Le mouvement des gilets jaunes est un parfait analyseur des très nombreux dysfonctionnements sociaux, politiques et économiques qui se sont accumulés depuis près de quarante ans de gestion politique néo-libérale imposée, entre autres, aux populations de l’Union européenne. Dysfonctionnements qui ont encore été démultipliés par l’amplification des logiques néo-libérales déployées par l’Union européenne et ses États pour transformer le crash bancaire de 2008 en une incroyable opportunité d’exploitation des classes laborieuses.
J’avais ainsi annoncé dans un article publié dans cette revue (Politique) en 2011 qu’avec le vote par le parlement européen des fameuses dispositions de la nouvelle gouvernance économique, qui instaurait les politiques austéritaires comme normalité économique, l’Union européenne, et ses États membres, disaient purement et simplement adieu à la démocratie [1].
Ce constat effrayant, que par ailleurs Guy Hermet avait déjà pressenti dans un ouvrage de 2007 [2], reposait sur la signification symbolique qui se dégageait de la mise sous tutelle ou de la forte contrainte de réforme exercée à travers le nouveau dispositif du semestre européen sur l’économie et les politiques publiques des États membres : la loyauté politique des dirigeants des États de l’Union ne s’adressait plus dorénavant à leur population mais était désormais inféodée aux exigences des grands créanciers internationaux, du FMI aux grandes institutions bancaires transnationales. Cette notion de « loyauté » comme principe central à respecter envers les créanciers privés et le FMI dans la nouvelle gouvernance européenne économique est ainsi inscrite dans le Pacte pour l’Euro Plus qui a servi de matrice au TSCG (Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance) [3].
Ce transfert de loyauté a signifié un changement profond de régime politique : de la démocratie à la gouvernance technocratique autoritaire. Que l’on en mesure bien toute la symbolique ! L’origine de la souveraineté a été déplacée du peuple aux banques !
Il en est né une profonde fracture politique et sociale qui depuis ne cesse de s’agrandir entre les classes dirigeantes ancrées dans l’obsession du TINA (there is no alternative) et les classes laborieuses (celles qui tirent leur revenu de leur seul travail) à nouveau considérées par les puissants et les nantis sous un angle de franche hostilité, d’arrogance et de mépris.
La manière dont la plus grande partie des grands médias « d’information » proches des pouvoirs politiques et économiques en place a couvert le mouvement des Gilets Jaunes en a offert une illustration exemplaire.
Une fracture sociale contre-démocratique
Lorsqu’un système politique, en l’occurrence l’Union européenne que je définis comme le pouvoir collégial des chefs d’États et de Gouvernement de ses États membres, décide qu’année après année l’ensemble des budgets publics (du budget de l’État au budget communal) doivent diminuer afin de réduire la dette publique qui par ailleurs ne peut qu’augmenter du fait de la mise de l’État en dépendance financière totale du secteur privé et de l’effet récessif ainsi engendré, et que par ailleurs la règle d’or de la comptabilité publique devient celle d’un budget idéalement excédentaire, ce système déclare de facto la guerre sociale à ses populations.
La manière dont un pouvoir politique interagit avec la population possède une forte dimension et signification symboliques.
Ainsi, s’organiser pour chercher à produire un budget public en excédent est une forme sophistiquée de destruction de la richesse collective qui signifie sur le plan tant matériel que symbolique qu’un État ne juge plus nécessaire d’entretenir les infrastructures et les institutions nécessaires à la vie sociale.
Lorsqu’un pouvoir étatique accepte de diminuer drastiquement ses dépenses de services publics de telle sorte à ce qu’il y ait moins de trains, moins de gares, des trains avec des WC fermés (ou pire non entretenus et débordants), des écoles ou des musées où il pleut, des ambulances si vieilles que les chocs de circulation ne sont plus amortis, des hôpitaux où il faut attendre de nombreux mois pour le moindre rendez-vous , où le matériel de soin quotidien est de moins en moins performant car il faut acheter le moins cher possible, où pour accoucher il faut venir avec ses propres essuies car l’hôpital ne fournit plus rien … il y a un message symbolique très clair qui se répète dès lors jour après jour : vous qui dépendez de services publics pour votre quotidien, vous ne méritez guère mieux que ce service dégradé car vous n’êtes « rien » et peut-être même bien « des moins que rien ».
