Les décisions des gouvernements prises pendant cette séquence ouverte par la pandémie de la Covid-19 sont énoncées au nom de l’urgence sanitaire et des impérieuses nécessités qu’elle imposerait. Cette posture rend plus difficile une nécessaire confrontation sur le caractère politique des choix posés et sur la possibilité d’autres orientations. Dans ces séries de textes, certaines des questions que suscitent les pratiques des gouvernements occidentaux sont posées et des alternatives sont explorées.
Source photo : La Santé en lutte Charleroi, Collectif Krasnyi
Le néolibéralisme peut être défini comme une opération de restructuration capitaliste. Il est le visage du capitalisme contemporain. Il se caractérise par l’augmentation du pouvoir et des revenus de la classe capitaliste. Il s’est progressivement implémenté depuis les années’70. Les scénarios de sa mise en œuvre sont multiples. Ils varient selon les rapports de forces qu’ont rencontrés les groupes qui entendaient porter cette entreprise de destruction des droits sociaux (sécurité sociale, droits syndicaux, fiscalité progressive, etc.) et de promotion des libertés économiques (libre circulation des capitaux et des marchandises).
Le néolibéralisme constitue une réaction politique. Il vise à renouveler l’exercice du pouvoir en mettant en œuvre de nouvelles modalités de gestion des rapports entre les classes sociales. Il entend transformer l’État. Ce dernier serait trop intervenu dans le partage des richesses. Il s’agit désormais d’en faire le garant de la mondialisation capitaliste et de la préservation de la compétitivité nationale.
Le néolibéralisme entend affirmer la légitimité de la classe capitaliste à exercer pleinement un pouvoir économique sans empiètement des sphères politiques et sociales. [1]. Il se distingue également par des politiques qui entendent organiser les comportements des individus. Ainsi, de l’entrepreneur au cadre dynamique, de la pensionnée au travailleur sans emploi, de l’invalide à la jeune diplômée, il s’agirait de devenir « entrepreneur de soi-même » et d’intérioriser les principes fondateurs des formes contemporaines d’organisation du travail : formation tout au long de la vie, sursollicitation des compétences et mises en compétition généralisée.
Les politiques néolibérales constituent à ce titre une « biopolitique ». Le philosophe Michel Foucault désignait par là une mutation graduelle d’un « rapport de domination qui n’est plus, à l’époque moderne, de vie ou de mort, mais d’encadrement de la vie, non plus de suppression des corps gênants, mais d’incitation incessante à les stimuler, les optimiser, en déléguer le soin à des professionnels et à l’État. » [2] Gouverner à l’ère du néolibéralisme, c’est donc inciter des populations par des dispositifs politiques à adopter les comportements attendus : les chômeurs doivent s’activer, les malades doivent se réintégrer sur le marché du travail, les travailleurs licenciés doivent se réinventer, les salariés doivent veiller à valoriser leur capital humain, etc.
Quelles sont les modes de ce gouvernement néolibéral et de cette biopolitique par temps de pandémie ? Quelles techniques de domination y sont reproduites ou expérimentées pour perpétuer l’ordre capitaliste néolibéral, patriarcal et néocolonial ? Comment les populations sont-elles considérées ? Quelles formes de socialisation et de société sont promues ? Quelles alternatives leur opposer ?
Mépris et infantilisation des populations
La conviction de l’incapacité, de l’irrationalité et de l’apathie des populations est une composante essentielle du néolibéralisme et est au cœur de la gestion de la crise sanitaire. Elle est associée à l’idée que seuls les experts, qui vont conseiller les gouvernants, sont à même de nous orienter dans la bonne direction. Qu’il s’agisse d’économie, de santé publique, de l’enseignement, etc. C’est une conception bien particulière de la science qui est à l’œuvre. Elle est située du côté des élites et non du côté de l’élaboration d’une intelligence critique et collective [3]. C’est une science qui est pratiquée dans de petits cénacles et qui collabore à des décisions prises en haut lieu.
La nécessaire fabrication de l’acceptabilité sociale des mesures prises par les gouvernements est également caractéristique du néolibéralisme et de la gestion de la crise sanitaire. L’idée centrale est de recourir à des techniques (d’information, de communication, etc.) qui permettent de produire le consentement des populations. Plutôt que de diffuser des informations les plus complètes possibles, il s’agira de sélectionner celles qui auront pour effet de susciter l’adhésion. Comme le note la philosophe Barbara Stiegler, cette conception « était déjà au cœur du discours dominant dans le monde de la recherche depuis au moins deux décennies. Dans la plupart des programmes de recherche en effet, les sciences humaines et sociales sont désormais convoquées pour fabriquer « l’acceptabilité sociétale » des innovations, elles-mêmes coproduites par les sciences dites dures et les sciences appliquées. » [4]
Plutôt que de permettre un examen critique et démocratique des innovations technologiques (par exemple l’introduction du numérique dans des pans entiers de la vie en société), c’est l’injonction à s’adapter qui est diffusée par les gouvernements. Mais qui décide de telles transformations ? Visiblement pas les populations dans ce scénario où la politique est réduite à la gouvernance, c’est-à-dire à « la gestion et d’abord la gestion d’une population qui ne doit pas se mêler de ce qui la regarde » [5].
