Un peu plus de deux ans après le vote de la loi De Croo sur les plateformes collaboratives, environ 40 d’entre elles ont été agréées. Derrière l’idée de réglementer un secteur se cachent notamment une forme de légalisation du travail au noir et un détricotage de toute une série de droits sociaux. Deliveroo en est l’exemple le plus marquant. Tout comme la plateforme Airbnb qui, elle, n’a pas souhaité demander l’agrément... mais n’en est pas moins problématique.

La veille du quart de finale de la Coupe du monde de football entre la Belgique et le Brésil, la Chambre des représentants a voté, en toute discrétion médiatique, la loi relative à la relance économique et au renforcement de la cohésion sociale. Derrière cet intitulé fourre-tout se retrouve une multitude de dispositifs légaux qui vont mettre à mal des décennies d’acquis sociaux. Nous ne reviendrons pas spécifiquement sur le dispositif qui a sans doute été le plus débattu : le statut semi-agoral dans le travail associatif, un article récent de Démocratie [1] ayant déjà brillamment résumé les enjeux. Nous nous contenterons dans ce dossier de revenir sur le principe de cette loi et ses implications, d’explorer la nature des nouvelles plateformes agréées, et d’exemplifier à partir de deux cas concrets : Airbnb et Deliveroo.

L’un des volets de cette loi du 18 juil-let 2018 concerne donc la modification de la loi De Croo sur les plateformes collaboratives, votée il y a un peu plus de deux ans. L’occasion d’en faire un premier bilan et d’en tirer quelques enseignements.

Alexander De Croo, ministre de l’Agenda numérique est l’initiateur de la nouvelle réglementation sur l’économie collaborative. « Nous donnons une impulsion supplémentaire à l’économie collaborative. La Belgique avait déjà été le premier pays d’Europe à encourager l’économie collaborative en pré-voyant un faible taux d’imposition de 10 %. En instaurant un système de revenus complémentaires non imposés, nous donnons encore plus de liberté au groupe de plus en plus important des mini-entrepreneurs et nous permet-tons à l’économie collaborative de se développer dans notre pays », décla-rait-il l’année dernière pour justifier sa réforme. L’Open VLD voulait une plume à son chapeau en prévision des futures échéances électorales. Quoi de plus populaire – populiste diront les esprits chagrins – qu’un dispositif légalisant le travail au noir ?

Petit historique de la loi De Croo

La loi De Croo est entrée en vigueur le 1er mars 2017. Jusqu’alors, le travail effectué via les plateformes devait être théoriquement déclaré par le travailleur et taxé à hauteur de 33 %, en tant que revenus divers. De l’aveu même d’un gestionnaire de plateforme, il leur était impossible de vérifier que les prestataires de service déclarent ces revenus de manière effective. La loi De Croo a donc mis en place un prélèvement à la source, via la plateforme elle-même, qui aura demandé un agrément au préalable. Cet impôt des personnes physiques de 10 % – sans cotisations sociales – n’est appliqué que si les revenus annuels ne dépassent pas 5.100 euros par an, sans limite de plafond mensuel.

« Les prestataires des plateformes collaboratives sont exclus de pratiquement toute la législation du travail. »

Estimant sans doute que cet impôt minimal de 10 % était encore trop élevé, le gouvernement actuel a modifié la loi au cœur de l’été 2018 pour le ramener à 0 %, en relevant le plafond à 6.130 euros par an, sans limite mensuelle. Ce dispositif a réussi l’exploit de susciter l’opposition de l’ensemble des partenaires sociaux. Tant l’UCM [2] que le SNI [3]ont émis de profondes réserves quant à ce dispositif : il va en effet permettre une concurrence déloyale [4].

Qui peut travailler avec ce nouveau régime fiscal ? A priori tout le monde. Sauf les allocataires sociaux, car ces derniers ne peuvent cumuler ces activités complémentaires avec leur allocation. Les indépendants ne peuvent pas non plus bénéficier de ce régime si les activités liées à ces plateformes s’inscrivent dans le prolongement de l’activité indépendante. Ce qui exclut de facto les coursiers Deliveroo qui auraient pris le statut d’indépendant pour exercer leur activité de coursier. Pour les travail-leurs salariés, cette limitation n’est pas prévue. Il est simplement indiqué dans la loi que le travailleur ne peut faire de concurrence déloyale à son employeur.

