Résumé


Plus que jamais, notre société a besoin de personnes qui pensent l’économie. Il y a dix ans, la crise nous a rappelé à quel point le système financier pouvait être fragile. Plus récemment, les gilets jaunes ont fait prendre conscience d’une urgence sociale, et les écoliers marchant pour le climat d’une urgence écologique. Ces trois enjeux comportent tous une composante économique essentielle. Dès lors, comprendre finement le fonctionnement de l’économie actuelle et penser l’économie de demain constituent deux impératifs majeurs, auxquels les jeunes actuellement en formation seront amenés à répondre. Mais les cursus universitaires ou plus généralement les cours en sciences économiques et de gestion les y préparent-ils suffisamment ?

Une enquête auprès de 566 étudiants

Pour répondre à cette question, le réseau Rethinking Economics Belgium a mené une enquête auprès des étudiants de sciences économiques et gestion dans les six universités de Fédération Wallonie-Bruxelles. Que pensent les étudiants de leur cursus, et quelles sont les pistes d’amélioration qu’ils y voient ? Afin de le savoir, un questionnaire a circulé parmi les étudiants d’économie au cours de l’année académique 2016-2017. Tandis que 566 d’entre eux répondaient à ce sondage, en parallèle, Rethinking Economics a examiné en détail l’offre de cours proposée dans les programmes de bachelier de leurs universités pour déterminer de manière précise ce qui y était enseigné.

Trois lignes de force, portant respectivement sur les méthodes, les problématiques et les théories enseignées, ressortent de cette enquête. Elles sont concordantes avec d’autres travaux similaires réalisés au niveau international.

Un manque de diversité méthodologique

Premièrement, il ressort que les approches qualitatives, historiques et réflexives sont très peu enseignées dans les cursus de bachelier en économie qui font la part belle aux approches quantitatives telles que les mathématiques ou les statistiques. Une situation qui gagnerait à s’améliorer, car 57% des répondants à l’enquête sont demandeurs de plus de cours permettant une réflexion critique sur les sciences économiques, tels que des cours d’épistémologie ou de méthodologie (contre seuls 18% qui en voudraient moins), et un grand nombre d’entre eux réclament aussi plus de cours sur les méthodes qualitatives et les approches historiques (voir p. 10). Par ailleurs, 66,5% sont favorables à l’ouverture d’une filière en sciences économiques qui soit moins mathématisée et plus ouverte aux autres sciences sociales.

Pour rencontrer ces demandes, nous proposons l’ouverture, là où il n’en existe pas encore, d’un cours obligatoire de perspectives critiques en économie dans le bachelier, qui puisse être le lieu d’un questionnement sur les méthodes et les concepts des sciences économiques. Nous suggérons par ailleurs l’introduction aux méthodes qualitatives dans les cours de méthodologie. Une autre manière d’amener de la réflexion critique peut être de faire davantage référence aux apports d’autres disciplines lors de l’analyse des phénomènes économiques. Enfin, la mise en place de programmes de bachelier spécifiques proposant une intégration particulièrement étroite de l’économie avec les autres sciences sociales peut être encouragée, pour autant que cela ne conduise pas à freiner des réformes dans le bachelier général (voir p. 13).

L’écologie et les inégalités trop peu abordées

Deuxièmement, il ressort de l’enquête que deux thématiques cruciales, les inégalités socio-économiques ainsi que les questions écologiques sont largement négligées par les cursus actuels. En effet 78% des répondants considèrent que le cursus aborde de manière insatisfaisante la question des impacts environnementaux, et 70% considèrent que les inégalités ne sont pas expliquées de façon convaincante dans leurs cours. De fait, il n’existe pas de cours dédié aux questions environnementales ou d’inégalités dans les troncs communs, et ce malgré des avancées majeures dans la sphère de la recherche. Ensuite, les répondants perçoivent au sein des cursus un biais idéologique : par exemple, 68% d’entre eux s’accordent à dire que les théories enseignées ont un biais en faveur du libéralisme économique, contre seulement 34% qui considèrent qu’elles ont un biais en faveur de l’intervention étatique (voir pp. 14-16).

Nous suggérons de mettre en place dans le bachelier en économie un cours obligatoire d’économie écologique, afin de permettre une réelle analyse et prise en compte des enjeux environnementaux dans la formation des économistes. Comme nous l’expliquons en p.35, cette discipline basée sur les sciences physiques est bien différente des cours d’économie environnementale qui sont (parfois) dispensés dans les cursus actuels. Nous suggérons aussi d’intégrer dans divers cours existants des modules complets ortant sur l’analyse des inégalités et leur lien avec les politiques économiques (voir p. 22). Plus généralement, nous insistons pour que ces thèmes soient réinsérés dans les cursus à partir d’une perspective empirique, historique et pluridisciplinaire.

Un manque de diversité des théories enseignées

Troisièmement, du point de vue des théories économiques enseignées, notre sondage révèle le caractère restreint des programmes de cours actuels. Ainsi, alors que 79% de nos répondants disent bien connaître la théorie néoclassique grâce à leurs cours d’économie (43% assez bien ; 36% très bien), seuls 18% d’entre eux disent de même pour la théorie de la régulation (15% assez bien ; 3% très bien) et tout juste 9% pour l’économie écologique (7% assez bien ; 2% très bien). Pourtant, quand on leur demande s’ils souhaiteraient qu’une plus grande proportion de ces théories économiques différentes soit enseignée dans leur cursus, 83,5% des étudiants interrogés répondent positivement (voir pp. 23-25).