L’apport critique que les sciences sociales produisent est déconsidéré. Celles-ci sont au contraire instrumentalisées « par l’agenda économique et technologique des forces dominantes. » [6] Dans cette conception, les populations sont toujours en retard sur le progrès. Il faudrait sans arrêt les réadapter « au flux incessant des innovations grâce à une ingénierie sociale qui corrige ses biais ». [7]
Cette politique se ferait incitative. Elle pousserait vers le changement défini en-dehors des populations considérées comme retardées et nécessitant l’intervention d’experts. Dans le contexte de la crise sanitaire, cette conception en vigueur chez les gouvernants conduit à débattre des informations à diffuser et de celles à ne pas divulguer. Il faudrait en effet se protéger de l’irrationalité supposée de la population et de sa prétendue propension à l’affolement et à la panique. Ainsi calcule-t-on comment préparer la population à un confinement ou à un nouveau confinement. Quelles informations privilégier pour le légitimer ? Tout comme quels arguments avancer pour maintenir certaines activités ou déconfiner alors que l’inquiétude qui aura précédemment été produite peut se révéler encore importante ?
Ce dispositif a en partie échoué. Les mesures ont souvent été contradictoires et montraient, en certains points, non une préoccupation sanitaire mais une opportunité pour le renforcement autoritaire de l’Etat (projet de législation sur la réquisition du personnel hospitalier, augmentation des contrôles policiers notamment dans les quartiers populaires, etc.) et la banalisation du contrôle social.
Restauration du pouvoir et expérimentation sociale
Intervenir sur les comportements adoptés par les individus dans leur vie privée comme publique est central dans le dispositif néolibéral. Coacher les travailleurs sans emploi, inciter à la performance, stimuler une gestion individualisée de la santé, bannir des conduites réputées à risque, valoriser l’acquisition de nouvelles compétences font partie de son ADN.
Les mesures sanitaires représentent la continuation de ces politiques. Elles constituent même une opportunité pour prolonger la production de ce « sujet néolibéral » : « Le contrôle de la population et de ses comportements, par principe inadaptés, par des règles de droit, la prise de pouvoir par l’éducation et par une certaine organisation du travail, pensée par les managers, l’adaptation à marche forcée au numérique et à ses innovations, la conduite du troupeau par le savoir des experts, le guidage disciplinaire des pulsions : tout ceci compose en effet (…) les ingrédients fondamentaux de la manière néolibérale de gouverner. » [8]
En apparence, le néolibéralisme aurait été l’une des victimes du coronavirus. Les dirigeants politiques ont suspendu les politiques d’austérité budgétaire, sont intervenus massivement pour réguler l’activité économique et ont même souligné les qualités d’un Etat-providence. Le caractère tardif des mesures peut d’ailleurs s’expliquer par ce qu’aura dû mobiliser le pouvoir pour accepter de telles entorses à ses propres principes.
Après un moment de vacillement, « le retour des mêmes manières de gouverner à travers le numérique a produit une sorte de compensation et a laissé penser au pouvoir qu’il disposait là d’une voie fondamentale pour avancer ses propres projets. » [9] Ainsi, la crise sanitaire peut-elle devenir un terrain d’expérimentation sociale où très rapidement vont être introduits des dispositifs qui suscitaient de vives critiques : par exemple, le recours aux technologies numériques et au « distanciel » dans l’enseignement. Le rêve néolibéral d’un « enseignement stéréotypé et automatisé, entièrement soumis aux diktats des forces économiques dominantes, et qui n’auraient plus à redouter, ni la résistance des étudiants, tous atomisés devant leurs écrans, ni celle des enseignants-chercheurs, progressivement remplacés par des capsules vidéos et des moocs duplicables mooc signifie Massiv Open Online Courses. En français, cela veut dire que des cours proposés par des écoles et des universités sont désormais accessibles gratuitement sur Internet à l’infini » [10] peut se concrétiser.
