Le mouvement des gilets jaunes nous a interpellé tout au long de l’automne 2018. Ce mouvement révèle ce que les mutuelles et les syndicats ont dénoncé tout au long de la législature sans avoir réussi à se faire entendre : aujourd’hui, 40 % des travailleurs ont du mal à joindre les deux bouts. L’enquête Thermomètre Solidaris n°9 de 2016 dénonçait déjà le fait. Et dans son dossier « Salaire minimum 14€ ... » la FGTB Wallonne analyse les recettes et les dépenses des ménages en Belgique, et constate que la moitié de la population n’arrive à faire face à ses dépenses qu’en s’endettant ou en revendant une partie de ses biens, ce qui l’appauvrit et l’entraîne dans la misère.

Source : Collectif Krasnyi

Le gilet jaune révélateur de la fracture sociale

Ce graphique [1] montre que les 1.212.465 ménages du 1er quartile, qui touchent en moyenne 15.496 € par an, en dépensent 19.901 et doivent donc en emprunter 4.405 ; les ménages du 2nd quartile qui gagnent en moyenne 25.985 €/an en dépensent 30.330 et désépargnent donc pour 4.345 € ! Ce revenu correspond à un salaire de 14€/heure ou 2.305€ brut/mois à temps plein, soit environ 1.600€ net.

Par contre les ménages du 4ème quartile qui gagnent en moyenne 68.886€ en dépensent 53.795 et épargnent donc 15.091€ /an.

Réagissant à l’interview d’une gilet jaune, Sylvie Lausberg, présidente du CFFB, rappelait notamment : si des ménages à 2 revenus n’arrivent plus à joindre les 2 bouts, à fortiori les ménages monoparentaux, essentiellement des femmes seules sont dans cette situation de précarité quotidienne. Et de fait l’écart salarial homme-femme s’élevant toujours entre 13 et 25 %, selon la mesure, cela signifie autrement formulé, qu’à partir du mois de novembre les femmes travaillent pour rien. [2]

Interrogée en janvier 2018 à propos de Davos, Marie Hélène Ska avait eu des propos quasi prémonitoires :

1° la fracture sociale entre des CEO qui en une semaine gagnent autant qu’un travailleur en une année de travail est un signe inquiétant de l’explosion des inégalités [3] ;

2° le fait que les dirigeants d’entreprises et les politiques qui nous gouvernent n’entendent plus les préoccupations d’en-bas en Belgique et dans le monde est un défi majeur ;

3° la faillite de l’état providence, causée par leurs décisions nous ramène au 19ème siècle et risque de mettre en danger la démocratie qui, comme l’a déclaré Obama, est réversible.

Et elle proposait des pistes de solution :

Arrêter immédiatement la course au moins disant social et environnemental ;

  • La croissance n’est pas une finalité en soi, la finalité doit être le bien-être pour tous ;
  • Le tournant de l’e-commerce peut se prendre en refusant le travail de nuit et du dimanche ! ;
  • Les pays qui gagnent aujourd’hui sont ceux qui mettent l’humain au centre de leurs préoccupations. Ainsi, ils peuvent gérer le tournant de la révolution technologique et verte en cours au lieu de la subir. Exemple, Volvo qui en décidant de passer à la voiture électrique a négocié avec les travailleurs les conditions de leurs formations et recyclages, et donc l’adaptation de ses mécaniciens au lieu d’imposer un plan de restructuration en laissant la charge aux caisses de solidarité et aux pouvoirs publics.
  • Nous devons aujourd’hui nous atteler à corriger la distribution primaire des revenus (entre revenus du capital et du travail) et pas seulement la redistribution via l’impôt et/ou la sécu.

La fracture sociale se révèle dans les revenus, mais aussi directement dans la précarisation des statuts. Nos dirigeants dénoncent le chômage, mais, tout en entretenant une armée de réserve qui fait pression sur les salaires et les revenus, ils n’ont jamais mis à l’ouvrage au moyen de jobs à temps partiel ou intérimaire une aussi grande partie de la population soit 3.920.000 travailleurs au second trimestre 2018, dont 1.470.000 avec un statut précaire, que ce soient des jeunes en intérim avec un salaire inférieur au minimum, ou des âgé.e.s maintenu.e.s au travail jusqu’à 65 ans en offrant des réductions de cotisation sociale aux patrons.

Cette tendance lourde remonte à la réforme réactionnaire du Reaganisme et du Thatchérisme des années 1980, dont la voie a été ouverte par le « théorème de Schmidt » en 1974.

Et nous n’évoquons même pas ici les faux indépendants qui travaillent pour des plateformes à qui l’État accorde de fait des droits semblables à ceux d’une zone franche, en les exonérant de leur contribution normale à la justice sociale et au bien-être de tous.

L’autruche à Katowice et à Davos

Nos dirigeants sont allés à Katowice et ils en sont revenus sans avoir pris la mesure des enjeux climatiques à relever ; ou en tout cas sans se donner les moyens, face à l’urgence de changer de cap à 180°. Si on veut éviter les destructions irréversibles, les sols qui meurent, les espèces qui disparaissent, les sécheresses et les inondations qui chassent les populations, il faut décider ensemble de changer pas seulement le modèle, mais carrément le mode de développement. Mettre la survie et le développement durable au centre des projections, à la place du profit, et reléguer ou conserver l’équilibre budgétaire et économique comme une contrainte à respecter sur le long terme.

