Dans une carte blanche publiée par Le Vif, Alexia Bertrand, députée et cheffe de groupe MR au parlement bruxellois, invite à penser « ce que la crise du coronavirus nous dit du travail » [1]. Son argumentation révèle les contours d’un projet politique qui, sous couvert d’appels à la « réinvention de soi » et à la créativité citoyenne, approfondirait violemment la précarisation des conditions de vie et de travail des salariés. Analyse critique de ce projet de régression sociale.
Tout réinventer, vraiment ?
A l’heure de la crise sanitaire, la députée nous invite à ne pas suivre ceux qui prendraient pour boucs émissaires la mondialisation, le néolibéralisme, la croissance, les grandes entreprises et le gouvernement : « Ne les imitons pas et essayons d’être plus créatifs : réinventons le capitalisme, réinventons la mondialisation, réinventons le travail et réinventons-nous. » Dans le monde de demain que dessine la députée, il faudra « développer un capitalisme plus conscient, plus stable, plus durable. »
Dans cette carte blanche, la surprise est directement au rendez-vous ! La députée semble s’envoler dans un monde enchanté où des entités irréelles se dressent devant elle : un capitalisme plus conscient (sic !), plus stable (re-sic !) et plus durable (rere-sic !). Un regard même distrait sur l’histoire du capitalisme nous enseigne pourtant qu’il est aveugle aux conséquences sociales et écologiques qu’il génère, qu’il se nourrit de l’instabilité permanente que lui-même produit pour, sans cesse, bouleverser les sociétés et les plonger dans des crises destructrices du vivant, et qu’il ne peut voir que dans le court terme. Car sa soif insatiable de surprofits est telle qu’il va jusqu’à compromettre la viabilité de certains de ses outils et à favoriser les rendements immédiats (la financiarisation du capitalisme l’illustre à merveille). Le danger serait de suivre Madame Betrand dont le raisonnement se résume à ne juger le capitalisme néolibéral qu’à partir de sa propre prétention. Or, entre celle-ci - assurer le bien-être de la population – et ses conséquences réelles – la restauration du pouvoir de classe –, les contradictions sont de plus en plus apparentes. Car les périls écologiques menacent et les inégalités sociales se creusent.
Mais suivons ses propos. Il s’agit pour elle de ne « pas renverser complètement le système, comme les populistes voudront le faire en profitant des failles d’un système qui nous a tant apporté pour jeter le bébé avec l’eau du bain. Mais améliorer notre modèle pour transformer les risques en opportunités. On ne fera pas l’économie de cette réflexion et il s’agira d’être créatifs. » Les populistes ? Qui sont-ils ? Le terme est surchargé d’ambiguïtés. Il désigne visiblement ici des courants politiques et sociaux qui se livreraient à une critique sans concession du système capitaliste. Dans ce cadre, l’utilisation du terme populisme signifie bien plutôt une forme de mépris aristocratique à l’égard de groupes sociaux qui sont l’objet de la violence des politiques néolibérales en matière de retraite, de santé, de chômage, de conditions de travail, d’immigration, etc. Les conditions de vie de ces groupes alertent et illustrent le caractère invivable et destructeur du capitalisme. Mais pour Alexia Bertrand, au contraire, ce système « nous » aurait tant apporté ! Et si elle confondait ceux qui apportent et ceux qui reçoivent ? Et si c’était plutôt ce système qui était alimenté par les galériennes et les galériens du capitalisme ?
On peut également se demander à qui le « nous » fait-il référence ? Les salariés apportent, par la mise en œuvre productive de leur force de travail, la production de richesses et nourrissent ainsi la reproduction du capital. Donc ce « nous » ne peut forcément pas les intégrer. Les « colonisés » et « néo-colonisés » voient aujourd’hui encore ce que la prédation des populations et des ressources naturelles peut générer comme abomination (les pays du Sud en paient toujours un lourd tribut). On aurait du mal à les inclure dans ce « nous ». L’immense majorité des femmes font l’objet des violences patriarcales et sont reléguées dans les emplois les plus précaires et les plus pénibles qui les éloignent de toute perspective d’émancipation. On voit plutôt ce qu’elles apportent comme contribution mais on voit mal ce que le système leur aurait apporté. Il ne reste plus grand monde autour de ce « nous » rassembleur… si ce n’est une minorité privilégiée – la classe capitaliste – qui entend confier à une classe d’encadrement [2] le soin d’organiser la mobilisation générale autour de ses propres intérêts.
