Dans de nombreux pays en Europe, la contestation à l’encontre des politiques d’austérité budgétaire ne faiblit pas, bien au contraire. Et on voit çà et là fleurir des initiatives en faveur d’un audit citoyen des dettes publiques, et de l’annulation des dettes proclamées illégitimes ou illégales. Les analyses à l’origine de ces initiatives soulèvent cependant de nombreuses interrogations. Le diagnostic posé est-il correct ? La dette publique est-elle vraiment le problème « central » à l’origine des politiques d’austérité ? Décryptage.
- La cause ou la conséquence (...)
- Quelle soutenabilité des (...)
- Un détour par le cas belge (...)
- Le déclin marqué de la rente
- Le mythe du « remboursement »
- La version « light » du « (...)
- Non, le renouvellement de (...)
- Ne pas se tromper d’analyse
- Les mirages de l’annulation
- Un carcan institutionnel (...)
- Synthèse et conclusions
Partout en Europe, les politiques d’austérité budgétaire et sociale restent plus que jamais à l’ordre du jour, sous l’œil vigilant des procédures de surveillance (voire de sanction) européennes mises en place récemment après la ratification par les États-membres du nouveau Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG), plus simplement appelé le « Pacte budgétaire européen » [1].
Avec l’arrivée de Syriza au pouvoir en Grèce début 2015, la question des dettes publiques et de la légitimité démocratique des politiques d’austérité qui sont menées en leur nom est revenue sur les devants de la scène. La partie de bras de fer engagée entre le nouveau gouvernement grec et la Troïka [2] témoigne de l’âpreté des débats et de l’ampleur des enjeux financiers et politiques en présence à l’échelle européenne toute entière.
Parallèlement, dans plusieurs pays européens, et sous l’auspice du CAC (Collectif pour un audit citoyen de la dette publique) et du CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde) [3], une vaste campagne se développe en faveur d’une approche radicale de non-remboursement ou d’effacement d’une partie des dettes publiques qui seraient jugées illégales, illégitimes, non soutenables ou odieuses, et ce au terme d’une procédure d’audit dit citoyen et populaire.
L’approche est présentée comme se fondant sur des expériences d’audit citoyen ou de restructurations unilatérales de dettes réalisées dans le passé, en particulier dans des pays d’Amérique latine (Équateur, etc.). Surfant sur la dynamique grecque, cette démarche tend à être transposée de manière généralisée et standardisée au niveau des principaux pays européens, notamment en Belgique et en France. Ainsi, par exemple, le CAC a récemment publié une étude documentée estimant à 59% la part de l’actuelle dette publique française qui serait « illégitime », parce que provenant de cadeaux fiscaux (aux ménages fortunés et aux entreprises) et de taux d’intérêts jugés excessifs. Ces deux canaux principaux auraient été à la source d’un véritable transfert de ressources à rebours en faveur des créanciers et des ménages les plus aisés. Dans le cas grec, un travail d’analyse préalable estimait pour sa part à plus de 50% la part de la dette grecque pouvant être qualifiée d’illégitime [4].
Dans le cas belge, rien qu’en se basant sur l’évolution et le niveau des taux d’intérêts réels sur la dette publique belge depuis la fin des années 70, il est acquis que ces chiffres sont encore plus élevés. Des simulations illustratives ont ainsi pu montrer [5] que si, à partir de 1975 et jusqu’en 1990, les taux réels sur la dette publique belge étaient simplement restés alignés sur la moyenne européenne (à 15 membres) au lieu de leur être largement supérieurs, la dette publique belge – toutes autres choses restant égales – se serait trouvée en l’an 2000 à un niveau inférieur de pas moins de 50% de PIB en-dessous de son niveau effectif de l’époque.
