et bien je commence à falsifier mes chiffres au début de l’année, je commence à annoncer des catastrophes. »

L’annonce de la fermeture définitive

Le 11 octobre 2007, les craintes de Najar furent confirmées avec l’annonce de la fermeture et de l’intention de licencier collectivement. Les trois facteurs explicatifs avancés par la direction étaient l’érosion des prix au niveau mondial, la chute du dollar et l’ampleur des frais fixes liés aux bâtiments de l’ancien département. Sur les 110 personnes, seules les 19 personnes du bureau d’études étaient susceptibles de garder leur emploi. La direction entendait arrêter la production en décembre 2008 et dès lors procéder à un licenciement perlé.

La seconde délocalisation n’était toutefois pas orientée vers la Chine. Le procédé de production du département NTC était en effet trop complexe à reproduire là-bas, mais était maîtrisé en Allemagne, à la frontière tchèque, et en Israël, où les coûts salariaux pouvaient respectivement être divisés de moitié et par six.

Le 6 novembre 2007, un rapport financier du groupe Vishay Intertechnology arrivait dans les mains des organisations syndicales. Les stratégies relatives au « Cost Management » témoignaient du caractère prémédité de la décision de délocalisation. Son contenu offrait aux représentants syndicaux la confirmation que le but poursuivi par le groupe en 2002 (rachat de BC Component) était bien l’acquisition du produit et donc du marché en vue d’une délocalisation généralisée. Il confirmait en effet l’intention du groupe de délocaliser 75% à 80% de la production vers les pays à bas salaire entre 2001 et la fin de l’année 2007..
« A ce moment-là, on se rend compte que… c’était en fait la chronique d’une mort annoncée ! »

La prise de connaissance de ce rapport, preuve d’une absence de communication transparente pourtant rendue obligatoire par la réglementation, constituera un des arguments clés pour la négociation du volet social. En effet, l’article 11 de la convention collective de travail n° 9 du 9 mars 1972 [7] stipule qu’en cas de fusion, concentration, reprise, fermeture ou autres modifications de structures importantes négociées par l’entreprise, le conseil d’entreprise doit être informé en temps opportun et avant toute diffusion. « Le conseil sera consulté effectivement et préalablement, notamment en ce qui concerne les répercussions sur l’emploi du personnel, l’organisation du travail et la politique de l’emploi en général. » Le contenu de la communication est précisé comme suit :
– le conseil d’entreprise doit être informé des facteurs économiques, financiers ou techniques qui sont à l’origine des modifications de structures de l’entreprise et qui les justifient, ainsi que leurs conséquences économiques, financières et sociales ;
– le conseil doit également être consulté « sur les moyens à mettre en œuvre en vue d’éviter les licenciements et les mutations entraînant la régression professionnelle ou sociale des travailleurs », et, sur les mesures éventuelles de reclassement ou de « réadaptation professionnelle et sociale » prévues.

L’annonce du licenciement collectif entraîna une journée de grève. Les interlocuteurs entrèrent alors dans la « procédure Renault ».

2. Le déroulement des débats

Le présent point expose, tout d’abord, la construction du rapport de force entre les parties en présence au départ de l’épineuse question de la durée légale de la procédure Renault ; elle décrit ensuite les marges de manœuvre de la délégation syndicale pour peser sur le contenu et l’issue des négociations, question intimement liée à la première.

La durée des négociations : enjeux autour du champ du négociable

L’article 6 de la CCT n° 24 du 2 octobre 1975, relative à la procédure d’information et de consultation des travailleurs en cas de licenciements collectifs, impose à l’employeur des règles d’information spécifiques en cas de licenciement collectif. Les consultations portent sur « les possibilités d’éviter ou de réduire le licenciement collectif ainsi que d’en atténuer les conséquences par le recours à des mesures sociales d’accompagnement visant notamment l’aide au reclassement ou à la reconversion des travailleurs licenciés  ».

La procédure d’information de l’autorité publique (les services publics de l’emploi régionaux – Actiris, Le Forem, VDAB) est quant à elle prescrite dans la réglementation de l’arrêté royal du 24 mai 1976 sur les licenciements collectifs. La loi du 13 février 1998, dite « loi Renault », a confirmé ces deux dispositions légales en les faisant passer à un niveau légal hiérarchiquement supérieur. Elle clarifie également les procédures préexistantes en les reformulant et en étend formellement le champ d’application aux licenciements collectifs consécutifs à une fermeture d’entreprise.