Cette logique de bureaucratisation néolibérale [11] s’est déjà déployée dans les professions de santé, dans les entreprises publiques et certaines administrations. La production des normes y est privatisée, l’abstraction y est prise pour la réalité (un dossier serait égal à un autre, les différences qualitatives sont ignorées), ses points de référence sont les méthodes de management issues des entreprises capitalistes. La pensée critique y est bannie et les décisions sont prises selon des règles automatisées à partir d’algorithmes et de procédures mécaniques. C’est cette logique qui est importée à grands renforts d’innovations technologiques dans des lieux qui s’y étaient opposés.
Le gouvernement nourrit ce néolibéralisme sanitaire en s’inspirant du management du risque et des plans de continuité des activités qu’il a élaborés. Théorisé depuis les années 1990 à travers notamment le « Business Continuity Institute » qui délivre des formations suivies par des dirigeants du monde politique et économique, « l’idée s’est imposée que nous étions en train d’entrer dans une période de catastrophes incessantes (écologiques, industrielles, terroristes) qui risquait de conduire les populations à la défiance et au questionnement. Face à ce risque, le but avoué de ces « plans » est d’utiliser les catastrophes et leur effet de sidération sur les esprits pour reprendre les populations en main, à partir de directives qui partent des instances dirigeantes et qui se diffusent dans tous les organes de directions publics et privés, et qui permettent de poursuivre la transformation des sociétés au service de l’innovation. » [12]
Comme le précise le site du « Business continuity Institute » [13], il s’agit de planifier les modalités d’intervention et d’organisation dans des situations difficiles de telle sorte que l’institution puisse poursuivre son action avec le moins de désagrément possible. Le « Business Continuity Institute » s’adresse au monde de l’entreprise, au secteur public, aux organisations caritatives afin qu’elles puissent définir comment poursuivre leurs activités en toutes circonstances.
On peut dès lors facilement comprendre que des pouvoirs en place instrumentalisent la crise pour déployer de vastes projets de numérisation des services publics, dans l’administration, dans la santé ou dans l’éducation au nom de l’urgence sanitaire et du bien-être des populations.
La culture de la distanciation sociale
Certains discours politiques nous servent d’ailleurs la même rengaine qui veut que toute crise, y compris une pandémie, soit un défi à relever et une opportunité pour innover. Cependant, il y a quelque chose de suspect dans ce discours qui affirme que « nous allons devoir apprendre à vivre autrement ». Il ne s’agit pas ici de nier les questions que posent la confrontation des sociétés à la menace pandémique. Mais plutôt de s’interroger sur un certain nombre de discours qui vantent les populations asiatiques qui, elles, auraient déjà compris la nécessité de vivre à distance les uns des autres, rivés à leurs écrans, acceptant l’intrusion de technologies – notamment numériques – de contrôle social.Pour Barbara Stiegler, cela « dénote une volonté des élites dirigeantes de détruire la société comme corps collectif susceptible de conflit et de résistance. En lieu et place des phénomènes sociaux, qui portent toujours avec eux la possibilité du mouvement social, de la mobilisation et de la contestation, mais aussi d’une intelligence collective inventive qui résiste à la concentration du pouvoir dans les mains des seuls dirigeants, les adorateurs de cette nouvelle culture du masque et de la distanciation rêvent d’une société dans laquelle ne prévaudrait que la compétition entre individus ou entre foyers privés, tous bien séparés les uns des autres. » [14]
La culture se voit ainsi disqualifiée dans ses dimensions politiques, collectives, contestataires et révolutionnaires. Des espaces de construction de la citoyenneté populaire et d’échanges culturels seraient rendus obsolètes par ces adorateurs de la culture du masque et de la distanciation. L’enseignement se limiterait à une capitalisation de compétences nécessaires pour se positionner dans les compétitions sur le marché du travail. Il perdrait ainsi toute dimension sociale et politique. « De là, sûrement, cette adoration béate et pour le moins surprenante d’un espace public où chacun se tiendrait masqué et à distance des autres. Renforcé par l’idée que puisque nous ne devons surtout rien changer à la conduite des affaires, nous allons nécessairement entrer dans un monde de catastrophes écologiques et sanitaires auquel nous devons apprendre à nous adapter grâce, en effet, à l’adoption de nouveaux comportements, entièrement soumis aux consignes des experts, et au pouvoir de résilience prêté à l’innovation. » [15]
Il n’y aurait donc pas d’autre salut possible que celui prêté à la Science et à l’Innovation. Et si, plutôt que de nous en éloigner, elles avaient contribué aux catastrophes sociales, sanitaires et écologiques que nous vivons ? Cette croyance dans le Progrès associée à la promotion de la culture de la distanciation sociale met à mal l’action collective et les mouvements sociaux. Ce sont pourtant les seuls socles sur lesquels peuvent se construire des luttes pour des politiques environnementales conséquentes et des transformations sociales progressistes.