Quel que soit le jugement « moral » ou « politique » porté sur la « légitimité » de ces coûts de financement réels très élevés voire excessifs sur les dettes publiques (et privées) entraînés par le tournant néo-libéral des années 80, leur réalité est indiscutable dans un très grand nombre de pays industrialisés. Le ‘problème’ est qu’il s’agit là d’évolutions et d’incidences révolues, propres aux années 80 et 90 très largement, et qui ont largement pris fin en Europe à la fin des années 90 – il y a plus de 15 ans -, au moment de l’introduction de l’Euro et dans un contexte de forte baisse et donc de « normalisation » des taux d’intérêts nominaux et réels sur les dettes publiques. Comment « annuler » alors des dettes publiques même jugées « excessives », qui ont été émises il y a 15-35 ans et qui ont depuis lors eu très largement le temps et l’opportunité de changer de mains (de créanciers) à d’innombrables reprises. Bref, quand bien même on arriverait à identifier aujourd’hui les détenteurs effectifs de la dette existante, distinguer et départager concrètement aujourd’hui créances légitimes et illégitimes héritées d’un passé d’au moins 15 ans relève de la gageure la plus complète, et soulève des difficultés « techniques » et conceptuelles à tout le moins inextricables.
Il n’empêche : La dette étant jugée illégitime, les politiques d’austérité fondées sur la « nécessité » (contestée) de la « rembourser », seraient elles-mêmes frappées d’illégitimité. Cette démarche ou approche soulève néanmoins de nombreuses questions et interrogations.
La cause ou la conséquence ?
Sans faire référence ici au cas de la Grèce qui mériterait une analyse en soi, le débat sur l’austérité est-il correctement posé ? La dette publique existante est-elle vraiment « le » problème central objectivement à l’origine des politiques d’austérité budgétaire ? A première vue, cela semble évident si l’on s’en tient aux discours dominants. C’est en effet ce qu’affirment en chœur (et avec un unanimisme remarquable) les gouvernements en place un peu partout ainsi que les grandes institutions internationales (Commission européenne, BCE, FMI et OCDE, etc.). Mais c’est très paradoxalement aussi le cas à l’autre spectre politique puisque des mouvements sociaux « radicaux » tels que le CADTM dénoncent le « système-dette » ( [6]), source de ponctions publiques jugées anti-redistributives, et partent en guerre contre les dettes publiques « illégitimes » héritées du passé – et parfois d’un passé très lointain.
Selon ce courant d’inspiration « tiers-mondiste », la dette publique « illégitime » serait au cœur de la crise et, donc, responsable des politiques d’austérité incriminées. L’annulation de cette dette héritée du passé « suffirait » dès lors à inverser le cours des choses et à faire sauter la contrainte austéritaire, en réduisant « mécaniquement » les charges de la dette.
Mais c’est oublier un peu vite qu’en 2007, à la veille du déclenchement de la crise financière privée, le taux d’endettement européen était stabilisé depuis près de 10 ans à 60% du PIB, que l’Irlande et l’Espagne par exemple – deux des pays les plus lourdement frappés par l’austérité depuis 2009 - présentaient non seulement des excédents budgétaires, mais aussi des taux d’endettement publics exceptionnellement bas (respectivement 24 et 35,5% du PIB en 2007 !). De nombreux cas illustrent le fait qu’il n’y a aucune corrélation entre la violence sociale des politiques d’austérité menées depuis 2009-2010 et les niveaux préexistants d’endettement public. Tout indique au contraire que les politiques d’austérité les plus dures se sont soldées par la poursuite de l’explosion des taux d’endettement public (et du chômage) suite à l’effondrement économique et social et à l’enlisement dans le chômage de masse consécutifs à la crise financière (Grèce, Espagne, Portugal) ou à la fuite en avant ultra-libérale dans la concurrence fiscale et une croissance « low-cost » (Royaume-Uni). Le cas de ce dernier pays prétendument si vertueux – le champion du travail flexible et véritable chou-chou des idéologues ultra-libéraux - est d’ailleurs emblématique : son taux d’endettement public a plus que doublé depuis 2008, son déficit budgétaire reste en 2014 l’un des plus élevé – bien plus élevé que le déficit grec ! – et son déficit extérieur (balance commerciale élargie) est le double du déficit français tant décrié dans les milieux patronaux et la presse de droite hexagonale.