À Davos, le «  Forum économique mondial présente le nouvel indice de compétitivité mondiale 4.0, une boussole économique indispensable, qui s’appuie sur quarante ans d’expérience dans l’analyse comparative des moteurs de la compétitivité à long terme et l’intégration des connaissances les plus récentes sur les facteurs de la productivité future.  »

Ils mettent toujours la priorité sur la compétitivité des économies...et énoncent bien qu’il y a un problème : «  Bien que l’égalité et la croissance ne soient pas des concepts incompatibles, il n’en va pas de même si l’on compare les résultats du GCI 4.0 et les mesures environnementales. Les économies les plus compétitives ont les empreintes écologiques les plus importantes, mais elles sont les plus efficaces (leur empreinte par unité de PIB est la plus faible).  »

Mais ils continuent à rêver et imaginer que «  Atteindre ensemble l’égalité, la durabilité et la croissance est possible - mais nécessite un leadership proactif et clairvoyant  » [4].

Nous n’y croyons pas ! Pour faire face à l’urgence sociale et à l’urgence environnementale, nous réclamons l’organisation au niveau belge d’une conférence citoyenne au sénat avant les prochaines élections ! (voir pétition du MpOC )

Piste de solution : augmenter le salaire minimum via l’AIP.
Attention, avec le tax shift, le gouvernement a augmenté le salaire net des travailleurs mais il a réduit leur salaire différé en réduisant les cotisations patronales à la sécu (conséquences : des exclusions de chômeurs et des suppressions ou réductions de remboursement de certains soins). La distribution primaire n’a pas été corrigée et la population active s’est globalement appauvrie !

« Sur les 20 dernières années, hors indexation, le salaire horaire moyen a progressé de 9 %, et le salaire minimum légal n’a progressé que de 3,5 % pour atteindre 9,61€/h (travailleur de 22 ans) ou 1.593,8 €/mois. Selon l’OCDE, entre 1983 et 2015, le salaire minimum est passé de 57 % à 49 % du salaire médian. Or le seuil de pauvreté est fixé à 60 % du revenu médian. Le salaire minimum ne protège donc plus contre la pauvreté » et le nombre de travailleurs pauvres explose.

Pour corriger la fracture sociale, obtenir une meilleure répartition, et sortir une partie de la population de la pauvreté, avec les syndicats nous proposons d’augmenter le salaire minimum et de fixer la revendication à 14 € brut/h ou 2.300 € brut/mois.

Est-ce finançable ? Oui. La comparaison avec l’évolution des revenus du décile supérieur, ou avec les 18 milliards de dividendes nets versés directement à des personnes physiques par an ou encore avec la réduction de l’impôt des sociétés (voir propositions du RJF) montre que c’est parfaitement finançable.

Aujourd’hui, réduire les inégalités en récupérant une partie du revenu national en augmentant le salaire minimum brut permet de restaurer la dignité de travailleurs pauvres, d’être plus efficace au niveau économique, de refinancer la Sécurité sociale et les services publics et de contribuer à améliorer l’égalité hommes-femmes puisqu’elles sont malheureusement plus nombreuses sous le seuil de pauvreté, et moins nombreuses au-dessus du « plafond de verre ».

Les patrons vont évidemment crier au scandale et nous rappeler le carcan de la loi sur la compétitivité, mais ils n’aiment pas entendre que leurs travailleurs sont pauvres et maintenus sous le seuil de pauvreté.
Concrètement, cela nécessite non seulement que chacun soit convaincu, mais qu’il mobilise toute son énergie et ses contacts pour faire fonctionner la démocratie syndicale et veille à ce que son délégué, son syndicat local, régional, son secteur relaie cette revendication solidaire et démocratique et la fasse passer comme prioritaire dans la négociation qui s’ouvre pour un nouvel accord interprofessionnel (AIP) : avant tout augmenter le salaire minimum ! Enfin c’est une occasion inespérée, voire ultime pour les syndicats de s’ouvrir à la population la plus précarisée, et de montrer aux gilets jaunes qu’ils ont entendu et relaient en partie leurs revendications. La démocratie économique et sociale peut ainsi quelque peu contrebalancer le virage vers l’extrême droite de la politique. Faute de quoi, le réveil au lendemain des élections de mai pourrait être pénible.

 


Cet article a paru dans périodique de Attac Liège 96 janvier-mars 2019.

 


Pour citer cet article : Eric Nemes : « Le gilet jaune, l’autruche à Davos, et le salaire minimum outil de solidarité et démocratie », Econosphères, février 2019 texte disponible à l’adresse : [http://www.econospheres.be/Le-gilet-jaune-l-autruche-a-Davos-et-le-salaire-minimum-outil-de-solidarite-et]

Notes

[1Statbel (Direction générale Statistique - Statistics Belgium. 6 HBS Tab03_QRT_BE Dépenses moyennes par ménage et par an (€) - Répartition par quartile de revenus - Belgique

[2Interview de MH Ska et Sylvie Lausberg : Le grand oral Rtbf Le Soir https://www.rtbf.be/auvio/detail_le-grand-oral?id=2441363

[3Statistique de l’ONSS Tableau 5 Nombre de travailleurs occupés par type de prestation et durée du travail

[4World social forum : « Tandis que les pays révisent leur trajectoire en termes de compétitivité, il existe dix éléments clés à retenir pour toutes les économies » Klaus Schwab, Founder and Executive Chairman, World Economic Forum et Saadia Zahidi