Le chercheur de l’université américaine TUFTS Pierre Kohler était à Namur et à Bruxelles en octobre pour présenter une étude d’impact sur l’Accord Economique et Commercial Global (AECG ou CETA) entre l’Union européenne (UE) et le Canada. Les analyses de cette étude, qu’il a mené ensemble avec Servaas Storm, ont alimenté les débats du Parlement Wallon, avant que celui-ci ne devienne un acteur clef dans la « saga du CETA » au niveau intra-belge, et bien au-delà. Un retour sur les conclusions des recherches de Pierre Kohler permet de mieux comprendre pourquoi le CETA était et demeure tellement explosif. Nous avons eu l’occasion de le rencontrer en marge d’une conférence à Bruxelles et lui avons posé une série de questions.

Quels seront les impacts du CETA selon ses défenseurs ?

Selon les études d’impact demandées par les sponsors du CETA, la Commission européenne et le Canada, cet accord générera au bout d’une petite décennie un gain de PIB entre 0,003 % et 0,08 % pour l’Union européenne, et entre 0,03% et 0,76 % pour le Canada. Cependant, au-dela de taille quasi négligeable de ces gains pour l’Union européenne, le problème plus fondamental de ces études est qu’elles sont toutes basées sur un même modèle néoclassique qui ignore complètement les coûts de la libéralisation. Celui-ci présuppose par exemple l’utilisation de toutes les ressources productives, càd l’absence de capitaux oisifs et le plein emploi permanent. Il prévoit également que la libéralisation ne puisse pas avoir d’impact négatif sur la répartition des revenus. Ainsi, le modèle exclue a priori les principaux risques provenant d’une libéralisation approfondie des sociétés, ce qui diminue drastiquement l’utilité et la pertinence de ce modèle pour évaluer l’impact d’un accord de « nouvelle génération » comme le CETA. De manière générale, le modèle au cœur de ces études d’impacts part du principe de la théorie du ruissèlement : le CETA baisse les coûts du commerce bilatéral, dope les exportations, et génère de la croissance, ce qui renforce le bien-être et la cohésion sociale (le plein emploi permanent est garanti a priori, même si cette hypothèse est totalement irréaliste). Les traités de libre-échange seraient dans cette logique infiniment bénéfiques, tant qu’on réduit toute entrave au libre-échange. Le problème, c’est que les entraves tarifaires au commerce n’existent quasimment plus entre le Canada et l’Europe, et ceci depuis longtemps, sauf peut-être pour les produits alimentaires et agricoles, et que les gains que la libéralisation du commerce pourraient encore apporter sont quasi nuls. A partir de là, le CETA ne vise plus que marginalement à libéraliser le commerce des biens et se concentre principalement sur la libéralisation des services, à travers la convergence des normes et standards définis par les multinationales, et sur la libéralisation des investissements encouragée par la création des nouveaux droits ou privilèges étant réservés aux investisseurs (tribunal d’arbitrage privé, droits de propriété intellectuelle renforcés, etc.). De plus, en raison de la libéralisation des marchés publics, du principe de liste négative, du pouvoir accru des investisseurs pouvant brandir la menace d’un recours à une justice parallèle, etc., le CETA aura aussi des conséquences pour les recettes, les dépenses, et les politiques publiques. Hors, ces phénomènes et leurs conséquences n’ont aucune place dans les études financées par les sponsors du CETA qui sont pourtant censées informer les décideurs politiques de l’impact qu’aura cet accord. Pour simplifier, on pourrait dire que ces études d’impact souffrent d’une hémiplégie volontaire les condamnant à ne voir que les gains et à ignorer les coûts de la libéralisation.

Quand est-il de vos recherches ?