En faisant du niveau apparent élevé des ratios dettes publiques la racine-mère de tous les maux, cette approche « annulationniste » confond cependant symptôme et cause de la crise. Car, comme vu précédemment, le niveau d’endettement public n’est pas un indicateur en soi pertinent de la santé économique sous-jacente d’un pays. Les keynésiens estiment même qu’en cas de grave crise financière privée, se traduisant par une volonté exacerbée de désendettement des agents privés (et donc de reconstitution de leur épargne de précaution), une augmentation compensatoire de l’endettement public (et donc des déficits publics correspondants) est une solution incontournable voire vitale pour éviter une dépression grave et un effondrement majeur de la demande globale. C’est d’ailleurs sur cette base qu’a été conçue la parenthèse de la trop éphémère politique de relance budgétaire keynésienne de 2009 !
Quelle soutenabilité des dettes publiques ?
De plus, la soutenabilité de la dette publique [7] dépend de manière cruciale beaucoup moins de son niveau initial absolu que de ses conditions réelles de financement. Cette soutenabilité dépend en particulier d’un paramètre synthétique essentiel qu’est l’écart (futur) entre taux d’intérêt réel (sur la dette) et taux de croissance économique [8]. C’est d’ailleurs une des raisons majeures pour lesquelles les politiques d’austérité budgétaires peuvent sous certaines conditions se révéler contre-productives et dangereuses. Si pour différentes raisons le multiplicateur budgétaire [9] est élevé [10], alors ces politiques se traduiront in fine au mieux par une réduction limitée du déficit public [11], par un impact négatif marqué induit sur la croissance économique actuelle et future, par une dégradation du différentiel « intérêt-croissance » et in fine par une absence de réduction – voire une augmentation ! – du taux d’endettement public. Ce que certains ont appelé « trappe à endettement » (debt trap).
Des analyses périmées au départ du « système-dette » - Le déclin des taux d’intérêts
Par ailleurs, l’analyse de la crise est réalisée au départ de la seule référence réductrice à un « système-dette », englobant , héritée d’approches tiers-mondistes datant des années 80 et 90 ( [12]) et mal adaptées aux économies industrialisées caractérisées par leur intégration dans des systèmes de financement largement internationalisés et interconnectés. A l’inverse des années 1980 (surtout) et 1990, ce « système-dette » est depuis maintenant 15-20 ans paradoxalement et objectivement sur le déclin au niveau européen. Il en est ainsi du moins si on se base non pas sur l’évolution des stocks bruts d’endettement globaux (privés et publics), en hausse indiscutablement, mais bien sur les revenus financiers d’intérêts qui en découlent. Au niveau de la zone Euro par exemple, alors que le taux d’intérêt réel moyen (hors inflation) sur la dette publique était encore franchement « usurier » (proche de 6%) au début des années 90, ce taux réel tombe à 2,5% environ après l’introduction de l’Euro (début du 21e siècle) et atteint actuellement un taux historiquement bas de 1,5%, très proche de la croissance économique tendancielle estimée pour les prochaines années (voir Graphique ci-après).
Graphique 1 – Taux d’intérêts nominaux et réels en zone Euro
Graphique 2 – Conditions de l’effet Boule de neige et différentiel « intérêt –croissance » en Zone Euro.
Ceci bouleverse et améliore assez radicalement les conditions de financement des dettes publiques, en réduisant fortement le seuil de stabilisation de l’effet Boule de Neige, mesuré par le « différentiel » ou l’écart entre taux d’intérêt réel moyen sur la dette et taux de croissance économique. De 3% en moyenne en 1992-98 (Graphique 2), ce « différentiel » tombe en effet en moyenne à 0,8% depuis la création de l’Euro et, selon les prévisions les plus récentes, devrait descendre sous 0,5% en 2016-2017, soit un minimum historique depuis le milieu des années 70. Ceci signifie que la soutenabilité (cf. supra) de taux d’endettement publics élevés est actuellement beaucoup plus aisément assurée que si le différentiel était resté à son niveau très défavorable des années 1980-1995.
Un détour par le cas belge : une amputation des trois quarts des charges réelles de la dette !