C’est la date de l’annonce de l’intention de licenciement collectif en conseil d’entreprise qui marque le démarrage d’une procédure d’information et de consultation permettant aux organisations syndicales de poser des questions à propos du licenciement collectif envisagé et de formuler des arguments ou faire des contre-propositions.

L’employeur doit en examiner la teneur et y répondre. Plusieurs réunions doivent être organisées, mais sans que leur nombre ni le délai de clôture des discussions ne soient fixés par la loi.

En ce qui concerne le « volet social », s’il n’existe pas en Belgique de cadre légal général explicite en vue d’élaborer un plan social, pour le Service public fédéral (SPF) Emploi, Travail et Concertation sociale, les dispositions formulées à l’article 6 de la CCT n° 24 peuvent être considérées comme le fondement d’un tel cadre. Le paragraphe 4 de l’article 6 de la CCT n° 24 détermine les informations à communiquer par écrit au conseil d’entreprise lors de l’annonce de l’intention de licencier collectivement et dispose que « l’employeur est tenu de fournir aux représentants des travailleurs tout renseignement utile et en tout cas par une communication écrite sur (…) la méthode de calcul envisagée pour toute indemnité éventuelle de licenciement qui ne découle pas de la loi ou d’une convention collective de travail ». Selon la note du SPF, il s’ensuit que, implicitement, les signataires de la convention reconnaissent l’existence de plans sociaux. Pour le SPF, un plan social contient « des mesures consenties par l’employeur, se situant au-delà des obligations que lui impose la loi, visant à améliorer le sort des travailleurs touchés par le processus de restructuration envisagé ».

La principale question qui divise aujourd’hui les interlocuteurs sociaux consiste à savoir si les volets de la « procédure Renault » sont successifs ou concomitants. Les deux interprétations possibles ont des répercussions non négligeables sur la durée des négociations.

Si la procédure est divisée en deux étapes successives (le volet « information et consultation » et le volet « plan social »), la fin de la phase d’information et de consultation, clôturée par l’envoi de la notification à l’autorité publique, fait démarrer un délai suspensif de 30 jours durant lequel l’employeur ne peut notifier leur congé aux travailleurs. Ce délai peut être réduit ou prolongé jusqu’à 60 jours et vise à permettre aux représentants des travailleurs d’introduire un recours en cas de non-respect du premier volet de la procédure (les aspects questions-réponses). Au terme de ce délai, les organisations syndicales seront contraintes de clôturer les négociations sur le plan social, sans quoi les travailleurs pourraient être licenciés en percevant uniquement les indemnités légales.

Par contre, dans le cas de débats sur les deux volets en parallèle, le délai ne démarrera qu’une fois achevé l’ensemble de la procédure (information et consultation des travailleurs ainsi que négociation du plan social) et donc une fois des indemnités extralégales négociées.

Les divisions sur cette question ont été exposées lors d’un avis du Conseil national du travail demandé par le Ministre fédéral de l’Emploi à propos d’une mesure qui devait être prise en exécution de la loi relative au Pacte de solidarité entre les générations. L’avis du CNT du 3 octobre 2006 [8] témoigne du désaccord profond entre les interlocuteurs sociaux ; la principale pierre d’achoppement étant le caractère de « négociation » à appliquer ou non aux deux volets constitutifs de la procédure préalable au licenciement collectif.

Sur le fond, les membres représentant les organisations de travailleurs rejettent fermement toute proposition visant à limiter dans le temps la procédure Renault. Pour eux, l’ensemble de la procédure relève du champ de la négociation, laquelle se doit de ne pas être limitée dans le temps pour bénéficier d’un contenu sérieux et suffisant. Nous avons vu, en effet, que le fait de clôturer la première phase dite d’information et de consultation par l’envoi de la notification sans que la négociation du plan social n’ait été clôturée avait pour conséquence de réduire cette phase au délai suspensif de 30 ou 60 jours.