Que nous disent ainsi symboliquement les nombreuses mesures politiques qui furent prises par Maggie De Block sous sa casquette de ministre de la santé ? Vous souffrez, cela ne nous importe pas. Votre utilité sociale se réduit à n’être que de la force de travail, rien d’autre.
Ces messages de grande violence sociale transmis à travers les très nombreux manquements d’États qui ne veulent plus s’assumer comme « État social » ou comme « Puissance publique démocratique » ont été assenés plus violemment encore dans les pays de l’UE qui ont été mis provisoirement ou à plus long terme sous tutelle des banques privées, comme ce fut le cas en Grèce.
En Grèce, l’État a accepté, en prenant et faisant exécuter certaines mesures politiques, qu’une partie de la population n’ait plus droit à des soins de santé et qu’elle puisse donc mourir, faute d’intervention médicale [4]. Là, l’idée « du moins que rien » a aussi fait son lit mais sous une forme encore plus radicale.
Disons les choses encore plus clairement : la classe bourgeoise européenne, celle qui tire essentiellement ses ressources du travail des autres, s’est lancée dans une guerre sociale ouverte, au moyen de l’argument austéritaire, afin de privatiser à des fins de pouvoir et d’intérêt personnels le maximum possible des ressources collectives [5] car déclarer que l’individu lambda est un moins que rien, c’est déclarer en même temps qu’il y a une oligarchie qui, elle, a droit à tout, sans aucune retenue, en toute impunité [6].
Cette inhumanité des nantis s’est constituée progressivement durant ces dernières décennies grâce aux multiples pouvoirs et capacités de distinction qu’engendre le fait de posséder beaucoup d’argent, de posséder de plus en plus d’argent, à un point tel que cela ne signifie plus qu’une seule chose : disposer d’un plein pouvoir de dominer et d’exploiter en toute « naturalité » (il y a nous, les excellents et les puissants, et ceux d’en bas dont la seule utilité sociale est de nous servir). André Gortz, dans un article remarquable paru dans le Monde diplomatique en juin 1990 [7], annonçait déjà que nous rentrions dans une phase de pleines inégalités sociales avec l’abandon en Europe occidentale de secteurs entiers d’industries pour s’orienter vers une économie essentiellement de services. La nouvelle forme de domination bourgeoise est de produire de nouveaux valets et de nouveaux besoins de services domestiques, à leur service, et c’est tout bénéfice si certains des services offerts sont « high techs », gérés par des algorithmes et, en outre, très mal rémunérés.
Une fracture économique de plus en plus profonde
Nous n’avons jamais produit autant de richesses de toute l’histoire de l’humanité. Et je parle là non seulement en quantité de ressources monétaires mais aussi en savoir-faire et en généralisation de l’instruction des savoirs vers une masse importante des populations.
En Belgique, le PIB actuel correspond à plus de quatre fois la richesse produite en 1960 [8], au début de l’ère de l’augmentation des salaires et des droits sociaux. Or notre population n’a pas quadruplé et nous ne détruisons pas chaque année l’essentiel de nos infrastructures. Cette richesse nouvelle vient donc en surplus et devrait nous permettre de financer de façon phénoménale de nouveaux droits collectifs ; elle devrait permettre de prendre soin, dans tous les sens du terme (y compris par de nouveaux droits socio-écologiques à un environnement non nocif), de chacune des personnes qui vivent sur le territoire belge, en toute égalité.
Et c’est parce que nos niveaux de richesse permettraient l’égalité que la bourgeoisie, pour perdurer, se doit de détruire toute velléité d’indépendance chez un grand nombre : indépendance financière, politique, sociale, économique, symbolique. En payant de moins en moins le travail ou même en ne le payant plus (de nombreux jeunes doivent faire des « stages », c’est-à-dire travailler gratuitement, parfois plusieurs années consécutives), en enfonçant dès lors de plus en plus de personnes dans la nécessité du crédit bancaire, en jetant des pans entiers de populations dans l’extrême dénuement (les sans-papiers, les sans-abris, les réfugiés) ou dans la grande pauvreté (les éjections du chômage avec un recours hasardeux à ce qui est néanmoins l’ultime aide sociale, celle du CPAS ; le développement des petits jobs de service qui ne permettent même pas de vivre), en assimilant tout ce qui est ressource publique à du patrimoine personnel qu’il faut s’approprier, bref en réunissant peu à peu toutes les conditions nécessaires pour reconstituer une plèbe : une masse de moins que rien ou à tout le moins de pas grand-chose.