Quant à l’expression « transformer les risques en opportunité », on peut pressentir ce qu’elle signifie. Il s’agit ni plus ni moins de sauver le capitalisme de ses critiques et de faire croire à une nouvelle fable, celle du capitalisme durable, stable et conscient. Jusqu’ici, alors que la réinvention et la créativité nous étaient annoncées comme nécessité absolue, on n’a qu’une nouvelle histoire qui invite à se rassembler et à protéger ce système qui « nous » aurait « tant apporté ».
Travaillez plus pour… travailler plus
Pour la majorité non privilégiée, il est une chose qui ne serait pas entendue et qu’Alexia Bertrand entend nous révéler : « l’importance et le caractère structurant du travail, qu’il soit rémunéré ou bénévole, dans l’essor de nos sociétés. »
Si on considère la centralité du travail dans nos sociétés, elle est indéniable. Encore faut-il savoir de quoi on parle car, sur le travail, on en entend des vertes et des pas mûres. En fait, l’emploi ne cesse d’augmenter, n’en déplaise aux apôtres de la fin du travail qui à chaque transformation technologique (informatisation, numérisation, robotisation, etc.) annonce sa fin comme on annonce l’apocalypse.
Mais le travail dont Alexia Bertrand parle, ce n’est pas celui qui produit effectivement la richesse dans nos sociétés, mais celui qui permet la discipline morale des populations. Peu importe d’ailleurs son contenu (à savoir ce que l’on produit) à en lire ses propos. Le travail serait en soi (ontologiquement !) structurant ! Ce qui compte c’est l’exercice d’une activité, rémunérée ou non. Pour elle, le travail apparait comme un outil de moralisation et de disciplinarisation sociale. On notera ici que Madame Bertrand ne parle pas d’emplois mais de travail, rémunéré ou bénévole. A noter également, qu’elle ne propose pas de transformer le travail mais d’en changer notre conception, ce qui est bien différent ! Réformer la société ou réformer la conscience ? Le choix semble fait !
Sa lecture de la crise sanitaire et son positionnement politique l’invitent donc à proposer de repenser « notre » conception du travail : « Nous aurons dans les mois qui viennent à faire face à un nouveau défi : travailler mieux mais aussi, osons-le dire, travailler plus. » De tels propos ne font que résonner encore plus fort ces mots de Paul Lafargue sur la loi inexorable de la production capitaliste : « Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez, pour que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raison de travailler et d’être misérables. » [3]
Ce nouveau défi « travailler mieux et plus » est sous-tendu par une conception du travail qu’elle se veut analyser sous trois angles différents : « le travail comme activité productive, comme agent socialisant et comme moteur de solidarité. » Suivons ces questions, point par point.
1. La crise nous aurait rappelé que le travail comme activité productive est « un élément fondamental de notre société et, en même temps, à quel point il constitue le socle de nos Etats-providences. (…) Or, le mécanisme est clair : les revenus de l’Etat viennent de la contribution de chacun. Sans travail, pas de revenu pour l’Etat et pas de prestations sociales. Certains ont voulu nous faire croire ces dernières années qu’il fallait généraliser la gratuité : dans les transports en commun, dans les soins de santé, dans les universités, sans préciser que cela avait un coût. »
Mais les revenus de l’Etat ne proviennent pas exactement de la contribution de « chacun ». Les gouvernements qui ont déployé les politiques néolibérales ont protégé les revenus des plus riches. Les dividendes, les plus-values sur actions, le patrimoine, etc. sont peu ou pas taxés. Les cotisations dites « patronales » ont été fortement diminuées. Ces arbitrages ont d’ailleurs été initiés, défendus et réalisés notamment par le Mouvement Réformateur. « Sans travail, pas de revenu pour l’Etat et pas de prestations sociales » affirme-t-elle. Si le travail produit la richesse dans les sociétés capitalistes, celles-ci sont réparties entre différents revenus (salaires, dividendes, etc.). Mais à lire Alexia Bertrand on pourrait se demander pourquoi les revenus autres que les salaires ne peuvent décidément que peu contribuer ? De plus, quand la question de la gratuité de certains services (transports, soins de santé, etc.) est abordée, il y a confusion entre prélèvements fiscaux et distribution des richesses. Sans cette inversion, on comprend comment une fiscalité progressive et redistributive permettrait de développer certains services publics et leur gratuité. Précisons également que cette gratuité est bien connue des classes les plus riches qui se voient octroyer par les gouvernements néolibéraux, nombre d’avantages politiques, économiques et sociaux (ristournes fiscales, agence économique publique, etc.).