Pour justifier leur position, les représentants des travailleurs font référence à la jurisprudence de la Cour européenne de justice concernant l’interprétation de la directive 98/59/CE relative aux licenciements collectifs, et notamment l’arrêt Junk [9] :
« S’agissant de la procédure de consultation, elle est prévue, aux termes de l’article 2 paragraphe 1 de la directive, “en vue d’aboutir à un accord”. Selon le paragraphe 2 du même article, elle “porte au moins sur les possibilités d’éviter ou de réduire les licenciements collectifs ainsi que sur les possibilités d’en atténuer les conséquences par le recours à des mesures sociales d’accompagnement.”
Il apparaît ainsi que l’article 2 de la directive impose une obligation de négociation.  »
Pour leur part, les représentants des employeurs rappellent, dans l’avis du 3 octobre 2006, « la nécessité de maintenir la séparation entre les deux phases », la première phase d’information et de consultation étant, selon eux, une phase orientée vers la poursuite des activités et le maintien de l’emploi, alors que la seconde phase concerne les modalités accompagnant les licenciements. Ils réaffirment le fait que « la clôture de la phase d’information et de consultation ne peut dépendre des résultats des négociations portant sur le plan social ».

Il semble toutefois que la Cour de justice européenne tranche, peut-être sans en avoir pleinement conscience, cette question de la limite du champ du négociable au sein de la phase préalable au licenciement collectif. En effet, en considérant que le fait de chercher à « limiter et à éviter les licenciements » nécessite un accord et donc une négociation, il devient impossible de ne pas inclure dans le champ de ce qui est négociable la « décision économique », domaine réservé de l’employeur. Dans la pratique, la possibilité de mener les deux négociations conjointement et de faire dépendre les résultats de l’une des résultats de l’autre induit donc la possibilité pour les syndicats de peser sur la décision économique du chef d’entreprise. Dans ce cas, il y a un effet de débordement du social sur l’économique. C’est probablement la raison pour laquelle les discussions sont bloquées au CNT.

Dans les faits, le caractère simultané ou non de la date de clôture du volet information consultation avec celle de la négociation du plan social dépendra d’un cas de licenciement collectif à l’autre et du rapport de force entretenu par les interlocuteurs.

Le cas de l’entreprise Vishay

Dans le cas de l’entreprise Vishay, l’enjeu de la direction était de limiter la durée de la procédure d’information et de consultation, sans perdre trop d’argent. L’objectif visé était de procéder à la première vague de licenciements en janvier 2008, ce qui la contraignait, au regard de la législation, à clôturer les débats en décembre 2007. L’enjeu pour la délégation syndicale était d’anticiper les échéances patronales et de faire pression sur le contenu des négociations par l’allongement de la phase préalable aux licenciements.

La tentative de négociation sur les deux volets de la procédure Renault de façon simultanée se heurta finalement au refus de la direction, au vu des indemnités revendiquées qui présupposaient une négociation longue et complexe. Nous y reviendrons.

Nous l’avons dit, l’un des enjeux d’une délégation syndicale est la maîtrise des échéances de la partie adverse. A cet égard, la solidarité émanant d’un destin partagé par l’ensemble des travailleurs de Vishay suscita un partage d’information utile à la contre-offensive syndicale. La délégation apprit que l’équivalent de six semaines de stock avait été transféré vers le magasin en Allemagne. Ceci permettait d’avoir une idée des délais estimés par la direction. En l’absence de mainmise sur ce qui est communément appelé le « trésor de guerre », les travailleurs décidèrent de ne pas entrer en grève mais de réduire la productivité à 30% de ce qu’elle était auparavant, et ce, au-delà des six semaines, pour faire pression sur une direction contrainte d’honorer les engagements commerciaux de la division européenne.

«  A ce moment-là, ils sont arrivés avec des limites de temps qui étaient impensables pour eux, avec des problèmes de stock. Donc ils n’ont plus comme alternative que la clôture de la loi Renault et les trente jours pour trouver un accord. Mais ils veulent arrêter la production et commencer à licencier à un moment X. L’enjeu pour nous c’était de retarder afin d’éliminer les six semaines de stock et tu sais que nous, syndicalement, on ne clôturera jamais une loi Renault sans qu’on ait un accord ! La loi nous permet de poser des questions, l’objectif est de continuer à poser des questions et de faire des contre-propositions ! On n’a pas beaucoup d’espoir mais on ne clôturera pas tant qu’on n’aura pas un accord. On a un accord et on clôture ! »

La direction clôtura unilatéralement le premier volet de la procédure Renault en date du 20 décembre 2008. La délégation exerça son droit de plainte pour non-respect de la procédure. En effet, la délégation invoquait l’absence de réponses à certaines questions et l’impossibilité d’avoir pu formuler les contre-propositions pourtant autorisées par la loi.

