De plus en plus de gens se disent anti ou postcapitalistes. Qu’on soit contre les abus de la finance, pour l’écologie ou pour une taxe sur les grandes fortunes, le terme revient régulièrement. Mais qu’est-ce vraiment ? Et les gens qui sont « contre » le capitalisme, qu’est-ce qu’ils veulent pour le 21ème siècle ?
De nombreuses définitions du capitalisme existent, la plus commune étant : « la propriété privée des moyens de production ». En langage moderne, cela veut dire qu’une économie est capitaliste si ce sont des personnes privées (des actionnaires et des patrons) qui détiennent les entreprises et les dirigent. Le capitalisme, c’est avant tout une manière d’organiser l’économie, sur des bases privées. Par conséquent, l’anticapitalisme, c’est vouloir l’inverse. C’est-à-dire que la majorité de l’économie appartienne non à des privés mais à la collectivité. On ne parle pas de « toute » propriété (les maisons, les biens, les possessions…) mais bien de celle des entreprises. Et on ne parle pas de toutes les entreprises, mais bien d’une majorité d’entre elles, dont les plus grandes et les plus stratégiques.
Être anticapitaliste, c’est considérer comme cruciale la question : « qui contrôle les entreprises ? ». Cette question fait parler d’elle depuis 200 ans parce que le contrôle des entreprises entraîne un pouvoir économique majeur : produit-on écologique, ou au moindre coût ? Embauche-t-on plus, ou utilisons-nous des machines ? Quel sera l’écart salarial entre l’employée et la dirigeante ? Quelles que soient nos réponses à ces questions, il importe de savoir « qui » dans la société les tranchera. Dans le capitalisme, ce sont les actionnaires, représentés par les conseils d’administration et les managers.
Dans une économie post-capitaliste au 21ème siècle, à qui reviendrait-il de prendre ces décisions ? Deux réponses existent. Soit les entreprises seraient contrôlées par leurs travailleurs et travailleuses. Ils organiseraient la production via une démocratie interne ou un modèle d’autogestion, en s’inspirant de certaines coopératives existant aujourd’hui. L’autre possibilité serait que ce soit la collectivité au sens large, représentée par l’État, qui contrôle les grandes entreprises. Mais à l’heure de la démocratie participative, ces entreprises publiques seraient modernes, c’est-à-dire transparentes, avec une gouvernance participative/partagée, et la mise en place de mécanismes anti-corruption. Quelle que soit la voie suivie, des entreprises coopératives ou publiques pourraient davantage orienter leurs actions vers une transition écologique et sociale, car elles ne dépendraient pas d’actionnaires exigeant des marges de profit.
Dans l’histoire, les partisans d’une économie coopérative ou publique se sont appelés socialistes (s’ils comptaient y arriver par étape, en gagnant des élections), ou anarchistes ou communistes (s’ils suivaient la voie révolutionnaire). Mais ces termes ont été galvaudés car les socialistes ont voté des politiques libérales dans de nombreux pays européens, et le communisme a été associé à l’URSS et à la dictature. Le capitalisme étant à son tour de plus en plus critiqué, la difficulté d’en exprimer les alternatives amène à une situation quelque peu confuse.
Aujourd’hui, à peu près quiconque trouve révoltant que des gens meurent de faim alors que d’autre ont deux yatchs semble anticapitaliste. Or, on peut tout à fait souhaiter taxer les riches, verser une allocation universelle, sortir du consumérisme, du dogme de la croissance, etc. sans toucher à la propriété des entreprises. Dans ce cas, ce n’est pas être anticapitaliste, c’est souhaiter un autre capitalisme, qui soit plus juste et plus écologique. Certains écologistes diront qu’il n’est pas possible de sortir du consumérisme et de la croissance sans sortir du capitalisme. C’est probable, même si le débat reste ouvert. Mais en tous cas, pour une série de sujets, le capitalisme peut-être régulé, et même très fortement. C’est d’ailleurs ce qu’il a été dans la période prospère des Trente Glorieuses (1946-1975).
Cette volonté de changer le capitalisme sans toucher à la propriété des grandes entreprises (banques, énergie, pharma, IT…), c’est ce qu’on appelle la social-démocratie. Le PS, les écologistes et les centristes partagent cette approche. Ils souhaitent changer le capitalisme pour lui donner une consistance sociale, écologique ou humaine. Le PTB et les autres partis de la gauche radicale ont quant à eux une approche anticapitaliste ou (éco)socialiste.
Si on peut réformer le capitalisme via des taxes et de la redistribution, pourquoi faire le pari risqué de vouloir l’abolir ? Les critiques du système ont une longue liste de raisons, j’en citerai deux. D’abord, réaliser une transition écologique va demander certains investissements massifs : transports publics, technologies vertes, isolation des bâtiments, énergies renouvelables… Or le rendement à court terme exigé par des actionnaires et la dispersion des acteurs privés rend des investissements et des progrès dans ces secteurs trop lents par rapport aux urgences environnementales. Une coordination et une planification écologique au niveau de l’État serait probablement plus efficace, et permettrait d’accélérer substantiellement la transition. Cet argument contre le capitalisme serait toutefois compatible avec une social-démocratie.
La deuxième est que tout programme politique social et écologique ambitieux nécessiterait de déranger les intérêts des actionnaires à un moment ou à un autre. Qu’on veuille les taxer, augmenter les salaires, sanctionner les comportements polluants des entreprises, réduire la production de certains secteurs (automobile), cela diminuera les marges de profit. On peut dès lors s’attendre à ce que les entreprises déploient leur pouvoir de lobbying, de menace de délocalisation, de grève de l’investissement, ou de blocage de l’économie pour éviter des lois ambitieuses. Dès lors, dans certains pays, les gouvernements ont renoncé à leurs réformes sociales, comme Alexis Tsipras en Grèce. Dans d’autres pays, cela aboutit à un coup d’État, comme au Chili en 1973. Même François Mitterrand parlait des difficultés à réaliser sa politique : « J’ai gagné le gouvernement, mais pas le pouvoir », disait-il. Car le vrai pouvoir se situe dans les entreprises. Par conséquent, avoir une majorité d’entreprises contrôlées par la collectivité permettrait de réduire les interférences entre les intérêts des actionnaires et la démocratie. Le point de clivage entre pro et anticapitalistes est donc sur les possibilités de changer la société sans changer de système économique.
Débat passionnant s’il en est. En tous cas, au prochain souper de famille, vous pourrez corriger votre oncle qui dit qu’en Wallonie, c’est le communisme.