Au moins vingt pour cent des personnes vivent sous le seuil de pauvreté dans certains des pays de l’UE (Roumanie, Espagne, Grèce, Italie) : une personne sur cinq ! Dix-sept pour cent en moyenne européenne [9].
En Belgique, en 2019, 68 pour cent des Belges peinent à constituer de l’épargne [10]. En 2013, ils étaient 52%. [11]
Cela ne relève d’aucune fatalité. Cette situation découle de décisions politiques adoptées en faveur du patrimoine mobilier, de la libre circulation du capital et de la libre circulation commerciale des biens et des services à des fins d’enrichissement des grands groupes économiques, notamment à travers la signature des grands traités de commerce internationaux entre grandes régions du monde. Cette mondialisation capitaliste détruit tant les éco-systèmes que les socio-systèmes : elle met l’humanité en très grave danger.
Dans l’édition de 2017 du fameux rapport annuel sur la richesse mondiale de la banque Le Crédit suisse, que suit attentivement OXFAM Belgique chaque année, les auteurs indiquaient que la richesse mondiale avait cru de 27 pour cent de 2007 à 2017 ; on voit bien là que l’austérité profite à certains au détriment de la très grande masse. En 2017, d’après ce même rapport, 1 pour cent de la population mondiale détenait 50 pour cent de la richesse mondiale tandis que 70 pour cent de la population ne s’en partageaient que 2,7 pour cent.
Ce moment politique extraordinaire, entre 2009 et 2010, où la classe politique européenne a opéré ce grand « retournement » [12] (de la condamnation de l’irresponsabilité bancaire à la condamnation de l’État social) doit être consigné dans nos mémoires comme le moment du renversement de loyauté des dirigeants et l’abandon assumé des classes populaires à un destin social de grande pauvreté.
Le 28 septembre 2011, dans son discours sur l’État de l’Union devant le Parlement européen, J. M. Barroso, le président de la Commission européenne annonçait que l’aide au secteur bancaire apportée par les États membres de l’Union depuis la crise financière d’octobre 2008 avait représenté un montant de 4600 milliards d’euros [13]. Ce chiffre vertigineux correspond à 83 fois le budget annuel (base 2010) de la sécurité sociale belge.
Les ressources qui semblaient impossible à trouver depuis des décennies pour assurer le bon fonctionnement de la Sécurité sociale et des services publics furent soudain disponibles pour sauver le système bancaire de ses théorisations boiteuses et inconséquentes sur ce que doit être la marche des économies des sociétés humaines.
C’est le type de moment historique où pour défendre le fonctionnement démocratique, seule la révolte peut remettre les choses à l’endroit afin de rappeler que la légitimité de gouverner ne peut être fondée que sur la volonté populaire (article 21.3 de la Déclaration des Droits de l’homme de 1948).
Or à l’époque, en 2008/2009, et depuis lors, le mouvement syndical européen a globalement laissé s’installer l’austérité, trop imbriqué qu’il est dans les sphères du pouvoir. Il demeure pourtant le dernier mouvement social de masse disposant, si la volonté politique y était, d’un réel pouvoir de blocage de l’économie, à travers la grève générale, afin de renégocier les fondements d’une nouvelle économie : sociale, écologique et égalitaire.
Quel recours reste-t-il alors aux travailleurs pauvres pour se faire entendre ?
Le courage des Gilets jaunes
Neuf ans plus tard, après neuf ans de protestations syndicales molles qui n’ont pu stopper l’indécence austéritaire, la fronde a commencé petit, en France et en Belgique, le 16 novembre 2018 par des blocages ou des filtrages routiers, ou des blocages de dépôts de carburant. Mais il vaut mieux tard que jamais et il vaut mieux petit qu’inexistant.