Modalités de négociation, argumentaire et revendications

La direction annonça sa volonté de clôturer le premier volet de la procédure eut finalement au conseil d’entreprise du 13 décembre 2007. Sachant que la clôture unilatérale était imminente, la délégation imposa que la poursuite des négociations sur le volet social se fasse « au finish », et donc en dehors de tout délai risquant de restreindre ses marges de manœuvre.

C’est surtout le contenu du rapport stratégique de l’entreprise qui fut invoqué par la délégation syndicale pour justifier l’ampleur des montants qui allaient être revendiqués. D’une part, la délégation invoqua la preuve, grâce au rapport financier, du caractère prémédité et mensonger des stratégies présentées par la direction durant deux années. D’autre part, la délégation relativisa les montants revendiqués en invoquant les 50 millions de dollars d’économie par année estimés dans le rapport grâce à la seule « délocalisation » des coûts salariaux.

Par ailleurs, les profits annoncés de la vente des terrains industriels nourrirent la détermination des travailleurs à obtenir un plan social (« une part de gâteau ») à la mesure du préjudice subi. Les travailleurs avaient en effet été informés, au début du mois de décembre, de la vente des bâtiments et des profits qui allaient être réalisés « sur leur dos ». Najar en avait communiqué les montants :« On a appris qu’il y avait déjà des offres d’achat (…) déjà oui ! Il y a eu quatre offres d’achat, dont Bouygues qui voudrait y faire des logements et un centre commercial. Les terrains sont estimés à 10.000 000 euros, le terrain uniquement ! Maintenant on commence à comprendre pourquoi il était intéressant d’acheter Evere, parce que ces cinq dernières années, il y a eu le grand boom de l’immobilier. Comme c’est une société qui allait déjà mal en 2002, le groupe nous a acheté pour quasiment 1 franc symbolique, donc ils vont faire leur plus-value et sur la délocalisation, et sur la vente du terrain ! Le terrain, c’est incroyable ce qu’il vaut actuellement, il y a l’autoroute à coté, Zaventem, l’OTAN, à deux pas de la ville. Non non, c’est un emplacement idéal. »

Les travailleurs savaient que tout était déjà vendu, que tout allait être rasé au fur et à mesure. Un travailleur, citant les mots de la direction, quelque chose comme « dans peu de temps, vous ne reconnaîtrez plus rien », fit part de son ressenti : « c’est si difficile de se dire qu’il ne restera rien, absolument rien, d’une usine où on a travaillé 21 ans. »

Il fallait trouver les moyens de compenser les effets douloureux d’un vaste jeu de spéculations sur lequel les travailleurs n’avaient aucune prise.
Les indemnités revendiquées furent équivalentes à celles obtenues par les travailleurs de Volkswagen [10], ce qui correspondait à des montants largement supérieurs à ceux obtenus deux années auparavant, à savoir les 1000 euros par année d’ancienneté en deçà desquels la direction s’était engagée, par écrit, à ne pas descendre.
« On avait négocié que la direction ne prévoirait pas de conditions inférieures aux montants de 2005. Mais, aujourd’hui la donne a un peu changé. Pour nous c’était une base, bien sûr. On avait dit que la direction ne prévoirait pas de conditions inférieures à 2005, mais on n’a pas mis de limite supérieure. Entre temps, il y a eu VW, il y a eu Opel, il y a eu Johnson, il y eu beaucoup de restructurations où les chiffres ont énormément évolué. L’investissement de la restructuration coûte de plus en plus cher aux patrons. Donc à ce moment-là, les gens ne sont plus d’accord de s’en remettre pour 1000 euros que nos collègues ont eu il y a deux ans, et les collègues contactés nous ont dit « ne faites pas la même bêtise que nous, battez-vous plus longtemps, plus durement, mais ne vous faites pas avoir, ne prenez pas les 1000 euros qu’ils nous ont donnés… vous devez avoir beaucoup plus que ça » (...) Les gens se disent les ouvriers de VW c’est des ouvriers comme nous donc il n’y a pas de raison qu’on doive se contenter des 1000 euros qu’on a négocié il y a deux ans  ».

Lors des premiers échanges au sujet du montant des indemnités extralégales, la direction suggéra d’offrir une indemnité de licenciement d’un montant de 1300 euros par année d’ancienneté aux travailleurs devant être licenciés. Cette somme était présentée comme une indexation du montant précédent. Aucune prime de licenciement n’était prévue pour les travailleurs prépensionnables.