Dans le cas belge en particulier, les charges annuelles réelles (hors inflation) sur la dette publique brute étaient encore considérables au début des années 90, de l’ordre de 7% de PIB par an [13]. Elles sont retombées depuis lors à 2,7% de PIB en moyenne en 2000-2007 et à 1,8% de PIB seulement pendant les années de crise récentes 2011-15 - soit un recul relatif des trois quarts ! Ces charges réelles ne devraient pas, selon les dernières projections à moyen terme du Bureau Fédéral du Plan (mars 2015), dépasser 1,2% de PIB environ en 2015-2020 !
Selon cette même projection, l’écart entre taux d’intérêt réel et croissance réelle du PIB, le fameux « différentiel », devrait même être nul voire légèrement négatif pour la première fois depuis 1980. Ceci devrait permettre quasiment d’éliminer l’effet « boule de neige » des charges réelles d’intérêts sur le taux d’endettement belge.
Graphique 3 –Coût apparent et réel de la dette publique belge
Dans ces conditions, un taux d’endettement même élevé n’est plus problématique car il ne s’autoalimente plus de manière explosive : il devient soutenable pour autant que le solde budgétaire structurel [14] hors intérêts reste proche de l’équilibre – ce qui est largement le cas aujourd’hui non seulement en Belgique, mais aussi dans la grande majorité des pays européens – y compris la Grèce ! - les principales exceptions étant la France et surtout le Royaume-Uni !
Graphique 4 – Conditions de l’effet « Boule de neige » - Belgique
Le déclin marqué de la rente (publique) et le triomphe du capitalisme actionnarial privé
On assiste parallèlement (voir Graphique infra pour le cas belge) à un déclin structurel marqué des revenus financiers privés perçus sous forme d’intérêts (de rentes), au profit d’une montée en puissance spectaculaire des revenus financiers actionnariaux perçus sous forme de dividendes et autres profits distribués par les entreprises [15], et ce en contrepartie de la baisse tendancielle persistante de la part salariale.
Le développement de politiques monétaires non-conventionnelles d’assouplissement quantitatif [16], d’abord dans les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Grande-Bretagne) et au Japon, aujourd’hui en Europe avec la BCE, marque d’ailleurs sans doute paradoxalement une étape supplémentaire dans le déclin du « système-dette » [17], pour autant que l’on définisse précisément ce dernier comme le régime de taux d’intérêts réels (très) élevés qui avait marqué durablement les années 80 et 90, avec les conséquences anti-redistributives que l’on sait.
Graphique 5 – Composition des revenus financiers perçus par les agents privés (Ménages et Entreprises)
Le risque est cependant que ces politiques monétaires agressives, si elles permettent bien de maintenir des taux d’intérêts réels très bas (une forme « d’euthanasie des rentiers » chère aux keynésiens), ne se traduisent aussi par la formation de nouvelles bulles spéculatives (sur les actions, les actifs immobiliers, les matières premières, etc.), qui sont autant de sources d’instabilité financière future chronique et de creusement d’autres formes d’inégalités.
Le mythe du « remboursement » nécessaire des dettes publiques
Par ailleurs, le débat sur l’annulation des dettes publiques illégitimes reste embrouillé et faussé par des références à des concepts douteux voire trompeurs de « remboursement » supposé requis de la dette publique. Or, on sait depuis Keynes qu’un État développé est de facto « éternel », et que sa dette est en réalité « éternelle » (ou perpétuellement renouvelable). Et c’est bien là tout le paradoxe : l’État rembourse ses emprunts arrivés à échéance, mais ne rembourse jamais SA dette globalement – d’un point de vue macro-économique s’entend ! Il importe donc de bien définir précisément les termes utilisés. L’État « rembourse en effet ses dettes » en réempruntant au moyen d’une technique que l’on peut qualifier de « roll-over » ! D’un point de vue macro-économique, on ne peut parler globalement de « remboursement – partiel ou total - de dette » que si ce dernier conduit bien à une réduction effective du niveau absolu de cette dernière. Dans ce cas, ce remboursement ne peut normalement être opéré qu’au départ d’une épargne (non-dépense) ou d’un surplus de financement (ou excédent budgétaire) du débiteur en question. Dans le secteur privé, le cas typique ici est celui du remboursement du prêt hypothécaire par un ménage (pour autant que celui-ci ne s’endette pas pour payer son remboursement). Si par contre – comme pour l’État - ce « remboursement » est opéré au départ de ressources générées par de nouveaux emprunts auprès de tiers et non par des ressources propres (recettes fiscales et autres), alors ce remboursement est macro-économiquement fictif (même si juridiquement effectif). Il n’y a alors globalement aucune réduction du niveau d’endettement, mais bien un simple refinancement et/ou substitution de créancier. Il n’y a dans ce cas non plus aucune charge réelle directe ni aucune nouvelle dépense publique effective (on remplace juste une dette par une autre). En résumé, c’est pour toutes ces raisons qu’au-delà des apparences, et sauf exception ( [18]), l’État ne « rembourse » jamais vraiment sa dette au plan macro-économique, car il ne dégage pas les excédents budgétaires ou surplus d’épargne qui seraient nécessaires pour le faire [19]. La preuve ultime de ce mythe récurrent du « remboursement », c’est que cette dette ne cesse imperturbablement d’augmenter dans le temps au fil des nouveaux déficits qui s’accumulent !