Mais pour la députée, il est un autre principe d’une importance capitale : « l’importance du sérieux budgétaire en temps de paix, car c’est lui qui nous permet de faire les dépenses nécessaires en temps de guerre ou de crise. Le sérieux budgétaire, c’est le gage absolu de notre indépendance et, in fine, de notre liberté. » De quel sérieux budgétaire parle-t-elle ? L’équilibre budgétaire résulte de choix politiques, plus particulièrement d’un arbitrage concernant les revenus qui vont contribuer aux frais généraux de la société (services publics, protection sociale, infrastructure collective, etc.) et le niveau des prélèvements. Madame Bertrand prend pour cible ces « théories qui veulent vous faire croire que l’on peut travailler moins et obtenir toujours plus de l’Etat ». Pourtant la quantité de richesses produites a considérablement augmenté. Mais dans quels mains iront-elles ? Nouvel arbitrage dont Alexia Bertrand ne nous dit pas un mot, alors que les politiques néolibérales prennent précisément pour cible les mécanismes de redistribution (progressivité de l’impôt, cotisations sociales, etc.). La députée semble dès lors naturaliser l’exploitation capitaliste : les richesses marchandes sont produites par les salariés, mais ceux-ci s’en voient spolier d’une part importante. La plus-value (l’écart entre salaire et profit), base du capital, se retourne contre eux pour exiger – aux moyens de méthodes de management brutales – davantage d’efforts, non pour le bien-être collectif, mais pour enrichir le capital.
Ce faisant, Alexia Bertrand ignore les modalités de constitution de l’endettement public. Pourtant, en se privant de recettes (en particulier celles qui proviendraient de la fiscalité sur les revenus des groupes sociaux les plus riches), l’Etat a laissé un déficit important se creuser. Il a réduit sa capacité d’intervention – notamment en matière sociale et sanitaire – mais s’est aussi lourdement endetté auprès des marchés financiers. Cette dette est-elle dès lors légitime ? Les prélèvements sont diminués sur les revenus des plus riches et ceux-ci en prêtant de l’argent aux Etats, par l’intermédiaire des marchés financiers, se voient recevoir un placement sûr qui peut leur rapporter la préservation de leur fortune et/ou de beaux intérêts prélevés sur les … recettes que l’on avait déjà diminué … Le « sérieux budgétaire » dont elle parle n’est plus ce gage de « notre indépendance » et de « notre liberté » mais plutôt la mise en servage pour dette des populations condamnées de voir une part conséquente du budget de l’Etat consacrée au remboursement de la dette (capital et intérêts) et non à des politiques sociales et environnementales. « Notre liberté » a un drôle de goût !
Mais la députée poursuit avec ses évidences … « Il est évident aujourd’hui que nous avons besoin de nos travailleurs, de nos indépendants, de nos entrepreneurs ». « Nos » travailleurs, « nos » indépendants, « nos » entrepreneurs sont pour Alexia Bertrand, « ceux qui par leur activité productive, participent au bien-être de tous. Remettons donc au centre le travail qui, avec la prise de risque et d’initiative, la création d’entreprise, sont les seuls capables de créer de la richesse à distribuer. »
Quelle activité productive suscite le bien-être de tous ? Car certaines sont nuisibles et inutiles ! Plus généralement, le travail mobilise des questions essentielles. Que produit-on ? Qu’est-ce qui est nécessaire au bien-être de tous ? Qui le décide ? Sur base de quels critères ? Madame Bertrand pourrait s’inspirer de cette distinction entre activité essentielle et non-essentielle qui a émergé durant la crise sanitaire. Elle permettrait de s’attacher à ouvrir la délibération sur la question de l’utilité du travail. Mais le débat porterait aussi sur le financement des infrastructures collectives. Dans une logique capitaliste, le surplus (appelé plus-value dans la société capitaliste) est approprié par le capitaliste. Dans une logique démocratique, sa répartition ferait l’objet de délibérations collectives afin de déterminer comment des besoins sociaux, économiques, culturels, etc. pourraient être satisfaits.
