Intervention détaillée de Jacques Sapir lors de soirée Econosphères n°32 « Quelles alternatives au libre-échange ? » le 25 janvier 2018 à Bruxelles.
Jacques Sapir
(PSL)
Directeur du CEMI-EHESS
Les échanges internationaux ont connu un fort développement, du moins en apparence. Ils sont devenus globalisés et leur cadre juridique, le « libre-échange » est devenu une forme de règle. Or, ce libre-échange ne concerne pas que des flux de biens et services. Il conduit aussi à des modifications du droit et des règles juridiques. Leur développement depuis la fin des années 1980 a profondément changé le cadre et l’exercice des normes juridiques.
Ce changement avait commencé en réalité quand les États-Unis refusèrent de ratifier la Charte de la Havane [1], respectueuse de la souveraineté des États [2]. Cette non-ratification conduisit à ce que les échanges commerciaux soient régis tout d’abord par des conventions bilatérales puis par le GATT et l’OMC. L’absence d’un cadre juridique global laissa le champ libre aux rapports de forces entre les États, ce qui bien souvent tourna à l’avantage des États-Unis. Dans ce cadre, les travaux de certains économistes servirent de base à l’émergence d’une idéologie des échanges internationaux. Cette dernière eut pour fonction de présenter le commerce international, et donc le libre-échange, comme un « bien public » [3]. Pourtant, ces travaux furent contestés [4], et ce dès le départ [5]. Cette idéologie, et ses conséquences institutionnelles, posent de redoutables problèmes de démocratie [6] par la substitution d’un principe de « scientificité » aux principes du politique. Cela d’autant plus que la preuve n’a pas été apportée de l’efficacité du libre-échange pour promouvoir le développement économique [7] et que cette « scientificité » pourrait bien se révéler du scientisme [8].
En fait, la globalisation n’est synonyme de croissance que quand elle peut s’appuyer sur un projet de développement national, souvent articulé à une idéologie nationaliste. La globalisation marchande ne donne des résultats que dans la mesure où l’on ne joue pas son jeu mais où d’autres acceptent de le jouer. Ceci est particulièrement vrai en Extrême-Orient, mais peut aussi se constater en Russie depuis 1999.
Ainsi, loin de conduire au dépassement de la nation, la globalisation s’avère être le nouveau cadre de l’expression de politiques nationales qui engendre soit des effets de domination et de destruction de cadres nationaux au profit de nations plus fortes, soit des phénomènes de réactions et de développement national [9].
Cette globalisation-là touche à sa fin en raison, d’une part, des limites écologiques – les catastrophes écologiques qui sont appelées à se multiplier vont remettre en cause brutalement le cadre de la globalisation – et, d’autre part, de la montée des conflits entre États, qui rend dérisoire tous les discours sur une soi-disant « gouvernance mondiale ». Certes, ces conflits et ces guerres ont pris une dimension autre que celle que l’on avait connue au XXe siècle. Les grands conflits armés sont probablement une chose du passé, et c’est bien à la dissuasion nucléaire que nous le devons et non au libre-échange. Mais l’extension et la multiplication des conflits dits « localisés » sont les nouvelles réalités que nous vivons.
1. Du GATT au CETA
La globalisation des marchandises ou globalisation marchande, ce que l’on appelle suivant les cas la généralisation d’un système de libre-échange ou d’ouverture au commerce international, est certainement l’aspect du phénomène général de globalisation qui a le plus fait couler d’encre et suscité de commentaires. C’est aussi celui qui a le plus engendré de mythes. Il est de fait que les mesures de la croissance du commerce international ne prennent en compte que les flux qui sont enregistrés. Mais, on ne voit pas trop quelle méthode alternative adopter et l’on ne saurait le reprocher aux divers organismes qui mesurent et comptabilisent ces flux. Pourtant, ceci n’a pas été sans introduire de profondes distorsions, en particulier à la fin des années 1980.
Le vide juridique créé par la non-ratification par les tats-Unis de la Charte de La Havane suscita l’émergence d’un accord a minima le GATT, qui entra en vigueur le 1er janvier 1948. Ce dernier servit de base aux négociations sur le commerce, négociations qui initialement ne concernèrent que les États-Unis et leurs alliés. Les pays issus de la décolonisation, et la plupart des pays du bloc soviétique ne furent pas, initialement, concernés [10]. Signé par 23 pays, le GATT ne concernait encore que 48 pays en 1964. Dès 1973, ce nombre cependant était passé à 102. La durée des négociations lors des différents cycles resta constante jusqu’en 1960 (de 5 à 11 mois). Par la suite, ces durées, du fait de la complexité et du nombre croissant de pays concernés, ne cessèrent de s’accroître (74 mois pour le « cycle de Tokyo ») [11].