Déroulement et aboutissement de la négociation

Targuée de procéder à une séquestration par son refus de suspendre la négociation au milieu de la nuit, la délégation parvint finalement à poursuivre les débats jusqu’à cinq heures du matin. La direction fit en effet valoir, pour l’arrêt des débats, l’autorisation préalable et incontournable de la division allemande au-delà du montant de 3000 euros d’indemnités.

La réunion suivante fut finalement convoquée le 17 décembre 2007 à la Division de la conciliation sociale du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, et ce à la demande de la direction. Elle fut toutefois postposée au 3 janvier en raison de l’absence de plusieurs permanents syndicaux. Le conciliateur social incita donc les interlocuteurs à poursuivre les négociations dans d’autres lieux. Une réunion eut dès lors lieu le 20 décembre dans les locaux d’Agoria, la fédération patronale du secteur concerné, mais les parties présentes n’aboutirent toujours pas à un accord au-delà du montant de 3250 euros par année d’ancienneté proposé par la direction. La délégation proposa alors aux interlocuteurs d’interrompre les débats jusqu’à la date prévue du 3 janvier devant le conciliateur social.

« A l’usine, on avait levé le camp. On avait dit aux gens de passer leurs vacances chez eux à la maison et de se reposer un petit peu. »
Le 3 janvier 2008, la conciliation dura jusqu’à deux heures du matin. Le montant de 3600 euros par année d’ancienneté n’obtient toujours pas l’assentiment de la délégation, tout comme l’absence de prime pour les prépensionnables en plus de l’indemnité patronale de prépension. A défaut d’accord, le président de la conciliation suggéra de recueillir l’avis des travailleurs en organisant un vote à bulletin secret au sein de l’entreprise. Najaret ses collègues acceptèrent.
« Donc nous on se regarde et on dit ok, on va laisser les choses se faire démocratiquement. Les gens nous ont donné un mandat pour 5000 euros, s’ils abandonnent à 3600, moi je ne me sentirai plus investi d’une mission si les travailleurs décident d’accepter. »
Sans obtenir l’adhésion des représentants des autres organisations syndicales, Najar appela à voter contre le plan. Le 9 janvier, 81 % des 91 personnes concernées par le licenciement rejetèrent les montants proposés par le conciliateur social. Pour Najar, ce scrutin était d’autant plus marquant qu’il témoignait d’une solidarité sans précédent de la part des travailleurs pour que leurs collègues candidats à la prépension obtiennent une prime de licenciement équivalente à celle obtenue deux ans auparavant.
Les jours qui suivirent le scrutin furent marqués par de fortes tensions. La délégation sentait que « le vent était en train de tourner  », que le mouvement s’essoufflait et que les travailleurs risquaient, par crainte de tout perdre, de se désolidariser. La direction avait distribué un tract aux travailleurs évoquant le retour à la case départ de la négociation et l’approche de la prise d’effet des licenciements.
« L’épée de Damoclès des licenciements était toujours au-dessus de nous et on travaillait sans filet car le compte à rebours était parti le 20 décembre [date de la notification]. L’approche de l’envoi des C4 risquait de désolidariser le mouvement. Les gens commençaient à paniquer, certains qui avaient 50.000 euros net et qui d’un moment à l’autre n’étaient plus certains de les obtenir ».
Il fallait rajouter à cela la perte d’argent que signifiait la reprise de la grève (60 euros perdus par jour de grève). Dans ce contexte, la délégation, tenue de s’en tenir à l’ « enveloppe » négociée jusque-là, proposa à la direction une modification des calculs financiers qui n’allait engendrer aucun coût supplémentaire et qui était susceptible d’obtenir l’assentiment de l’ensemble des travailleurs. Elle ne permettait pas d’atteindre les 5000 euros, mais avaient pour avantage d’éviter la rupture des négociations.
« On a été jusqu’à un top et lorsqu’on sentait qu’on ne pourrait pas aller plus haut, on a arrêté. Les travailleurs ont accepté à près de 80 %, la direction aussi et on a signé les conventions collectives le 16 janvier. »
Le montant final de la prime de licenciement « unique » [11] s’élèvera finalement à 3735 euros par année d’ancienneté pour les travailleurs licenciés.

Pour les prépensionnables, une prime de 250 euros par année d’ancienneté s’ajoutera à une indemnité patronale de prépension élevée à 85 % de la différence entre la rémunération et le total des allocations de chômage (augmenté de l’éventuelle intervention du Fonds de sécurité d’existence) [12].