Autre question centrale, quels statuts auront ceux et celles qui travaillent ? Si Alexia Bertrand appelle à considérer le caractère structurant du travail rémunéré et bénévole, elle fait peu de cas du cadre dans lequel il s’exerce. L’emploi est une forme d’encadrement de la relation salariale. Il donne accès à des droits spécifiques aux salariés, subordonnés juridiquement à leur employeur : salaire, représentation collective, horaire de travail, sécurité sociale, etc. Par contre, le travail bénévole ne donne pas accès à ces droits. Il est aussi mobilisé pour pallier à la pénurie de moyens dans nombre de secteurs qui appellent à la création d’emplois (dans la petite enfance, dans les services d’aide à la jeunesse, dans le monde hospitalier, dans le tissu associatif, etc.). Ne pas réaffirmer la nécessité de renforcer ces droits est lourd de sens à l’heure où des collectifs de travail sous-payés, dans des secteurs majoritairement féminins, ont été confrontés bien davantage aux conditions de travail pénibles durant la pandémie et le confinement.
2. En deuxième lieu, le travail serait aussi « un agent socialisant. » Madame Bertrand ne s’adresse visiblement qu’à une partie de la population qui a vécu des conditions d’existence bien spécifique durant la crise du coronavirus : « Si le fait de passer plus de temps à la maison et en famille est pour beaucoup un plaisir retrouvé, on se rend compte que cette situation n’est pas tenable. » Où sont donc ces foyers où la combinaison du travail, du télétravail, de la scolarité des enfants, de l’attention aux aînés a considérablement augmenté les difficultés quotidiennes ?
Mais, pour Alexia Bertrand, l’essentiel est que « travailler impose un rythme, renforce la socialisation des individus, de par les simples échanges que nous entretenons entre collègues, et alimente le sentiment d’utilité envers la société. » Mais quel rythme le travail impose-t-il aux individus ? Et qui définit le rythme du travail ? Prenons l’exemple des soins de santé. Depuis des années, les travailleurs du secteur dénoncent une intensification insoutenable les conduisant pour partie, à l’épuisement professionnel et pour partie, à la dégradation de la qualité des tâches effectuées. D’où la question : qui dicte le rythme du travail. A partir de quelles priorités si celles-ci ne sont visiblement pas le bien-être des salariés, condition d’une plus grande qualité des soins ?
De plus, de quelle socialisation Alexia Bertrand parle-t-elle ? Le travail garde une importance centrale et est constitutif de l’identité des individus. Source de reconnaissance sociale, il est la forme d’interaction centrale entre les individus et la société. Mais lorsque l’emploi se précarise, cet édifice est mis à mal. Or, dans de nombreux lieux de travail, les « nouvelles formes d’organisation du travail » ont détruit ou fortement mis à mal les collectifs : en instaurant l’individualisation des relations de travail par la mise en concurrence des salariés les uns entre les autres et en développant la précarité, la garantie de l’emploi étant de plus en plus conditionnelle (à une bonne évaluation, à l’adhésion aux formes de culture d’entreprise, à l’âge du travailleur, etc.). Le travail devient alors, pour beaucoup de salariés, l’expérience de la menace de la destruction de soi et des autres. En témoigne l’augmentation du nombre de Burn-out et des troubles musculosquelettiques mais aussi le nombre d’emplois dans lesquels les contradictions entre objectifs à réaliser et déontologie professionnelle sont douloureusement éprouvées. Les questions « Que produit-on ? », « est-ce utile ou non pour la société ? » et « dans quelles conditions ? » résonnent de plus en plus fortement. Il serait dès lors urgent d’encourager la démocratie au travail et de faciliter l’organisation indépendante des salariés.