Le remplacement du GATT par l’OMC suite à l’Uruguay Round de 1986 marqua une étape nouvelle dans la fixation de règles internationales [12], tant dans leur périmètre géographique d’application (les pays de ce que l’on appelait alors le « tiers-monde » furent inclus) mais aussi quant au périmètre qualitatif du champ d’application de ces normes. Le mandat donné aux négociateurs fut de réviser les principaux domaines couverts par le GATT et d’orienter ces derniers dans un sens plus favorable au libre-échange. L’OMC, qui a aujourd’hui 153 pays membres, se fonde donc sur les précédents accords ; mais il les consolide par une série d’accords nouveaux.
L’OMC a pourtant trouvé ses limites avec l’échec du « cycle de Doha » [13]. De cet échec sont nés à la fois une nouvelle priorité pour des accords économiques régionaux (comme l’UE ou l’ALENA), mais aussi une priorité pour des accords de libre-échange entre ces zones d’intégration. Ces accords, comme le Traité Nord-Atlantique mort-né (ou TAFTA/TTIP [14]) ou le traité avec le Canada (CETA [15]), sont appelés des accords de libre-échange de 2ème génération en cela qu’ils s’attaquent essentiellement aux barrières non-tarifaires [16]. Ces accords tendent à se multiplier.
1.1. Le phénomène de globalisation
Le développement des échanges a été lié à la progression du principe dit de libre-échange. C’est en particulier le cas pour les années 1990. Ces années ont été marquées par des changements extrêmement importants. La croissance qui a été alors engendrée est très souvent liée à cette extension du libre-échange. Mais dans une bien moindre mesure que ce que l’on a prétendu, par le commerce. Des travaux, parmi lesquels on doit inclure ceux de Dollar, en 1992 [17], de Ben-David, en 1993 [18], de Sachs et Warner, en 1995 [19], et de Edwards en 1998 [20], ont cherché à établir ce fait. Ces travaux posent pour certaines des problèmes statistiques et, de ce fait, s’avèrent peu robustes [21]. De manière générale, les tests pratiqués donnent des résultats qui sont pour le moins très ambigus. On peut en déduire que, pour certains pays, l’ouverture a eu des résultats positifs, mais non pour d’autres. Cependant, on peut aussi en déduire que si une politique qui associe l’ouverture à de bonnes mesures macroéconomiques est meilleure qu’une politique associant le protectionnisme à des mauvaises mesures macroéconomiques, ceci tient bien plus à la qualité des dites mesures macroéconomiques qu’à celle de l’ouverture [22]. De fait, les pays qui ont associé des politiques protectionnistes à des bonnes politiques macroéconomiques connaissent des taux de croissance qui sont largement supérieurs à ceux des pays plus ouverts, ce qui invalide le résultat précédent sur l’ouverture [23].
Dans cette période, on a en effet connu deux phénomènes majeurs qui ont été la fin de l’Europe de l’Est, au sens du Conseil d’aide économique mutuel (CAEM), et la fin de l’URSS. Dans ces deux cas, on a pu constater que les flux de commerce tels qu’ils sont comptabilisés ont connu une forte croissance. Or le simple phénomène de transition de ce qui était un « commerce intérieur » en un « commerce international » s’est traduit par la hausse brutale de ce dernier. Une partie de la croissance du commerce mondial peut ainsi être attribuée à un effet de « révélation » d’un commerce qui se produisait au sein d’autres cadres statistiques. Il est frappant que ce problème soit très rarement évoqué par les spécialistes qui entonnent le credo de la globalisation.
Il y a une deuxième cause, qui est plus subtile. La hausse des flux du commerce international a été liée à l’évolution que ces économies ont connue durant les premières années de leur transition. On a ainsi constaté une expansion des exportations et importations, à la fois de manière relative dans son rapport au marché intérieur et donc au PIB, et de manière absolue à la suite de la transition. Cette hausse des exportations et des importations a été liée au phénomène même de la transition, ce dernier étant compris comme un changement dans la structure de ces économies. Ainsi, dans le cas de l’URSS, une large partie de la production d’aluminium et d’acier n’a plus trouvé d’emplois au sein même de l’économie, en raison de la baisse des activités manufacturières. L’exportation de ce surplus a été immédiate, qu’elle se fasse de manière légale ou illégale. De même, on a assisté à un phénomène de substitution des produits importés aux productions locales, qui a été favorisé par l’évolution brutale du taux de change. À cet égard, les chiffres extrêmement élevés du commerce international dans les années 1994-1997 semble bien avoir été le produit d’une illusion statistique. Ce sont ces chiffres, enregistrés sur quatre années, qui ont très largement conditionné notre vision de la croissance.