Un site Internet [5] a été créé dans la foulée du vote à la Chambre, qui reprend ces informations minimales. Comme souvent lors d’un passage en force d’une loi, les administrations sont démunies et se révèlent incapables de fournir une information correcte aux citoyens. Nous avons contacté l’ONSS, le SPF Finances et l’Onem par rapport à une série de questions en suspens. Nous nous sommes bien vite rendu compte que le flou juridique était de mise. Cela est d’au-tant plus préjudiciable que ce régime est entré en vigueur avec effet rétroactif : les revenus sont calculés à partir du 1er janvier 2018 !

Ce que l’on peut dire avec certitude : les prestataires sont exclus de pratiquement toute la législation du travail. Il n’existe aucune protection au travail, y compris en matière de bien-être au travail ; pas de disposition en matière d’accident du travail, maladies professionnelles, etc. ; aucun système de droits et devoirs dans les relations avec l’utili-sateur, nul besoin d’accords écrits entre les parties.

43 plateformes agréées

Aujourd’hui, en vertu de la loi De Croo, ce ne sont pas moins de 43 plateformes qui sont reconnues et agréées comme plateformes digitales. Voici un petit tour d’horizon des différents domaines dans lesquelles elles sont actives.

Économie de la servitude

Il n’est pas vain de rappeler qu’avec le développement de l’économie de plateforme, on voit réapparaitre des « métiers » subalternes, calibrés pour satisfaire les appétits de consommation des plus fortunés, allant jusqu’à une forme de retour à une économie de la servitude. Trois des 43 plateformes agréées pourraient rentrer spécifique-ment dans cette catégorie. Ainsi, vu sa localisation aux alentours des institutions européennes à Bruxelles, your-privatebutler.com vise clairement la clientèle des expatriés européens dis-posant d’un bon pouvoir d’achat, et prêts à payer pour se faire livrer n’importe quoi à n’importe quelle heure.

Toujours dans cette gamme de clientèle, on retrouve aussi tutor4expats.be (une plateforme spécialisée dans l’accompagnement, via des tuteurs, des expatriés et de leurs enfants en Belgique et à l’étranger), pas encore active, mais déjà agréée. Enfin, la plateforme martha.be propose le service d’une gouvernante pour les « chefs d’entreprise, professions libérales et in-dépendants ». Celle-ci va chercher les enfants à l’école, aide pour les devoirs scolaires, prépare le goûter et joue avec les enfants. Ces plateformes nous rappellent que l’économie dite collaborative part le plus souvent d’une inégalité de capital à la base : s’il y des gens qui sont capables financièrement de payer pour ce qui relève de la vie quotidienne, c’est parce qu’il y a des travail-leurs prêts à brader leur force de travail pour joindre les deux bouts.

Les cours particuliers, le nouvel eldorado

Avec huit plateformes agréées, cette catégorie de plateforme est une des mieux représentées. Citons entre autres mysherpa.be, huiswerk-instituut.be, bijlesherent.be... Cette dernière présente la particularité de ne fonctionner que par GSM. Une page Web renvoie vers un numéro de téléphone. Difficile dans ces conditions d’y voir une quelconque innovation technologique. On pourrait supposer que dans l’économie de plateforme, l’offre, la demande et les paiements devraient avoir lieu via la plateforme en ligne agréée. L’écrasante majorité de ces plateformes opère en Flandre. Il s’agit ici notamment de pointer la dérive que constitue l’explosion des cours particuliers à domicile. Il semble clair que l’enseignement reproduit des inégalités et que seuls ceux qui disposent d’un ca-pital économique conséquent pourront pallier les failles de notre système d’enseignement...

De particulier à particulier

Faut-il se réjouir de la légalisation du travail au noir pour tous ces petits boulots du quotidien ? La plateforme Listminut (qui rassemble les prestataires de services et les particuliers) a été la première à obtenir l’agrément. On peut légitimement penser que la législation s’est calquée sur leur business model. Du coup, pas moins de neuf plateformes ont reçu le précieux sésame. Le secteur intérimaire ne s’y est pas trompé : pourquoi payer des cotisations sociales, des impôts, devoir respecter le droit du travail, négocier avec des syndicats, quand le gouvernement « rase gratis » ? Dajobs est une filiale de Daoust, une des plus grosses agences d’intérim du royaume. Sur leur site, on peut lire : « Bienvenue chez Dajobs, la grande famille des petits boulots. » Dorénavant, le travail intérimaire n’est plus officiellement la pire forme de statut en Belgique... À noter également que les services d’aide familiale ont le vent en poupe : helpper.be et trixxo.be pro-posent ce genre de prestations sur leur site. Cela pose évidemment des questions importantes en termes de déprofessionnalisation de ces métiers.