J’ai réalisé avec Servaas Storm une étude sur le CETA en partant du modèle des Nations Unis, appelé le Modèle de Politique Globale. Il a une série d’avantages par rapport au modèle néoclassique. Nous pouvons intégrer le fait qu’il ne s’agit pas d’un accord commercial classique, mais d’un accord visant l’harmonisation des règles, comme disent les promoteurs, ses détracteurs parlent plutôt d’un accord visant la dérégulation ou, plus précisément, la réécriture des règles. Par ailleurs, ce modèle des Nations Unis tient également compte des changements en matière d’emploi, des inégalités de revenu et des inerties économiques. Mais comme tout modèle, il a aussi des imperfections. Il faut avant tout le reconnaître en tant que tel, comme modèle proposant un scénario rigoureux, chiffré, et qui tient compte de la complexité de son objet d’étude. Contrairement aux « experts économiques » enrôlés par les sponsors du CETA, nous ne recourons pas à des hypothèses de travail totalement irréalistes pour ensuite présenter les résultats qui en découlent comme le reflet d’une « science économique » prétendumment dépolitisée et objective. Au contraire, ce que nous reprochons aux auteurs des autres études d’impact, c’est de dissimuler les a priori politiques de leur modèle qui regarde le monde à travers les lunettes des investisseurs pour mieux présenter leurs résultats comme une vérité « scientifique » et, surtout, le manque de réalisme de leurs hypthèses de travail qui déterminent leurs résultats. Sur la base du modèle global utilisé par les Nations Unis, on arrive à des conclusions qui peuvent contredire d’autres recherches, ce qui ouvre un débat plus complexe, riche et plus proche de la réalité. Ceci est indispensable étant donné les enjeux : il s’agit de vos et nos emplois futurs, les impacts sociaux, …., in fine d’une politique commerciale au service des citoyens.

Quel impact aura le CETA dès lors sur nous, selon vos recherches ?

Il risque d’y avoir une hausse des inégalités de revenu et du chômage qui, combinée à un repli relatif du secteur public dans le contexte actuel de faible investissement privé et de faible demande étrangère, causera des pertes économiques avec des conséquences négatives pour la cohésion sociale. Nous prévoyons ainsi un détournement des échanges intra-UE, une réduction de la part des revenus du travail au bénéfice du capital de 1,76% et 0,66% au Canada et l’UE et une stagnation des salaires. Selon nos recherches, en 2023, les travailleurs canadiens auront des revenus annuels moyens inférieurs de €1776 par rapport à ce qu’ils auraient été sans le CETA. Dans l’UE, ce même transfert de revenu des poches des travailleurs vers celles des détenteurs du capital s’élèvera à entre €316 et €1331 selon le pays. Il y a selon nous également un risque de pertes nettes de recettes publiques et de pertes d’emploi. En 2023, environ 230 000 emplois seront perdus dans les pays prenant part au CETA, 200 000 d’entre eux dans l’UE, et 80 000 autres dans le reste du monde, selon nos projections. Ceci fera croître le taux de dépendance (le nombre moyen de personnes pris en charge par un emploi). Au total après une petite décennie, le CETA pourrait faire perdre près d’un point de PIB au Canada (en comparaison avec le scénario sans CETA), et 0,49% de PIB à l’UE. Il est à noter que malgré cette perte, les détenteurs du capital se trouveraient être les uniques bénéficiaires nets du CETA, en raison du transfert de revenu du travail vers le capital. La différence tellement importante avec les conclusions des études commanditées par la Commission européenne relève essentiellement du fait que celles-ci ne modélisent la libéralisation que comme une baisse du coût du commerce bilatéral et rien d’autre, sans considérer les coûts pourtant évidents, ni les implications sociales et politiques plus complexes, mais indéniables au vu des expériences passées.

Que faut-il conclure dès lors ?

Il est indispensable que le débat sur l’impact du CETA se fasse sur la base d’une pluralité de modèles. Nous constatons jusqu’aujourd’hui que le Commission européenne ne tient pas compte de nos analyses et ceci à dessein, afin de ne pas aborder les sujets qui fâchent. Hors, pour pallier aux effets négatifs de tels accords, qui nourrissent le ressentiment contre l’idéal européen, il est indispensable de les prendre aux sérieux et d’en débattre afin qu’il soit possible de mettre en place les politiques publiques les plus adéquates possibles pour le plein emploi et le développement durable. J’espère que le débat qui a commencé autour du CETA se poursuivra et s’intensifiera pour les accords commerciaux à venir, de sorte que soient mis au centre des délibérations publiques les préoccupations concrètes des citoyens européens, et que les décideurs politiques soient amenés plus en amont à faire des choix qui renforcent la légitimité de leur fonction.

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Un résumé FR de l’étude est disponible ici : http://www.ase.tufts.edu/gdae/Pubs/wp/16-03CETA_ES_FRE.pdf

L’étude complète est disponible ici : http://www.ase.tufts.edu/gdae/Pubs/wp/16-03CETA_FRE.pdf

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CSC, interview réalisée par Thomas Miessen, 10/2016