Enfin, il faut avoir à l’esprit la hausse du prix des matières premières qui s’est manifestée pendant une bonne partie de cette période. Les matières premières, à l’exception de la période 1998-2002, ont vu leur prix monter de manière significative. Or, dans le commerce international, les produits sont comptabilisés à leur prix courant.
C’est donc de cette période que date le sentiment que le commerce international porte la croissance. L’on a eu l’impression, et peut-être l’illusion, que c’était par l’abolition des barrières aux échanges que l’on avait obtenu la croissance très forte de ces années-là. Dans une large mesure, ceci a recouvert le processus de constitution en « économies nationales » de pays dont le commerce ne représentait jusqu’alors que le commerce intérieur. Ce processus entraînait mécaniquement une hausse du commerce comptabilisé, soit par la transformation de ce qui était avant un commerce intérieur en commerce international, soit par l’accroissement brutal des flux d’exportations et d’importations liés aux changements systémiques, soit enfin par la modification du prix de vente des produits suite au passage des prix planifiés aux prix du marché international. C’est pourquoi on peut parler ici d’un artefact statistique.
1.2. Le principe des accords internationaux
L’OMC s’appuie sur un mécanisme de votes mais fonctionne le plus souvent par le consensus. Il suffit qu’aucun pays ne s’oppose à une mesure pour qu’elle soit adoptée. Cette méthode, conçue pour éviter les conflits, a cependant échoué. En effet, le « Doha Round », qui devait étendre de manière considérable le champ des normes s’imposant aux États, a connu un échec patent en juillet 2008 [24]. Les négociations ont échoué sur un désaccord persistant entre les pays riches et les pays les plus pauvres en ce qui concerne les subventions agricoles et l’accord sur la propriété intellectuelle (TRIPS) [25]. Cet échec a signifié la perte par l’OMC de la maîtrise de l’ordre du jour de ses négociations. Mais, l’OMC a représenté un pas fondamental dans la construction de normes découplées de tout cadre de souveraineté nationale [26].
Il faut rappeler que la globalisation a d’abord été celle des firmes. La production de masse implique la présence sur de nombreux marchés et les firmes multinationales ont fait pression pour un assouplissement des réglementations du commerce international. Cependant, une des leçons de ces quarante dernières années est bien la permanence de ces cultures techniques nationales, qui s’accompagne aussi d’une permanence des cultures de gestion [27]. Certaines de ces différences sont inscrites dans les processus historiques de développement des firmes depuis la fin du XIXe siècle et dans la part plus ou moins importantes de l’intervention de l’État, qui du reste a toujours été présente. Ces firmes transnationales ont porté un ordre du jour au niveau international tendant à réduire le « risque juridique » qu’elles pouvaient encourir.
1.3. La nature des traités de 2ème génération et les menaces qu’ils contiennent
Le CETA dans ce cadre constitue un traité de libre-échange que l’on appelle de 2ème génération [28]. Il s’attaque aux normes non-tarifaires prises par un certain nombre d’État pour se protéger. Ainsi, il interdit aux États signataires de discriminer des sources d’énergie en fonction de leurs émissions de CO2 [29]. Il introduit aussi un mécanisme de protection des investisseurs, dit clause ISDS [30]. De ce point de vue, il s’inscrit dans une vague qui incluait le TAFTA [31], un traité violemment critiqué, et visiblement avec raisons [32]. Les clauses ISDS ont été rejetées par l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil. Elles ont été dénoncées par des représentants du Congrès des États-Unis dans le cadre du TAFTA [33].
Cette clause institue un tribunal d’arbitrage qui permet aux investisseurs de poursuivre un État s’il prend une décision compromettant les « attentes légitimes en terme de retour sur investissement », i.e. les bénéfices futurs [34]. Le nombre de cas traités dans cette clause augmente régulièrement [35]. Elle dissuadera les gouvernements qui voudront mettre en place des normes protectrices. Cette procédure, qui pourrait s’avérer très coûteuse pour les États, aura un effet dissuasif dans le cas d’une simple menace de procès. A cet égard, rappelons qu’en 2011, le Québec recula sur l’interdiction d’un composant d’herbicide, dont on suspectait les effets cancérigènes, et qui était commercialisé par Dow Chemical, car cette dernière société était déterminée à porter l’affaire devant les tribunaux [36]. Il y a bien ici un dessaisissement des États et la création d’un droit édicté hors de tout contrôle démocratique et l’établissement d’une nouvelle hiérarchie des normes [37].