Ne surtout pas bouger de son canapé

Deliveroo et Ubereats ne sont que la partie visible et émergée de l’iceberg. D’autres plateformes de livraison voient le jour parmi lesquelles Parcify. Le cas de cette dernière est particulier : elle est une plateforme de service de livraison de colis entre particuliers qui a été rachetée par... Bpost. Quant à heetch.com – service de transports de personnes en soirée – a reçu son agrément en avril 2017, elle ne peut exercer son activité faute d’autorisation du gouvernement bruxellois [6] : on en perd son latin ! Enfin, Deliveroo a sans doute malgré lui symbolisé ce nouveau type de business model (voir encadré ci-dessous).

Les plateformes qui n’y sont pas

Il existe aussi une multitude de plateformes numériques qui n’ont pas demandé l’agrément des autorités publiques, mais qui agissent néanmoins en toute indifférence. Tout d’abord, tous les échanges de service qui ne nécessitent pas un travail physique et qui peuvent se réaliser derrière un ordinateur n’entrent pas dans la démarche. Ce qu’on appelle communément le crowdworking est un phénomène en expansion constante et concerne une multitude de métiers : graphisme, webdesign, traduction, travail administratif, réalisation de vidéos, marketing, référencement...

Tous ces métiers sont disponibles à bas coût, tant pour les particuliers que pour les entreprises. C’est l’aboutissement d’une logique de sous-traitance déjà évoqué dans Démocratie [7]. Ensuite les plateformes qui sont peut-être les plus connues du grand public ne sont pas non plus agréées : Uber et Airbnb. Uber ne fonctionne qu’avec des indépendants professionnels, Airbnb a, quant à elle, adopté une autre stratégie (voir en-cadré ci-dessous).

Jobs à tout prix ?

On peut dire beaucoup de choses sur le gouvernement actuel, mais on doit lui reconnaître une qualité : la cohérence de sa politique quand il s’agit de détricoter le droit des travailleurs. Flexijobs, taxshift, jobsdeal, économie collaborative sont autant de formules creuses pour une même politique : désocialiser l’emploi, émietter le travail, pressuriser les travailleurs. La philosophie du dispositif est claire, il s’agit de « libérer » le travail des « contraintes » fixées par des décennies d’acquis sociaux, au nom de l’innovation. Le mouvement syndical n’est pas contre l’innovation, mais l’innovation n’est pas toujours synonyme de progrès.

- Pierre LEDECQ est formateur à la FEC

Airbnb : une affaire de multipropriétaires




Une plateforme bien connue, qui exerce son activité physiquement sur le territoire, n’est pas agréée comme plateforme digitale : Airbnb. Avec 2,8 millions de logements disponibles dans le monde, cette plateforme est de loin l’opérateur hôtelier le plus important au monde, et cela sans posséder un seul bien immobilier. L’entreprise californienne prélève 6 à 12 % sur chaque transaction, et lève des fonds auprès de grands investisseurs pour aboutir à une valorisation boursière de 31 mil-liards de dollars en 2017.

Il est intéressant de remarquer que tout a été fait d’un point de vue législatif pour qu’Airbnb rentre dans le dispositif de l’économie dite collaborative. Le législateur a en effet voulu aménager la loi de manière à ce que des revenus issus de capital immobilier puissent également faire l’objet d’une exonération fiscale, à hauteur de 6.130 euros par an. Une explication plausible du refus d’Airbnb de se conformer à ce cadre légal est le fait que 36 % des propriétaires de logement loués sur Airbnb à Bruxelles sont en fait multipropriétaires. Très loin de l’image authentique et conviviale que la plateforme aime véhiculer sur son site, Airbnb est de plus en plus un moyen très rentable de louer des chambres, dans une forme de flou juridique. Nous invitons les lecteurs curieux à se rendre sur le site www.insideairbnb.com. On y apprend qu’à Bruxelles, sur les 6.192 logements Airbnb disponibles, 2.230 sont loués par des multipropriétaires. Une vingtaine de propriétaires disposant même de plus de dix logements, le top du classement étant un propriétaire avec 58 locations Airbnb. Dans ces conditions, il est évident que l’exonération fiscale de 6.130 euros annuelle est trop peu élevée pour intéresser la plateforme et ses clients multipropriétaires. Pas étonnant non plus de voir que se développent un peu partout des services de conciergerie Airbnb [8].