L’origine du mouvement prend sa source dans la pétition mise en ligne le 29 mai 2018 sur le site pétitionnaire change.org par Priscilla Ludosky, qui invite à se révolter contre la hausse des carburants [14], demandant la réduction des prix du carburant à la pompe.
Notons qu’à la date du 18 mars 2019 cette pétition avait recueilli plus d’un million deux cent mille signatures !
Ceci montre l’ampleur du problème : de très nombreuses personnes à faible revenu voient leur budget mensuel mangé par l’obligation d’utiliser l’automobile dans un contexte général où il y a moins de trains, peu de bus avec en outre des parcours aux horaires réduits, et où la notion de « l’emploi décent » telle que l’administration publique la définit aujourd’hui peut imposer un emploi éloigné de son domicile.
Cette situation est encore plus marquée en France à cause de la taille du pays, certaines de ses régions rurales pouvant être isolées de tout système collectif de transport (de plus en plus de gares rurales sont fermées).
Mais très vite, en deux semaines, par les rencontres et les échanges de récits de vie et de parcours de vie les revendications sociales s’étoffent [15] et montrent à voir des classes sociales populaires aux fins de mois de plus en plus difficiles, qui souffrent de la défaillance des services publics, qui peinent à accéder aux services sociaux de base à cause de leur cherté tels les soins de santé ou le transport public : petits salariés, petits indépendants et artisans, retraités, personnes bénéficiant d’aides sociales de plus en plus minimales, et beaucoup de femmes, notamment en situation de famille monoparentale [16]…
« Ces Gilets jaunes » refusent simplement de basculer de l’autre côté : le côté de la rue, de la dépendance totale à la charité, avec ses cortèges d’indignité. Ils préfèrent être ensemble aux « rond points » qu’être tout seuls sous les ponts. Et ils sont courageux, extrêmement courageux. Dès le démarrage de ce mouvement, ils ont eu à subir tous les outrages, tant de la part de la plupart des médias officiels que du pouvoir politique ou de nombreux intellectuels « médiatisés », comme le dénonce par ailleurs l’académicienne Danièle Sallenave dans son essai percutant contre cet étalage de mépris social [17]. Les « Gilets jaunes » français [18] continuent néanmoins à se mobiliser, samedi après samedi, depuis plus de 6 mois déjà…
Et ils ont déjà gagné symboliquement la partie en France : l’ensemble des médias a été obligé de remettre à l’ordre du jour des débats politiques centraux, dont celui sur la fiscalité ou la légitimité du referendum, qui avaient été remisés dans les accessoires obsolètes du fait de l’automaticité du fonctionnement du semestre européen avec ses grandes lignes d’orientations macro-économiques et budgétaires qui vident de sens la notion de la liberté de gouvernement.
Les Gilets jaunes ont engendré une repolitisation des débats : c’est déjà en tant que tel un exploit face à la planification économique européenne autoritaire.
Une fracture politique autoritaire
Les sur-réactions qu’a suscitées ce mouvement nous renseignent de façon lumineuse sur l’esprit actuel du gouvernement de la société : il faut accepter de faire plus avec moins ; mieux même, comme nous l’écrit la FEB dans son mémorandum pré-électoral du 7 février 2019, « Dans certains cas pourtant, moins, c’est mieux. » [19] Cela s’appelle de l’enfumage et une partie importante de la population ne supporte plus que les divers establishments les considèrent comme de petits enfants récalcitrants qui refusent obstinément d’avaler chaque matin de leur vie la pilule austéritaire.
Ce mouvement social peut être lu comme une volonté collective de se réapproprier les moyens de mener une existence sociale normale et non d’être condamné à la survie permanente. Il refuse d’être représenté par les partis politiques et les organisations syndicales qui ont participé depuis des décennies à la banalisation de la prétendue « nécessité » du dépeçage de l’État social, de la fonction publique, des services publics, de la sécurité sociale, des salaires, du droit du travail,…quoi de plus raisonnable !
La disqualification de ce mouvement se nourrit à la fois d’une franche et forte haine de classe, d’une exaspération face à l’impudence des « petits » qui s’opposent aux ordres (on a dit que c’était TINA une bonne fois pour toute, alors rentrez dans les rangs) mais aussi de la peur car être très riche ou être très puissant c’est s’exposer aussi à tout perdre, c’est s’exposer à la révolte des démunis.