Les menaces que le CETA fait peser concernent donc la santé publique, l’environnement [38], et… la souveraineté. Ratifié au Parlement européen le 15 février 2017, il doit être ratifié par différents parlements nationaux. Or, il est néanmoins considéré comme applicable en partie dès avant sa ratification par les Parlements nationaux [39]. Le CETA a été adopté de manière provisoire et partielle le 21 septembre 2017, sur les volets de compétences exclusives à l’UE, excluant temporairement certains volets de compétences partagées nécessitant le vote des pays membres de l’UE. Mais, environ 90 % des dispositions de l’accord seront appliquées. On peut ainsi parler, comme le firent Delpech et Paugam d’un « fédéralisme clandestin » qui se révèle dans cette négociation [40]. Ceci constitue un véritable déni de démocratie politique. De même, si un pays rejetait la ratification du CETA, ce dernier n’en continuerait pas moins à s’appliquer pendant trois ans. Tout a été organisé pour que ce traité soit élaboré et appliqué en dehors de la volonté des peuples. Il traduit le fait que la « mondialisation » est un prétexte et un moyen pour retirer nombre de questions du domaine du domaine politique en prétendant qu’il s’agit de questions techniques. L’Union européenne, de ce point de vue, a été connivente de cette logique.
2. Les accords internationaux : une mise en œuvre de l’approche contractualiste ?
Des discours de justification ont été tenus pour tenter de donner à cette dépossession si ce n’est une légitimité, du moins l’apparence d’une fonctionnalité. Une première approche, que l’on peut qualifier de contractualiste, renouvelle l’idée ancienne du jus cogens [41] qui fait, à l’occasion des traités de Libre-Échange un retour remarqué dans le droit international [42]. Cependant, si la bibliographie autour des obligations du jus cogens dans le domaine de la guerre [43] ou des droits de l’homme [44] est importante, il y a peu d’articles portant sur les domaines économiques. Cette approche veut que les normes fixées dans les accords s’imposent aux juridictions nationales comme faisant partie d’un pacte librement consenti par les États signataires. Ainsi, Johary Andrianarivony soutient que certaines des institutions de l’OMC, et en particulier l’organe d’appel, sont investies d’une mission constitutionnelle [45]. Ce « pacte » tire alors sa légitimité de sa rationalité, car il contient des éléments qui sont considérés être mutuellement profitables pour tous.
2.1. L’Etat, un acteur rationnel ?
Le GATT et surtout l’OMC peuvent être compris dans cette approche comme des communautés créées par des contrats (les traités). Ces communautés unissent des acteurs du droit international en vue d’avantages communs. Les obligations émanant du GATT et de l’OMC sont alors des engagements contractuels [46]. Les effets de leurs ruptures ou de leur non-respect doivent alors être envisagés sous l’angle d’une rupture de contrat [47]. Cette caractérisation des accords régissant le commerce international se déduit du rationalisme des XVIIIe et XIXe siècle [48]. Les États cherchent à maximiser leurs intérêts, comme l’accès libre et non-discriminé à un marché d’un autre État, par l’usage d’un outil « rationnel » : le « contrat » [49]. Ce contrat existe donc ici sous la forme d’un contrat international. Cela transfère à la relation entre États la logique sécuritaire qui était celle de Hobbes [50]. Néanmoins, cela implique la coordination consciente entre les préférences « internes » et externes dans l’État signataire et mobilise la théorie des préférences individuelles en assumant que les préférences collectives résultent de l’agrégation de ces préférences individuelles. Or, les préférences ne satisfont pas à l’ensemble des conditions posées depuis le XVIIIè siècle et codifiées dans une axiomatique des préférences présentée de manière rigoureuse pour la première fois par Vilfredo Pareto [51].
Le principal attrait de cette approche tient à sa simplicité. Mais, cette simplicité à un coût : elle exclut le politique, et avec lui le monde des valeurs et des cultures [52]. Or, si l’on remet en cause la théorie classique des préférences, ce politique, avec ce qu’il implique, redevient le socle sur lequel il faut élaborer les traités. Par ailleurs, il ne semble pas possible de traiter les États comme des individus. Les États sont eux-mêmes à la fois le produit de pactes politiques fondamentaux mais aussi de l’histoire de la mise en application, et des échecs partiels, de ces dits pactes. L’approche contractualiste omet cette épaisseur historique qui est essentielle pour comprendre les États-Nations actuels [53]. Notons que c’est au nom de cette approche dite contractualiste que M. Pierre Moscovici a pu récemment (17 janvier 2018) déclarer que le CETA s’appliquerait même si un des pays signataires refusait de le ratifier [54]. Cela pose, à l’évidence, un problème de démocratie.