Pour répondre à cette demande, nous proposons la mise en place dans le tronc commun de bachelier d’un cours d’introduction comparative aux diverses théories qui existent en économie (ce cours peut être commun avec celui de perspectives critiques évoqué plus haut). Nous suggérons également d’intégrer, dans divers cours existants, un certain nombre d’heures de cours réservées à la présentation des résultats majeurs des grandes théories économiques concurrentes à l’approche dominante (post-keynésianisme, institutionnalisme, marxisme…). Enfin, de manière plus ambitieuse, nous suggérons d’envisager la création en Belgique d’un nouveau master ou certificat interuniversitaire permettant aux étudiants qui le souhaiteraient de se spécialiser dans des théories alternatives, selon une approche qui ferait la part belle à l’interdisciplinarité (voir pp. 27-28).

La prédominance d’un seul courant

Une lecture de la littérature scientifique sur l’évolution de la pensée en sciences économiques permet d’interpréter les résultats de l’enquête. D’une part, il s’avère que les constats posés ne sont pas spécifiques aux universités de Fédération Wallonie-Bruxelles mais s’inscrivent dans une tendance mondiale. D’autre part, la faible ouverture à des méthodes historiques ou qualitatives, le manque d’attention accordée à certaines problématiques, etc. s’avèrent intimement liés à la surreprésentation d’un courant dominant dans l’enseignement et la recherche. Ce courant dominant, dit « néoclassique », est caractérisé par l’adoption d’une théorie subjective de la valeur, de l’individualisme méthodologique, d’une vision instrumentale de la rationalité humaine et enfin d’une préférence pour les méthodes quantitatives et la formalisation mathématique. Si ces termes peuvent sembler obscurs, ils sont pourtant essentiels pour comprendre l’état des sciences économiques (voir section 2.1). Un manque de diversité - théorique, méthodologique et disciplinaire – en découle. Et ce manque de diversité a des conséquences essentielles non seulement pour les économistes, mais aussi pour le reste de la société puisque les analyses que les économistes produisent circulent dans les institutions éducatives, le monde politique, les médias et l’ensemble de la société civile, y influençant ainsi les débats et les décisions (section 2.2).

Changer l’économie, c’est l’affaire de tous

Pour Rethinking Economics, les sciences économiques ne constituent pas une discipline neutre et amorale. Il s’agit donc de permettre aux différents courants qui la composent de s’affronter dans la sphère académique. Nous soutenons que les analyses dominantes aboutissent à des recommandations insuffisantes voire inadéquates pour faire face à l’urgence de nos défis écologiques, économiques et sociaux. A l’heure où les recteurs et les corps scientifiques des six universités appellent à enseigner les dernières connaissances en matière de transition, les économistes de demain doivent pouvoir être formés à des théories économiques alternatives. Et les professeurs et chercheurs qui souhaitent inscrire leurs travaux et enseignements dans ces théories, pouvoir le faire sans embûches.
Nous soulignons qu’aucun changement d’ampleur ne pourra avoir lieu sans une volonté du corps professoral, que ce soit en recrutant des professeurs avec des objets ou des méthodes de recherches alternatives, ou en enseignant d’autres théories dans les cours existants. Par ailleurs, les doctorants s’inscrivant dans un courant de recherche alternatif doivent être davantage soutenus. Une ouverture des professeurs à (co-)encadrer la thèse de doctorants ne partageant pas leur approche est dès lors également à encourager, de même pour les mémoires d’étudiants en fin de master.
Enfin, si ce rapport s’adresse tout d’abord au monde universitaire (étudiants, professeurs et instances décisionnaires), nous souhaitons également l’adresser au monde politique, à la société civile et aux citoyens. En effet, l’université possède une responsabilité envers eux car celle-ci n’est pas un vase clos, et que ce qui s’y passe a des répercussions sur les autres acteurs de la société. Nous les encourageons donc à ouvrir un dialogue avec les responsables des universités afin de leur communiquer leurs attentes.

PROPOSITIONS CONCRÈTES : LES GRANDES LIGNES
- Là où il n’en existe pas encore, créer dans le bachelier un cours de perspectives critiques en économie questionnant les concepts, méthodes et finalités des sciences économiques.
- Dans les cours de méthodologie, introduire aux méthodes qualitatives et à une plus grande diversité de méthodes quantitatives.
- Dans les cours généraux, faire davantage référence aux apports des disciplines soeurs (psychologie, sociologie, histoire, science politique…) lors de l’analyse des phénomènes économiques plutôt que de considérer ces disciplines comme des matières annexes.
- De manière générale, accorder une plus grande place à l’enseignement de l’histoire des faits économiques afin d’y confronter les théories apprises.
- Pour répondre au défi environnemental, créer dans le bachelier un cours obligatoire d’économie écologique abordant les liens entre économie et environnement.
- Intégrer dans les cours de bachelier existants des modules portant sur l’analyse des inégalités et les politiques permettant de les résorber.
- Mettre en place dans le bachelier un cours d’introduction comparative aux diverses théories économiques, montrant les spécificités de chacune d’entre elles par rapport à l’approche néoclassique.
- Enseigner dans les cours existants les résultats majeurs des grandes théories économiques alternatives (post-keynésianisme, institutionnalisme, marxisme…).
- Mettre en place des programmes de bachelier spécifiques proposant une intégration de l’économie avec les autres sciences sociales.
- Créer en Belgique un nouveau master ou certificat interuniversitaire en économie faisant la part belle aux théories alternatives et approches interdisciplinaires mises en avant dans ce rapport.
- Dans les facultés ou départements d’économie, permettre aux étudiants, et en particulier aux doctorants souhaitant rédiger leur thèse, d’inscrire leurs travaux dans une perspective non néoclassique.
Ces propositions sont détaillées et complétées dans le reste du rapport.

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