La version « light » du « remboursement » ou du désendettement.
La version « light » du « remboursement » ou plutôt du désendettement public relatif est celle où la dette publique continue de croître en valeur absolue, du fait des déficits budgétaires persistants mais modérés, mais où cette hausse est inférieure à celle du PIB. Ceci débouche alors sur une réduction relative du taux d’endettement, en % du PIB, car le numérateur du ratio – la dette – augmente moins vite que le dénominateur de ce même ratio – le PIB nominal. C’est ce qu’on a pu observer dans le cas belge entre 1993 et 2007, période qui a vu le taux d’endettement se réduire de plus de 45% de PIB – soit pas moins d’un tiers en termes relatifs - , alors que le volume ou niveau absolu de la dette continuait de progresser, mais plus lentement (de près de 39 Milliards d’Euros ou une progression nominale de 15% en 14 ans dans le cas belge entre 1993 et 2007).
A contrario, on a le cas grec des 7 dernières années (2007-2014) où le taux d’endettement explose, passant de 103 à 175% du PIB, non pas principalement du fait d’une aggravation des déficits structurels et d’un emballement de la dette – que du contraire – mais bien du fait d’un effondrement du PIB (de plus de 30%) suite notamment aux effets récessifs désastreux de politiques d’austérité budgétaires dogmatiques, punitives et surtout dramatiquement contre-productives et auto-destructrices imposées depuis 2010.
Non, le renouvellement de la dette existante n’est pas une dépense ! ou L’art de compter plusieurs fois la même chose…
Pour appuyer leur argumentaire en faveur d’une annulation des dettes « illégitimes », la mouvance les « annulationnistes » agitent souvent des chiffres relatifs au coût total jugé prohibitif du « service de la dette », ce dernier comprenant selon eux non seulement les charges d’intérêts mais aussi les « remboursements en capital » (celui des dettes venant à l’échéance ainsi que des préfinancements ou rachats anticipatifs). Ce tour de passe-passe comptable leur permet d’affirmer que « le remboursement de la dette constitue en réalité la première dépense de l’État » [20] – 20% de ces dépenses selon eux en Belgique en 2012 alors que le chiffre correct pour la même année est d’à peine un peu plus de 6% !