2.2. Limites de l’approche contractualiste
L’approche contractualiste a été critiquée dans sa forme. On peut considérer qu’une organisation comme l’OMC n’est pas un simple « accord ». Si, en théorie, l’OMC n’a pas de volonté propre hors de celle des États membres [55], dans la réalité, cela est moins que certain. Car, s’il y a bien eu accord entre les pays membres, cet accord a donné naissance à une organisation qui, elle-même, développe ce qui peut être appelé dans un langage wébérien une « bureaucratie » [56]. Cette « bureaucratie » poursuit un but, la mise en œuvre de plus en plus exclusive d’une logique qu’elle prétend rationnelle contre ce qu’elle perçoit comme l’irrationalité foncière des politiques des États. Mais, cela fait bon marché du principe de souveraineté, principe auquel tout acteur du droit doit se référer pour concevoir le cadre de sa propre légitimité. Or, cette légitimité, dans un monde aux multiples valeurs et morales, ne peut provenir que de la souveraineté.
La question des préférences concentre les critiques et ouvre le débat sur le fond de l’approche contractualiste. Le terme de rationalité pourrait alors signifier que l’on ne fait rien sans raison. Pourtant, les économistes ont une définition beaucoup plus restrictive de la rationalité : la poursuite de la maximisation d’une utilité ou d’un profit [57]. La théorie des préférences individuelles constitue alors le socle de la théorie néo-classique [58], et dans son exportation vers les autres sciences sociales [59]. On doit alors supposer que les préférences vérifient les axiomes de transitivité, de réflexivité, de continuité et de non-saturation [60]. Pour passer de l’utilité à l’utilité espérée, notion issue de Bernoulli et des travaux sur les univers probabilistes [61], il faut de plus supposer l’axiome d’indépendance des préférences [62]. Les préférences sont indépendantes si, étant donné les possibilités x, y et z telles que x >y, une combinaison de x et z sera préférée à la même combinaison de y et z. On ajoute que les préférences sont monotones dans le temps. Cette monotonie doit se combiner à une intégration temporelle. La monotonie temporelle et l’intégration temporelle sont nécessaires si on cherche à étendre la théorie standard dans le temps. Pour John Harsanyi, il s’agit de la seule forme d’utilitarisme qui soit cohérente avec le principe de l’autonomie individuelle des préférences [63]. L’intégration temporelle et la monotonie deviennent nécessaires en dynamique, puisque les individus doivent pouvoir intégrer les plaisirs et les peines passés dans la construction de leur système de préférences [64]. Ces notions sont donc centrales pour l’argumentaire en faveur de l’utilitarisme [65].
Ces hypothèses sont néanmoins très contestables. Les travaux récents ont démontré que la convexité de la demande était un cas particulier, mais nullement général [66]. Il devient alors impossible de déduire des « lois » à partir des comportements individuels, comme le proposaient Arrow et Debreu [67]. De plus, Maurice Allais avait démontré que les hypothèses des préférences individuelles étaient systématiquement violées [68]. Daniel Haussman parle alors de « clôture autistique » pour évaluer les résistances des économistes à admettre les violations systématiques de ces axiomes [69]. Pourtant, depuis les années 1990, ces résistances sont en train de céder [70]. De fait, les travaux d’Amos Tversky, Daniel Kahneman, Sarah Lichtenstein et Paul Slovic ont montré que la rationalité dite « maximisatrice » n’était qu’un cas particulier parmi d’autre [71], et que les préférences se construisaient, de manière consciente et inconsciente dans le processus même du choix [72].
2.3. Persistance des idées fausses dans les communautés « scientifiques »
Pourtant, cette théorie continue d’imprégner des programmes de recherches comme celui de Mancur Olson [73], et ce en dépit des critiques dont elle a fait l’objet. Cela soulève un problème quant à la survivance d’idées fausses dans des communautés dites « scientifiques ». Raymond Boudon construit ainsi sa critique de Durkheim [74] par une situation de loterie qui reprend la théorie de l’utilité espérée. Mais, utilisant implicitement un critère de maximisation de l’utilité espérée, il ne fait pas autre chose que ce qu’il reproche aux économistes. Ceci tend à montrer la prégnance, implicite ou explicite, de la théorie standard des préférences. De même John Rawls, dans la Théorie de la Justice, récuse en partie l’utilitarisme mais affirme son attachement à la théorie traditionnelle de la rationalité [75]. Rawls est parfaitement explicite sur la définition de la rationalité qu’il mobilise pour arriver à sa notion de la justice-équité, et qui n’est autre que celle de l’économie standard [76]. On constate alors que deux grandes conjectures théoriques sont mobilisées pour aboutir au contractualisme : la relecture par Kenneth Arrow du Paradoxe de Condorcet [77] et le paradigme de la relation « Principal-Agent » [78]. Pourtant, l’invalidation tant empirique que scientifique des bases de cette théorie a été constatée.