Les représentants du personnel devront, quant à eux, s’engager à annuler la plainte concernant le non-respect de la loi Renault afin de permettre à la direction d’effectuer les licenciements du premier groupe concerné immédiatement après la signature des conventions.

Conclusion

La délocalisation en deux temps du site bruxellois de l’entreprise Vishay est emblématique des conditions dans lesquelles les licenciements collectifs sont opérés et qui résultent aujourd’hui de politiques financières stratégiques de groupes multinationaux et sur lesquelles les acteurs syndicaux n’ont aucune prise.

La lecture chronologique des faits considérés permet d’abord d’illustrer la difficulté des acteurs syndicaux à faire la lumière sur les orientations stratégiques poursuivies par les directions d’entreprises. Elle présente ensuite le cadre légal et réglementaire sur lequel une délégation s’appuie pour obtenir une réparation à la mesure du dommage subi. Elle renvoie également à la lancinante question de la limite du champ du négociable au sein de la procédure Renault qui divise les interlocuteurs sociaux. Question que la Cour de justice européenne semble avoir tranché en faveur de l’interprétation syndicale. Mais le récit de Najar montre également que la construction d’un rapport de force et les formes de solidarité qui s’expriment dépassent le cadre limité des procédures édictées par la loi.

La bataille que se livrent les différentes entreprises et leurs actionnaires pour le partage des marges se déroule sans préoccupation des perspectives offertes aux centaines de milliers de travailleurs laissés sur le carreau, ni d’ailleurs de la souffrance qu’engendre le démantèlement de collectifs de travail par la délocalisation d’un outil de travail performant avec, pour unique justification, un « coût salarial » trop élevé. Or, les travailleurs et leurs représentants ne sont pas dupes des piètres perspectives qui s’offrent à eux dans un contexte de chômage massif et de mise en concurrence entre demandeurs d’emploi. C’est pourquoi, à l’heure où les dispositifs d’activation des travailleurs victimes de licenciements collectifs se retrouvent au cœur d’une politique dite de « gestion active des restructurations », le terrain du dédommagement pécuniaire reste celui sur lequel les délégations syndicales s’engagent avec le plus de vigueur. Obtenir une « part du gâteau », jugée dérisoire face aux profits réalisés par des groupes financiers grâce aux licenciements, constitue la seule réparation tangible à offrir aux travailleurs et la seule certitude par rapport à leur avenir.

P.-S.

Aline Bingen, « La délocalisation en deux temps de l’usine Vishay. Chronique d’une mort annoncée et contours de la procédure Renault », L’Année sociale 2007.

Notes

[1BINGEN Aline, « La rhétorique obscure des restructurations. Le cas AGC Automotive », L’Année sociale 2005, Bruxelles, avril 2006, pp. 153-162.

[2La manufacture belge de lampes électriques (MBLE), créée dans les années 1960 et qui travaillait pour Philips fut rachetée par Philips et ensuite vendue au groupe d’investisseurs Compass partners en 1998, pour s’appeler « BC Component ».

[3« Positive Température Coefficient ».

[4L’autre site belge de BC Component était localisé à Roulers, en Région flamande.

[5« Negative Temperature Coefficient ».

[6Pour rappel, le contenu du plan social est spécifique à chaque licenciement collectif et doit être consigné dans une convention collective de travail conclue en application de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. Le fait de couler l’ensemble des dispositions du plan social sous forme de conventions collectives permet de renforcer la sécurité juridique des engagements ainsi que la paix sociale

[7Convention collective de travail coordonnant les accords nationaux et les conventions collectives de travail relatifs aux conseils d’entreprises conclus au sein du Conseil national du travail.

[8Conseil national du travail, Avis n° 1.567 du 3 octobre 2006, « Exécution du Pacte de solidarité entre les générations – Procédure préalable aux licenciements collectifs ».

[9Cour de justice des Communautés européennes, 27 janvier 2005, C 188/03.

[10Pour rappel, le montant d’environ 5600 euros par année d’ancienneté avait été obtenu par convention collective le 27 mars 2007.

[11« Unique », car la prime de licenciement comprend l’indemnité de préavis, la prime de fermeture légale, un crédit complémentaire de formation de 1000 euros par travailleurs et le pécule de vacances sur indemnité de préavis.

[12Convention collective de travail n°17 du 19 décembre 1974 instituant un régime d’indemnité complémentaire pour certains travailleurs âgés en cas de licenciement.