Additionner des charges d’intérêts – qui sont des dépenses effectives – et un pseudo-remboursement de capital (qui n’est pas une vraie dépense mais une opération financière de refinancement !) n’a pourtant aucun sens et est incohérent d’un point de vue comptable et économique [21]. Cela revient à compter la même dépenses de multiples fois : la première fois lorsque la dépense réelle permise par l’endettement est effectuée, et de nombreuses autres fois lorsque la dette en question est renouvelée et refinancée (« remboursée » moyennant un nouvel emprunt « roll-over »). Le niveau de la « dépense » publique annuelle devient alors selon cette approche fortement dépendante de la structure de la dette et de son financement ! A suivre ce raisonnement, si l’entièreté de la dette publique belge avait été financée à court terme (moins d’un an), la « dépense » publique belge ainsi mesurée aurait atteint en 2014 …près de 161% du PIB !, et le « service de la dette » (remboursement inclus), près de 110% du PIB, soit une part estimée de 68% du « paiement de la dette au sein des dépenses de l’État ». Sans commentaires …
Un vrai problème peut cependant exister dans le cas d’un pays, comme actuellement la Grèce, qui pour des raisons d’attaques spéculatives, de défiance auto-entretenue des épargnants et/ou des marchés financiers, voire de chantage politique de créanciers institutionnels (FMI, BCE, etc.) ne peut plus se refinancer nulle part à des taux raisonnables ou à des conditions politiquement acceptables (respectueuses de sa souveraineté démocratique). Ce pays se trouve ainsi confronté à une grave crise de liquidité voire de solvabilité. Mais cela a beaucoup plus à voir tant avec le niveau que la structure de financement de la dette publique en question (part élevée des dettes à (très) court terme, échéancier, etc.) qu’avec le niveau des déficits publics. En 2014, selon les donnés officielles de la Commission, le surplus budgétaire hors intérêts de la Grèce (0,4% de PIB) a même été un peu plus élevé que le surplus belge (0,2%) ! Son déficit public 2014 (3,9% de PIB) était du même niveau que le déficit français (4% de PIB) et inférieur aux déficits irlandais (4,1%), portugais (4,5%) et surtout britannique (5,7% de PIB !) et espagnol (5,8% de PIB). Dans le cas grec, le problème central se trouve dorénavant du côté d’un taux d’endettement excessif hérité des errements budgétaires nationaux passés (pré-2008) et des ravages dépressionnaires des politiques d’austérité aveugles des années post-2010. Comme le pense et l’exprime de manière croissante une partie de la sphère financière anglo-saxonne, très critique à l’égard de l’intransigeance de la Troïka, une solution raisonnable et durable à l’impasse grecque passe par une annulation d’une part très substantielle de la dette grecque.
Ne pas se tromper d’analyse
Finalement, en se trompant d’adversaire [22] et de lecture de la crise, ne se trompe-t-on pas aussi et surtout de stratégie politique ? D’autant que les enjeux vraiment stratégiques en Europe se jouent principalement ailleurs : la course folle et autodestructrice à l’hyper-compétitivité et à la déflation salariale dans le secteur privé, le démantèlement des protections sociales publiques et solidaires, l’allongement – plutôt que la réduction – du temps de travail sur le cycle de vie via la suppression programmée des prépensions et le report du d’âge légal et effectif de départ à la retraite, la flexibilisation et la précarisation à outrance du travail-marchandise, la maximisation à court terme de la « valeur - ou plutôt de la ponction…- actionnariale » au mépris de toute prise en compte de la soutenabilité écologique et humaine, etc.! A bien des égards, la lutte contre l’endettement public apparaît donc comme un prétexte inespéré et bien commode pour justifier une attaque généralisée contre le « modèle social européen » et pour tenter de rétablir des taux de profits mis à mal par la débâcle financière et la crise profonde qu’elle a alimenté ces dernières années.
Dès lors, cette approche « annulationniste » est à son tour de facto contestée par d’autres courants progressistes qui appellent à « cesser de diaboliser la dette » [23] et qui rappellent que « si elle est parfois nécessaire, la restructuration de la dette publique doit toutefois être maniée avec prudence. La dette publique est utile. L’émettre dans de bonnes conditions suppose que l’Etat respecte sa parole et que la Banque centrale garantisse les titres publics et si nécessaire les achète » [24] .
Les mirages de l’annulation indolore
Sur base de tout ce qui précède, on peut donc considérer que l’annulation (partielle) unilatérale de la dette ne constitue une condition ni nécessaire ni suffisante à l’abandon des politiques d’austérité et de la dérégulation salariale. Mal réfléchie et mal conçue, cette proposition risque surtout, pour finir, d’aggraver le problème en renchérissant plutôt qu’en allégeant le coût réel de financement de la dette publique restante jugée « légitime », ainsi surtout que celui des nouvelles dettes publiques. En effet, les primes de risques exigées (suppléments de taux d’intérêts) sur les dettes publiques restantes risqueraient d’être prohibitives, annulant plus qu’intégralement par ce biais le bénéfice escompté de la réduction du stock de dette. A quoi bon en effet diminuer le stock de dette existant si le coût de financement de la partie restante et surtout celui des nouveaux emprunts explose sous l’effet de la défiance exacerbée des créanciers ?