La logique « rationaliste » du contractualisme renvoie à l’idée qu’une base commune de raisonnement pourrait spontanément exister parmi les hommes. Mais, l’existence spontanée d’une telle base revient à postuler l’existence d’une méta-croyance spontanément commune. Ceci n’est justement pas compatible avec l’hétérogénéité des pensées et des expériences qui constitue la trame des sociétés modernes. Cette base commune doit donc être construite et ne saurait préexister ce qui invalide le raisonnement contractualiste.
2.4. Développement ou Libre-Échange ?
Ceci nous ramène à la problématique du développement, qui s’avère être autrement plus complexe que ce que les partisans d’un libre-échange généralisé veulent bien dire. Les travaux d’Alice Amsden [79], Robert Wade [80] ou ceux regroupés par Helleiner [81] montrent que dans le cas des pays en voie de développement le choix du protectionnisme, s’il est associé à de réelles politiques nationales de développement et d’industrialisation [82], fournit des taux de croissance qui sont très au-dessus de ceux des pays qui ne font pas le même choix. Le fait que les pays d’Asie qui connaissent la plus forte croissance ont systématiquement violé les règles de la globalisation établies et codifiées par la Banque mondiale et le FMI est souligné par Dani Rodrik [83].
Voici qui nous renvoie à la question des politiques nationales et à la problématique de l’État développeur qui renaît dans le débat depuis quelques années [84]. Cette problématique est en réalité au cœur du réveil industriel de l’Asie. En fait, ce sont ces politiques nationales qui constituent les véritables variables critiques pour la croissance et le développement, et non l’existence ou non de mesures de libéralisation du commerce international. Mais admettre cela revient à devoir reconsidérer le rôle de l’État dans les politiques économiques et le rôle du nationalisme comme idéologie associée au développement. On touche ici à de puissants tabous de la pensée orthodoxe en économie comme en politique.
Fondamentalement, l’idée que nous aurions à partir de la fin du « court XXe siècle [85] » retrouvé une tendance à une intégration par le commerce se révèle ainsi être un mythe. Ceci a été montré par Paul Bairoch et Richard Kozul-Wright dans une étude systématique de ces flux qui a été réalisée en 1996 pour la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) [86]. Il n’y a donc jamais eu un « âge d’or » de la globalisation, qui se serait terminé avec la Première Guerre mondiale et qui aurait été suivi d’une longue période de repli, avant de connaître un renouveau depuis les années 1970. C’est bien toute l’image d’une marche que l’on voudrait harmonieuse vers le « village global » qui s’en trouve profondément mise en cause. Ce débat a continué dans la période récente et ses résultats ont été les mêmes. Conservons cependant, pour l’instant, l’image qui nous est fournie par Rodrik et Rodriguez [87]. La poussée vers une plus grande ouverture n’a pas été favorable au plus grand nombre [88].
3. Retour à la souveraineté
Les désordres économiques actuels sont en réalité le produit de fortes distorsions dans le commerce international. La période des vingt dernières années a été marquée par des flux d’investissements directs dans des pays qui étaient au début de la courbe d’apprentissage de l’activité industrielle ou qui, ayant commencé leur industrialisation dès la fin du XIXe siècle, avaient subi les effets d’un mouvement de désindustrialisation lié à des changements systémiques majeurs [89]. Ces flux d’investissements ont permis des hausses considérables de la productivité du travail dans certains secteurs. Or ce mouvement ne s’est pas accompagné d’une hausse comparable des salaires directs ou indirects. Le résultat a été l’apparition de décalages considérables dans les coûts salariaux unitaires. Ceci a été accru par un système quasi généralisé de flottement des parités monétaires dans les pays développés qui a permis aux pays de certaines régions du monde d’y ajouter les effets de la sous-évaluation de leurs monnaies. Le problème est particulièrement important pour les pays de la zone euro qui, depuis 2002-2003, connaissent une surévaluation de l’euro que ce soit par rapport au dollar – et aux pays qui ont indexé leur monnaie sur le dollar – ou au yuan. Dans la même période, on a assisté à un désarmement douanier considérable. Il a permis aux pays bénéficiant de ces coûts salariaux unitaires très faibles de venir concurrencer de manière très efficace les pays du noyau originel de l’Europe ou des États-Unis.