Ainsi, pour ce qui est de la France, que ce soit par le fait des médias officiels, de celui des intellectuels de salon, du Président ou du gouvernement, l’on a pu assister à toutes les manipulations possibles de l’information pour délégitimer et déconsidérer le mouvement : l’insulte (ce serait des crétins, des analphabètes qui ne comprennent rien à rien), l’anathème (ce serait des fascistes, des antisémites, des anti-républicains), la déshumanisation (ce serait des casseurs, des tueurs et des assassins), le mensonge d’État (avec les communiqués officiels des après-manifestations qui comptabilisent invariablement plus de policiers présents que de manifestants ; avec le déni systématique du ministre de l’intérieur Castaner sur la très forte violence policière pratiquée [20] alors que de très nombreuses images filmées montrent que les forces de l’ordre ont visiblement reçu des instructions pour blesser et mutiler sauvagement et sciemment des personnes qui ne font que manifester [21], rien d’autre, violence exercée aussi sur de tous jeunes adolescents lycéens comme par exemple à Toulouse ; avec l’invention de fausses « attaques » comme lors du récit pittoresque officiel de l’invasion de l’hôpital La Pitié-Salpétrière le 1er mai dernier par un « gang » de « Gilets jaunes » [22]).
Ces stratégies dignes de la propagande d’un autre temps s’accompagnent d’une violence d’État qui montre que la fin de la démocratie ne s’exprime plus uniquement par la désocialisation massive des richesses publiques et collectives mais également, nouveau stade, par la répression des droits civils de base – la liberté d’expression, la liberté de manifestation, le droit à la sûreté face à l’arbitraire de l’Autorité – qui conduit à la fois à une violence judiciaire exceptionnellement dure (plusieurs milliers d’arrestation, de très nombreuses peines administratives et judiciaires, des emprisonnements) et à une forte violence policière. En témoigne la banalisation de l’usage d’armes très agressives et mutilantes (les balles LBD) dont certaines sont des armes de guerre (les grenades explosives GLI-F4) ou d’autres interdites même à la guerre telles les armes chimiques (des gaz lacrymogènes travaillés pour être de plus en plus nocifs) pour mater une population civile.
Se généralise aussi en France mais également en Belgique, l’arrestation préventive qui suspend de facto le droit à manifester (garanti pourtant par l’article 20 de la Déclaration des droits de l’Homme). Cette arrestation se pratique suite à une fouille de la personne, de ses biens, de sa voiture et a été légalement banalisée à travers la loi française anticasseur entrée en vigueur le 11 avril dernier : tout transport de matériel de protection contre les gaz par exemple est devenu un délit. S’ensuit un travail de fichage légalisé qui se poursuit par un travail de contrôle policier, en interdisant à des personnes tout droit à manifester dans le futur, en interdisant à certaines l’accès futur à la capitale ou à d’autres portions du territoire [23].
La liberté d’expression, et le droit à la vie privée, ont été également gravement muselés avec la surveillance des messages échangés par les Gilets jaunes sur Facebook et la possibilité, en France, de sanctionner toute personne qui appelle à manifester avec les Gilets Jaunes ou simplement les soutient… [24]
Cette situation globale a suscité des condamnations morales venant de la part d’Institutions internationales garantes de l’effectivité des Droits fondamentaux de la personne : la haut-commissaire des droits de l’homme de l’ONU [25], le Conseil de l’Europe [26]…
Prétendre être encore en démocratie parce que les classes moyennes et supérieures peuvent toujours jouir de leurs droits politiques fondamentaux ne tient pas la route : la démocratie implique l’égalité de tous les citoyens devant la loi.
Le combat pour l’égalité politique, sociale et économique est de retour. Les gilets jaunes ne font qu’appliquer le 35e et dernier article de la Déclaration française des Droits de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Pour qui possède encore une mémoire historique de gauche, ce que le président Macron aura gagné dans la bataille qu’il organise contre une partie du peuple français, c’est d’obtenir une place de choix à côté d’Adolphe Thiers au sein du panthéon de l’infamie.