Pire encore, le véritable angle mort de toute cette approche est la non prise en compte des conséquences en cascade qu’aurait sur la structure bilantaire du secteur financier, et donc aussi sur les conditions du crédit au secteur privé et in fine du financement de l’investissement et de la croissance, un effacement unilatéral majeur et arbitraire [25] de dette publique dans un pays bénéficiant aujourd’hui de conditions de financement favorables (hors Grèce par conséquent).
Comment en effet feindre de croire un seul instant qu’un tel effacement unilatéral de dizaines voire de centaines de milliards d’euros d’actifs du système financier et bancaire (fonds de pensions notamment salariaux, compagnies d’assurance-vie, banques universelles etc.) ne paralyserait pas (voire pire…), comme lors de la crise majeure de 2009, le fonctionnement normal à peine rétabli du circuit du crédit et du financement de l’économie réelle et de sa croissance. Les tenants de l’approche « Annulationniste » raisonnent malheureusement encore trop souvent en économie « pré-monétaire » voire pré- plutôt que post-keynésienne, faisant l’impasse sur le rôle crucial d’intermédiation financière joué – certes actuellement de manière opaque et pour le moins très discutable … - par le secteur bancaire et financier.
En résumé, une intervention unilatérale sur les dettes publiques qui se traduirait par un nouveau creusement significatif et durable du différentiel « intérêt-croissance » aggraverait paradoxalement in fine les contraintes austéritaires (sur les soldes primaires) plutôt que les allégerait, soit exactement l’inverse de l’effet recherché.
Un carcan institutionnel stérile et inutilement rigide
On nage donc en plein paradoxe. Les principaux obstacles à l’abandon généralisé des politiques d’austérité budgétaire européennes ne sont plus principalement économiques et financiers, mais bien surtout politiques et institutionnels. En effet, les dettes publiques mêmes élevées sont en passe de redevenir soutenables. Par ailleurs, leur coût réel de financement, malgré une inflation particulièrement faible, est en voie de retrouver les niveaux historiquement bas des années 60 et 70. Certes, le maintien de taux d’intérêts de marché réels très bas au-delà de 2017-2018 n’est pas acquis, mais de très nombreux observateurs estiment qu’il s’agit là d’une tendance lourde, liée à des changements structurels profonds et durables de l’économie mondiale.
Mais le piège institutionnel infernal du TSCG est en train de se refermer. Ce dernier impose en effet la poursuite aveugle de l’austérité budgétaire – en exigeant la poursuite d’améliorations annuelles substantielles [26] des soldes budgétaires structurels jusqu’au retour à l’équilibre budgétaire [27], voire, dans le cas de la Belgique, à un surplus structurel de 0,75% de PIB –. A cela s’ajoute la poursuite programmée et à un rythme soutenu du désendettement public jusqu’en 2030 au nom d’une règle parfaitement absurde, car économiquement indifférenciée et de plus totalement arbitraire et infondée d’un taux d’endettement public de maximum 60% du PIB.
Cette stratégie de désendettement public, qui avait pu se justifier avant 2008-2009 dans un contexte fort différent et pour des raisons de préfinancement partiel du coût budgétaire du vieillissement, présente en effet aujourd’hui à court et moyen terme des coûts économiques et sociaux récessifs trop élevés par rapport à des gains escomptés réduits en matière d’économies de charges d’intérêts, compte tenu du niveau déjà très bas des taux d’intérêts réels.
C’est la légitimité démocratique même et la « pertinence » économique du carcan budgétaire européen actuel, et plus largement des grandes orientations européennes de politique économique (les GOP) de dérégulation salariale et sociale qu’il convient de remettre en cause et de contester frontalement. Dans le contexte actuel, la priorité devrait être de s’assurer par des mesures monétaires, bancaires et financières radicales [28] que cette baisse en cours des coûts réels de financement des dettes souveraines soit « sanctuarisée » et pérennisée. Il faut pour cela que les États reprennent le contrôle sur leurs conditions de financement, et que les statuts de la BCE soient modifiés pour qu’elle puisse jouer pleinement son rôle de « prêteur en dernier ressort » afin de contrer les velléités spéculatives et de soutenir une reprise économique durable.