On doit alors revenir à Hobbes qui écrit qu’il y a une « inséparable connexion (…) entre la puissance souveraine et la puissance de faire des lois » [90]. La puissance de faire des lois réside non dans leur légalité, qui peut couvrir aussi des lois « injustes », mais dans la légitimité. Et c’est la souveraineté qui est fondamentale à la distinction entre le légitime et le légal. Car, la contrainte inhérente dans chaque acte juridique ne peut se justifier uniquement du point de vue de la légalité, qui par définition est toujours formelle. La prétendue primauté que le positivisme juridique [91] entend conférer à la légalité aboutit, en réalité, à un système total (et totalitaire dans son essence), imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre à un politicien d’aujourd’hui de prétendre à la pureté originelle et non pas aux « mains sales » du Prince d’antan [92]. Il nous faudrait alors considérer les lois des pires tyrannies comme légales, comme l’a montré David Dyzenhaus [93]. La légalité ne prend sens qu’articulée sur la légitimité, c’est à dire en portant un jugement en justesse et non plus en justice, de ces lois. Mais, seule la souveraineté peut établir qui est habilité à porter ce jugement en justesse, autrement dit qui détient la légitimité.
3.1. Nécessité de la souveraineté
La souveraineté définit la liberté de décider qui caractérise les communautés politiques que sont les peuples à travers le cadre de la Nation et de l’Etat. Elle fait émerger le politique. L’oubli de la dimension sociale et collective de la liberté caractérise alors le point de vue « libéral », point de vue qui lui-même transcende les divisions « gauche-droite ». Mais, la souveraineté ne vaut que par son exercice [94]. Elle ne peut donc remplacer le débat politique naturel sur les choix à faire, sur les conditions mêmes de ces décisions. Les institutions dans lesquelles nous vivons, institutions qui ont d’ailleurs changé maintes fois, sont le produit de ces conflits, parfois mis en veilleuse mais jamais éteints [95]. La démocratie implique donc le conflit ; elle implique la lutte politique tout comme elle implique le compromis, qui vient mettre temporairement et localement un terme à la lutte politique [96].
On peut, cependant, rétorquer à cela l’argument de l’efficacité qui fonderait alors la légitimité de l’action. C’est dans ce cadre que se situent les tenants des accords internationaux, quand ils argumentent que l’efficacité, fondée naturellement sur leur propre expertise, de ces traités est suffisante pour fonder la légitimité de ces derniers. Mais, la dimension de l’efficacité ne suffit pas à asseoir la légitimité de l’action – sauf dans le des sciences de la nature [97] - et sauf à reproduire les errements de la théorie standard de la rationalité et des préférences étudiées pour montrer leur congruence avec le positivisme juridique et l’Etat législateur dans la typologie se Carl Schmitt [98]. Que cette décision ait été l’expression d’une majorité est tout aussi insuffisant, sauf à supposer que les décideurs aient une pleine connaissance de la totalité des conséquences possibles de leur décision. Ces deux critiques ont été soulevées par Carl Schmitt à l’encontre de la prétention de l’idéologie de la démocratie parlementaire à dissoudre le légitime dans le légal [99], et leur pertinence est irréfutable dans le cadre d’une analyse réaliste [100].
3.2. Supériorité de l’action décisionnelle sur les normes
Il faut remarquer la circularité du raisonnement des tenants des grands accords internationaux. Ils affirment, et ont raison sur ce point, que des normes sont nécessaires pour le commerce international, comme pour toute activité nécessitant une coordination étendue. Pourtant, ces mêmes normes ne sauraient contenir la totalité des futurs possibles. Si l’on pouvait d’avance prévoir les normes applicables à chaque situation, et mêmes aux situations exceptionnelles comme dans le cas des crises, c’est que nous serions en mesure de prédire précisément ces situations. Mais, si nous étions capables d’un tel exploit, alors il nous serait facile de prendre les mesures préventives pour éviter d’avoir à faire face à ces situations exceptionnelles. Auquel cas nous ne connaitrions jamais de telles situations... Reconnaître la nécessité de prévoir une action exceptionnelle est donc une implication logique de l’hypothèse de limitation cognitive des individus [101] et de l’incertitude [102]. Doit-on pour autant reconnaître en ces situations exceptionnelles la présence d’une violence « pure », anomique, radicalement hostile à tout cadre juridique comme nous le suggère Benjamin [103] ?
Les sociétés sont confrontées à des situations où tout droit à disparu. Que certaines de ces situations puissent être fondatrices de droit, comme les Révolutions, est une évidence. La question est de savoir si nous devons laisser vide l’espace entre ces situations et les situations normales. Si le droit ne peut saisir la totalité de la vie, en restreindre son champ aux seules situations normales n’est pas acceptable. Lorsque Carl Schmitt écrit que celui qui décide de l’état d’exception est souverain [104], il reconnait l’existence de ces situations exceptionnelles et le fait que, dans ces situations, il faudra bien pourtant continuer à agir, et à décider. Mais il y a aussi une autre interprétation possible qui consiste à dire que celui qui décide dans l’état d’exception est souverain. Le texte de Schmitt se prête à cette autre traduction. Dès lors, cela signifie que celui qui peut agir dans une situation exceptionnelle acquiert immédiatement le droit de le faire. Les conséquences de cette interprétation sont importantes, et actuelles.