Au-delà de la question du non-agrément, qui aurait au moins permis à l’administration d’avoir accès à des données précises sur l’activité de la plateforme, Airbnb entraine des conséquences délétères sur l’immobilier dans les grandes villes. Les centres historiques se vident de leurs habitants, qui ne trouvent plus à s’y loger. Dans le quartier de la Bourse à Bruxelles, un logement sur cinq est concer-né. La baisse du stock fait aussi augmen-ter la concurrence pour les logements restants, et donc leur prix. Comme le sou-ligne Alice Romainville [9] : « que ce soit à Lisbonne, Barcelone, Berlin ou Bruxelles, les quartiers où les logements Airbnb se concentrent sont d’ailleurs ceux qui su-bissent déjà la gentrification, où la pénu-rie de logements abordables se fait le plus sentir. Les deux phénomènes – gentrification et « touristification » – se conjuguent pour en chasser les habitants d’origine, à commencer par les classes populaires. »

De façon plus ou moins timide, les villes les plus concernées ont mis en place des restrictions à l’expansion sans fin d’Airbnb. La plateforme n’a toutefois pas l’intention de se laisser contraindre par ces autorités publiques. Un lobbying intense est opéré au niveau de la Commission européenne. Via un lobby dit de « consom-mateurs », Airbnb est en train de mener une offensive réglementaire contre ces restrictions locales [10]. Airbnb menace d’al-ler devant la Cour européenne de justice contre les villes récalcitrantes, au nom de la Directive sur les services et de la Direc-tive « e-commerce », si elle n’obtient pas une réglementation européenne favorable à sa croissance. #

Le cas de Deliveroo : quelles stratégies d’organisation collective [11]


Emblématique plateforme britannique de livraison de repas à domicile, Deliveroo a débuté ses activités en Belgique en 2015. Les coursiers à vélo avaient alors la possibilité de travailler sous statut SMart, dans le cadre d’une relation triangulaire. Ce système de portage salarial a été créé au départ à la demande des artistes et autres intermittents du spectacle. Il avait pour vocation initiale de fournir une forme de stabilité financière à ses bénéficiaires, et l’accès non négligeable aux bénéfices de la sécurité sociale.

Fin octobre 2017, Deliveroo annonce aux coursiers qu’à partir du 1er février 2018, ils ne pourront plus travailler avec SMart et que tous les coursiers devront prester sous statut indépendant. Par ail-leurs, le système de rémunération passera d’un paiement à l’heure à un paiement à la course effectuée. À partir de janvier 2018, Deliveroo annonce adopter également le dispositif « loi De Croo ». Bien que précaire, la situation du coursier à la SMart offrait tout de même une série d’avantages non négligeables. Le paiement à l’heure et pas à la course rémunérait de facto les temps d’attente, et n’encourageait pas les coursiers à prendre des risques inutiles pour faire le plus de courses possibles. Un minimum de 3 heures de travail (et de rémunération) par jour était garanti. Une couverture « accident de travail » était prévue, conformé-ment à la loi sur les contrats de travail. Les coursiers, du fait de leur statut de salarié à la SMart, se constituaient des droits à la sécurité sociale. Enfin, la coalition des coursiers « smartisés » laissait la porte ou-verte à des possibilités de négociation collective, certes indirectes.

Forcés de devenir indépendants, les coursiers ont dû abandonner les avantages du statut SMart. D’autres contraintes sont apparues : des charges réglementaires et administratives qui ont entrainé des coûts fixes pour les coursiers, sans garantie de revenu. Enfin, le statut d’indépendant coupe aussi ces jeunes travail-leurs de l’accès aux services publics de l’emploi, aux formations, aux bénéfices d’allocations de chômage... Si on reprend les chiffres pour avril 2018, sur les quelque 2.000 coursiers actifs, 146 étaient encore indépendants à temps plein (mais ce chiffre baisse de manière continue), 282 étaient étudiants-indépendants, et le reste, 1.508 coursiers, travaillaient sur base de la loi De Croo.

Comment organiser la riposte ?