Synthèse et conclusions
Le niveau actuel élevé des dettes publiques en Europe puise incontestablement pour une large part ses origines dans le niveau excessif voire usurier des taux d’intérêts réels (hors inflation) imposés aux États lors du tournant néo-libéral des années 80 et 90. Ceci a été amplifié par la socialisation des pertes du secteur bancaire lors de la grave crise financière récente ainsi que par les pertes structurelles de recettes publiques (impôts et cotisations sociales) induites par l’exacerbation de la course folle au dumping fiscal , par la récession de 2009 et enfin par la crise du régime de croissance financiarisé qui sévit depuis lors. Cette dernière a été amplifiée en Europe par les effets débilitants et malheureusement persistants de politiques d’austérité budgétaires dogmatiques et largement contre-productives imposées depuis 2010.
Dans ce contexte, on assiste à l’émergence de revendications radicales en faveur de l’annulation pure et simple des dettes publiques jugées illégitimes (ou illégales) au terme d’audits citoyens. Le point de vue développé ici est que cette annulation – hormis le cas très spécifique de la Grèce - n’est ni nécessaire ni suffisante pour mettre un terme aux politiques d’austérité actuellement déployées, et que les risques associés d’effets contreproductifs sont totalement occultés ou sous-évalués. L’argumentaire des « annulationnistes » est de plus basé sur un certain nombre d’analyses et de concepts hérités d’une approche « tiers-mondiste » qui n’est pas transposable telle quelle- sauf exception grecque de nouveau - aux dettes publiques de pays du Nord comme la France ou la Belgique.
Elle n’est pas ou plus nécessaire tout simplement parce que les conditions de financement actuelles et attendues des dettes publiques en Europe, grâce à la forte baisse des taux d’intérêts nominaux et réels (hors inflation), n’ont jamais été aussi favorables depuis près de 40 ans. De ce point de vue, le basculement central à l’œuvre est que Keynes, et avec lui « l’euthanasie des rentiers », est bien de retour ! Et des niveaux d’endettement publics auparavant insoutenables sont en passe de redevenir soutenables. La dénonciation quasi hystérique des dettes publiques « excessives », objectivement confortée par la campagne contre les dettes publiques « illégitimes », continue cependant de jouer un rôle d’épouvantail et de prétexte disciplinaire bien utile aux classes dirigeantes pour poursuivre et accentuer leur agenda de « réformes structurelles » de dérégulation salariale et sociale, visant à restaurer ou conforter le taux de profit et à relancer l’accumulation capitaliste. Et c’est là que la mouvance « annulationniste » se trompe de cible et d’analyse, en validant et cautionnant de facto cette diabolisation des dettes publiques et en postulant que dans des pays comme la Belgique ou la France l’effacement d’une partie des dettes publiques jugées illégitimes suffirait à neutraliser ou inverser les pressions austéritaires.
Enfin, le courant « annulationniste » sous-estime gravement, ou en tous cas passe très soigneusement sous silence les difficultés et les risques d’effets pervers et contreproductifs majeurs de l’option préconisée si une série d’autres conditions drastiques et hautement hypothétiques n’étaient pas simultanément mises en œuvre : nationalisation bancaire large, réintroduction du contrôle des mouvements de capitaux, changements radicaux des statuts de la BCE et des règles de gouvernance européenne et, à défaut, sortie de l’Euro voire de l’Union européenne. A défaut et dans un cadre institutionnel européen actuel, une annulation forte et unilatérale de dette publique risque fort de déboucher, pour le pays initiateur, sur une dégradation induite coûteuse de ses conditions macro-financières. Celle-ci, via des hausses des primes de risques et de taux d’intérêts et une dégradation des perspectives de croissance en contexte déstabilisé de crise bancaire et financière induite, annulerait plus qu’intégralement les bénéfices tant espérés de l’opération. Les contraintes austéritaires pesant sur la gestion budgétaire et notamment sur l’amélioration du solde primaire s’en trouveraient renforcées plutôt qu’allégées.