Conclusions :
une autre approche de la science et de la démocratie
Pour Monique Pinçon-Charlot, « Le plus cinglé des dictateurs n’a jamais osé rêver de voir tout un peuple se bâillonner lui-même, s’isoler des autres, chacun derrière son écran, chacun dans sa trouille. C’est pourtant ce que nous vivons. Et même si elle sait cacher sa joie, c’est une merveilleuse aubaine pour l’oligarchie. » [16] A côté de cette conception autoritaire du pouvoir et du gouvernement des experts, des collectifs aspirent à un autre rapport à la démocratie basée sur l’intelligence collective, la pensée critique et des projets de transformation sociale progressiste. La crise sanitaire ne ferait que souligner une nouvelle fois l’urgence d’un changement radical, écologique et social.
Pour soutenir une telle dynamique, le savoir scientifique s’avère indispensable. Mais dans cette conception, il n’est plus réservé aux secrets des cabinets et des hauts conseils, il devient l’enjeu d’une véritable enquête collective. Une bataille politique se déroule entre ceux et celles qui entendent asservir la recherche scientifique et l’éducation aux besoins de l’innovation et de la capitalisation individuelle des compétences et ceux et celles qui entendent la mettre au service de l’intelligence collective, de la pensée critique et de politiques de transformations sociales et écologiques.
Dans cette perspective, la pandémie de Coronavirus peut être interprétée comme une alerte et comme la première grande crise de l’anthropocène frappant le monde occidental [17]. Ce nouveau virus agirait comme un appel à composer autrement avec un milieu-monde où la toxicité et l’inadéquation du mode de production et des formes de consommation qui lui sont liées apparaissent de plus en plus brutalement. Pour Barbara Stiegler, en s’appuyant sur le philosophe américain John Dewey, il s’agit que « nos intelligences collectives se saisissent du savoir scientifique pour mener ce que John Dewey appelle des « enquêtes » et déterminer ensemble les fins que nous souhaitons poursuivre. Dans un tel processus expérimental, qui suppose que les laboratoires se mettent au service des publics (et non l’inverse, comme le préconise la fameuse « acceptabilité sociétale des innovations »), les publics ont pour mission de transformer l’environnement en luttant contre les effets délétères de l’industrialisation. Au lieu de s’adapter à un monde de catastrophes incessantes, il s’agit de reprendre en main le cours des choses pour refuser cet état de fait. Or un tel virage suppose de sortir la science, les laboratoires et les universités de la mainmise qu’exercent actuellement conjointement les agences gouvernementales et le monde économique. Pour Dewey, experts et scientifiques doivent au contraire se mettre au service des publics et de leurs problèmes. » [18]
Des instances politiques pourraient ainsi émerger. Elles réuniraient soignants, chercheurs, patients et citoyens et se battraient pour un rapport à la recherche et à la santé. De telles coalitions pourraient travailler également à rapprocher les secteurs en lutte pour transformer des revendications sectorielles en revendications politiques. Car en questionnant la recherche et l’éducation, c’est la possibilité même d’une pensée et d’une action collectives et indépendantes qui se jouent.
A lire ces lignes, la sortie du capitalisme néolibéral apparaît plus que jamais urgente à expérimenter. Quelles actions possibles ? Pour la sociologue Monique Pinçon-Charlot, il nous faut nous inspirer… des riches [19]. Ils sont solidaires et organisés en classe. Nous devrions selon ses propos dépasser la critique sociétale et morale du « marché de la contestation » et travailler à la construction de mouvements qui dépassent la posture contestataire et traduisent leurs oppositions au capitalisme en expérimentations collectives et en stratégies politiques.
Les approches mobilisées – principalement celle de Barbara Stiegler – pour comprendre le néolibéralisme sanitaire soulignent la nécessité de s’approprier des instruments de compréhension et de production d’intelligence collective pour « bricoler » des formes d’organisation et d’action à la mesure des enjeux qui nous font face. Avec les hypothèses dessinées sur la précipitation des gouvernements des Etats capitalistes dominants à agir rapidement pour répondre à la pandémie à l’opposé de leur inaction climatique dans la première partie, avec les analyses avancées sur la gestion de classe de la crise sanitaire décrite dans la deuxième, avec enfin des analyses des techniques néolibérales de gouvernement dans la troisième se sont à chaque posées la question des transformations sociales. Difficile de contourner une telle question pourtant très complexe. (à suivre)
Cet article a paru sur le site du Cepag le 26 novembre 2020.
Pour citer cet article, Nicolas Latteur, « Capitalisme et pouvoir politique en temps de pandémie - Un néolibéralisme sanitaire », Éconosphères, janvier 2021.