Transposée dans l’économie, le commerce international et les accords de Libre-Échange, la question pourrait être de savoir si nous ne devons rien prévoir entre la routine quotidienne (qui peut être traitée par des normes) et le déploiement de la crise paroxystique avec toutes ses conséquences dramatiques sur la vie des individus. Les réponses apportées, comme le New Deal, l’action du Premier Ministre de Malaisie qui introduisit le contrôle des changes en septembre 1997 [105], ou encore celle de Evgueni Primakov en Russie lors de la crise de 1998, montrent que la souveraineté peut apporter des réponses positives à cette question. Le New Deal fut d’ailleurs contesté devant la Cour Suprême, et certaines de ses mesures cassées [106]. Réélu, Roosevelt put nommer de nouveaux membres à la Cour Suprême. La légitimité politique de l’action l’emporta, alors, sur la lettre du Droit. La Cour Suprême ici se déjugea quand l’exécutif américain renouvela les lois qui avaient été précédemment cassées.
3.3. Vers une « re-nationalisation » des politiques économiques ?
Non seulement la globalisation marchande s’est avérée incapable d’aider les pays en voie de développement, mais aussi elle conduit à de profondes régressions sociales dans les pays développés. De ce point de vue, elle apparaît comme une politique qui « appauvrit les pauvres des pays riches et enrichit les riches des pays pauvres ». En fait, la globalisation a été une puissante arme dans les mains des dominants pour tenter de reprendre tout ce qu’ils avaient concédé des années 1950 aux années 1970. Mais la globalisation a aussi atteint ses limites politiques. L’échec des négociations du « cycle de Doha » le prouve. Nous sommes donc confrontés à un basculement de paradigme dont on ne sait encore ni le temps qu’il prendra pour se matérialiser, ni les formes qu’il adoptera.
L’heure est venue de revenir à des politiques nationales coordonnées, qui sont seules capables d’assurer à la fois le développement et la justice sociale. Ces politiques sont déjà à l’œuvre dans un certain nombre de pays. À cet égard, le retard qui a été pris sur le continent européen est particulièrement tragique. Sous prétexte de construction d’une « Europe » dont l’évanescence politique se combine à l’incapacité de mettre en œuvre de réelles politiques industrielles et sociale, nous avons abandonné l’horizon de ces politiques. Mais, comme le rappelle Dani Rodrik, le problème n’est plus le pourquoi de telles politiques mais il doit désormais en être le comment [107]. De telles politiques se doivent d’être globales et d’inclure la question du taux de change et celle de l’éducation et du développement des infrastructures.
Il faut aujourd’hui constater que sur la plupart de ces points l’Union européenne, telle qu’elle fonctionne, s’avère être un redoutable obstacle. C’est en effet à l’Union Européenne que l’on doit les politiques d’ouverture qui ont accéléré la crise structurelle de nos industries depuis les années 1990. C’est toujours à l’Union européenne que l’on doit la détérioration croissante du système d’infrastructures dans le domaine de l’énergie et du transport qui fit pendant longtemps la force de notre pays. Il est possible de changer ces politiques. Mais, si les résistances devaient apparaître comme trop fortes, il faudrait se résoudre à re-nationaliser notre politique économique. Une action au niveau européen est certainement celle qui nous offrirait le plus de possibilités, mais on ne doit nullement exclure une action au niveau national si un accord se révélait temporairement impossible avec nos partenaires.
Une dé-globalisation marchande est donc en marche, parce que le phénomène de la globalisation marchande a atteint ses limites, tant sociales qu’écologiques, et devient aujourd’hui une menace pour une partie des classes dirigeantes dans certains pays. Mais elle ne s’attaquera pas à la seule globalisation marchande. En effet, en même temps que cette dernière se mettait en œuvre, on a assisté à un mouvement de globalisation financière qui atteint, lui aussi, ses limites, comme l’a démontré la crise financière que nous avons connue l’été 2007, et qui est loin d’être finie.
L’importance des mesures prises en temps de crises ou de désordres extrêmes est évidente. Pourtant, des institutions internationales avaient tenté de les limiter, et ce avec les mêmes arguments cités à propos du « contractualisme ». Le Fonds Monétaire International expliquait en 1997 que la libre circulation des capitaux était bien plus avantageuse pour tous que tout autre système, et que cela devait conduire à une interdiction des contrôles décidés par les États [108]. Il faut noter qu’il changea par la suite de position, et cela sous l’influence d’une crise, celle de 2007-2009 [109].