L’impudence de réclamer une véritable démocratie
Le mouvement des Gilets jaunes s’est progressivement institué en mouvement politique ; il réclame une transformation profonde des systèmes politiques en y intégrant des modes de gouvernement beaucoup plus démocratiques. La question des différents types de referendum possibles y est ainsi en discussion. Le thème de la justice fiscale y est aussi central, rendant compte de la dégradation de l’outil étatique de la fiscalité qui conformément aux injonctions néo-libérales venant des Organisations internationales économiques comme l’OCDE ou l’Union européenne est passé d’un outil démocratique de redistribution sociale des richesses à un outil de ponction sociale inégalitaire au détriment des salariés et des indépendants à petits et moyens revenus (extension et augmentation des taux de TVA, suppression en France de l’impôt sur la fortune, très faible taxation sur le capital mobilier, blocage de la progressivité de l’impôt direct pour les tranches de revenus élevées,…).
Ce n’est là que le prolongement de mouvements socio-politiques qui, depuis 2011 et la suspension de l’autonomie politique des peuples par l’imposition austéritaire, n’acceptent plus les fortes dégradations de la chose publique entrainées par l’application des politiques néo-libérales (le mouvement des Indignés espagnols [27], le mouvement des Nuits debout français,…).
Certes, ce mouvement socio-politique n’est pas homogène mais il en est ainsi de tous les mouvements sociaux d’ampleur. Les étiquettes d’extrême-droite ou les procès en antisémitisme qui lui sont régulièrement intentés dans le champ médiatique ne rendent absolument pas compte de la dynamique générale du mouvement ; ainsi dans de très nombreux cortèges, des Gilets Jaunes ont empêché des militants d’extrême-droite de défiler à leurs côtés. D’autres ont participé à des manifestations contre l’antisémitisme dans le but précisément de montrer leur opposition à toute forme de racisme [28].
Dans le même ordre d’idée, la question des « violences » et des « déprédations » causées aux mobiliers urbains lors des manifestations mériteraient un traitement médiatique infiniment plus subtil recontextualisé par la violence que l’État inflige à ces personnes tant comme « Gilet jaune » que comme citoyen au quotidien.
La façon dont la bourgeoisie française a réagi à l’incendie de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, en offrant rapidement des sommes considérables [29] qui devraient normalement être captées par l’impôt direct pour faire vivre correctement l’ensemble de la collectivité sociale montre à quel point le néo-libéralisme a déshumanisé et déréalisé les classes sociales supérieures : un bâtiment endommagée tire plus de larmes et d’émotions que des mutilations sur des personnes [30].
Comment dès lors in fine expliquer un tel niveau d’opprobre contre ce mouvement ?
Il faut en rechercher une cause profonde, viscérale. Le mépris que lui adresse nombre de dirigeants politiques et économiques, syndicaux et patronaux, et notables des classes moyennes provient principalement du fait que les Gilets jaunes, et la popularité de leur mouvement, sont la démonstration vivante que les chimères néo-libérales que les classes dirigeantes ont portées pendant quarante ans sont en train de sombrer et de perdre leur légitimité. Or de façon générale, les hiérarchies de privilèges supportent très mal l’insubordination des « petits » et supportent très mal que l’on démontre qu’elles ont failli. Car il n’est pas possible de faire plus et de faire mieux avec moins : l’inégalité de plus en plus aigüe dans la répartition des richesses ne conduit pas magiquement à un équilibre parfait et harmonieux ; la généralisation du libre-marché et du libre-échange mondialisé a engendré des problèmes monstrueux et des casses sociales, humaines et écologiques phénoménales.
À nouveau, « il faut défendre la société » [31] en y refortifiant la démocratie à tous les étages, notamment par une resocialisation massive des ressources collectives dans une société de pleine protection sociale et écologique.
Avec ce fond de l’air qui est jaune, ce que l’on respire de plus en plus ressemble à la fin d’un mauvais règne.
Article paru dans Politique, revue belge d’analyse et de débat, n°108, juin 2019, 102-110.
Pour citer cet article : Corinne Gobin : « Gilets jaunes : le retour de la démocratie ? », Econosphères, juillet 2019 texte disponible à l’adresse : [http://www.econospheres.be/Gilets-jaunes-le-retour-de-la-democratie]