Le « modèle Deliveroo » pose des défis spécifiques quant à l’organisation des travailleurs. Nous pouvons en identifier quatre. Tout d’abord les coursiers ne restent coursiers que deux mois en moyenne. Dans ces conditions, il est évidemment compliqué de les organiser, de les sensibiliser et encore plus de leur demander de payer une cotisation syndicale. Ensuite, pour la plupart des coursiers, ce n’est pas un job à plein temps, un coursier preste en moyenne 10 heures par semaine. Troisièmement, les profils de ces coursiers sont très différents : ils ont des attentes et des perspectives qui ne coïncident pas nécessairement, et le syndicat peut les effrayer. Enfin, les coursiers sont éparpillés dans la ville, ne se croisent que rarement. Il n’y a pas de liste du personnel ni de point de rassemblement.

Malgré ces difficultés, la CSC – via les centrales professionnelles CNE et Trans-com – prend des contacts avec des coursiers, notamment avec le collectif des coursiers. De novembre 2017 à janvier 2018, la riposte s’organise. Les coursiers rédigent un cahier de revendications clair et concis. Les coursiers veulent être salariés de Deliveroo, et avant cette étape, doivent pouvoir avoir le choix entre le statut de salarié SMart et le statut d’indépendant. Ils exigent également un revenu horaire minimum. Enfin, ils veulent qu’un comité de concertation entre Deliveroo et les coursiers soit mis en place. Malgré de nombreuses actions organisées, Deliveroo refusera de revenir sur ses décisions fondamentales. Dans cette pièce, les pouvoirs publics ont joué un rôle assez lâche. Une enquête de l’auditorat du travail est en cours depuis presque un an. Des contacts avec le cabinet du ministre de l’Emploi ont eu lieu, mais rien de concret n’en est sorti.

Face à cette apathie des pouvoirs publics, un coursier s’estimant lésé, soutenu par la CSC, a demandé à avoir l’avis de la commission administrative des règlements de la relation de travail. C’est une instance consultative du SPF Sécurité sociale. Son avis, rendu le 23 mars 2018, est clair. La commission administrative acte notamment que les éléments qui lui ont été sou-mis contredisent la qualification de travail indépendant actuellement proposée par Deliveroo. Mais aussi qu’il existe suffisamment d’éléments permettant de conclure que si elle est exécutée selon les modalités proposées par Deliveroo, la relation de travail dans laquelle s’engagerait Monsieur X devrait être considérée comme une relation de travail salarié.

Victoire ? Hélas, cette commission n’a qu’un avis consultatif. Elle ne fait pas jurisprudence. De plus, gêné par cet avis, Deliveroo a attaqué en justice le plaignant. Ayant déjà perdu son boulot, sans indemnité – faut-il le rappeler – le coursier a reçu un matin la visite d’un huissier de justice, le citant à comparaitre pour avoir obtenu un avis favorable de la commission administrative... Deliveroo ne fait pas les choses à moitié quand il s’agit d’intimider ses cour-siers : une armada d’avocats a été engagée et la bataille judiciaire ne fait que commencer. Depuis février 2018, il n’y a plus eu de négociations entre les coursiers et Deliveroo. Ceux qui avaient participé activement aux actions ont été déconnectés par Deliveroo.

L’arbre qui cache la forêt


Deliveroo n’est que le sommet visible de l’iceberg de la galaxie des plateformes dites collaboratives. Le business model soi-disant innovant ne fait que perpétuer la course au moins-disant social et à l’évitement du droit du travail. Nous pouvons constater une augmentation de la tendance à occuper des indépendants au détriment des salariés dans la plupart des secteurs, y compris traditionnels. Alors que l’emploi salarié dans la construction s’est considérablement rétracté ces dernières années, les indépendants dans la construction ont crû de manière considérable [12]. Et cela est aussi vrai dans des secteurs aussi variés que l’Horeca, les soins de santé, le trans-port...

Il est assez évident que le gouverne-ment actuel laisse faire et même encourage ce type d’entreprises. Syndicalement, malgré les difficultés inhérentes au statut de ces travailleurs et à leur réalité de travail très variable, des actions concrètes se mettent en route. Des objectifs clairs se précisent : il s’agit d’affilier et d’organiser ces travailleurs pour permettre une négociation collective – même si le cadre juridique ne s’y prête pas. Il faut faire œuvre de pionnier, à l’image des travailleurs du XIXe siècle s’organisant informellement pour s’opposer à l’arbitraire patronal. Rien n’est jamais donné en matière de droits des travailleurs. #


Cet article a été originellement publié dans la revue « Démocratie » n°10, Octobre 2018 pp. 5-9, consultable à cette adresse : https://www.fecasbl.be/images/pdf/plateformes.pdf