Mais ce n’est clairement pas l’option défendue par Alexia Bertrand qui poursuit en considérant que travailler permettrait également « de lutter contre l’exclusion sociale. Beaucoup de nos compatriotes sont aujourd’hui seuls. Beaucoup de Belges ont, pour toutes ces raisons, hâte de retrouver le chemin du travail. Et c’est une bonne nouvelle. Si cette crise met à nouveau en lumière une évidence, c’est que sans travail, il ne pourrait y avoir de société structurée. »
En adoptant ces dernières années des législations qui favorisent la précarisation des conditions de travail (activation des chômeurs, contrats précaires, temps partiels, etc.), des groupes de plus en plus importants de salariés (souvent des salariées d’ailleurs, notamment d’origine immigrée) font l’objet même de processus d’exclusion sociale. Les salaires et les allocations sociales ne permettant pas, dans de nombreuses situations, de nouer les deux bouts. Par ces politiques, le travail redevient lui-même source de précarité et d’insécurité. Alors qu’il avait pu à un moment donné être la garantie du contraire.
Notons d’ailleurs celles et ceux à qui la députée s’adresse dans ces passages : aux « compatriotes », aux « Belges »… Madame Bertrand cède à ce à quoi nombre de médias ont cédé avant elle. S’adresser à des personnes en désignant leur nationalité. Voilà qui est très excluant. Et qui tombe plutôt mal dans un paragraphe où on prétend s’attacher à la lutte contre l’exclusion … Non, en Belgique, il n’y a pas que des personnes de nationalité belge. Ces appels patriotiques ne sont pas un hasard. Quand le gouvernement est confronté à sa propre incurie, le « package » nationaliste est souvent appelé à la rescousse… Comment la souffrance au travail devient la « souffrance des Belges » …
3. Enfin, Alexia Bertrand voit le travail comme un moteur de la solidarité : « j’ai entendu : « nos sociétés contemporaines sont-elles en train de se désolidariser ? ». J’ai lu quelque part que nous sommes passés d’une crise de la solidarité a une solidarité de crise. Quelle belle formule. Tant de personnes (chômeurs, travailleurs ayant plus de temps, pensionnés, étudiants) se sont spontanément portées bénévoles dans cette crise pour venir en aide à ceux qui étaient dans le besoin, dans la précarité, aux abois. Les initiatives se sont multipliées, chacun contribuant à sa manière à la communauté. Les uns se sont portés volontaires pour aider le personnel des maisons de repos, les autres ont fait des courses pour des voisins âgés ou ont cousu des blouses pour le personnel soignant. Au fond, je crois qu’il n’y a jamais eu de crise de la solidarité et qu’elle n’a jamais autant été prégnante qu’elle ne l’est aujourd’hui. »
Une solidarité entre citoyens a effectivement émergé. Mais ce que Madame Bertrand omet de préciser, c’est que celle-ci aurait pu porter beaucoup plus librement si elle n’avait pas dû pallier aux défauts criants des autorités publiques consécutifs à des décennies d’austérité : pas de masques, sous-effectifs dans les maisons de repos et les institutions de soins, etc. Et d’emblée, soulignons également, que ces bénévoles ont parfois été amenés, du fait de ces défaillances et de ces impréparations des pouvoirs publics, à s’exposer dangereusement à des risques de contamination.
Mais forte de cette image, Madame Bertrand propose plutôt de « généraliser ces pratiques dès la sortie de crise ». Elle propose de « redonner vie aux propos » de J.F. Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays ».
Et si on se demandait plutôt : quelle société voulons-nous ? Avec quels emplois utiles socialement et écologiquement ? Avec quelles répartitions des richesses pour initier des politiques qui nous éloignent des catastrophes sociales et écologiques au lieu de mieux nous y plonger ? Avec quelles libertés démocratiques pour contrôler les pouvoirs qui nous gouvernent ?
Dévalorisation du travail au nom de sa… valorasation
Mais Alexia Bertrand n’en démord pas. Pour elle, « la relance passera par des initiatives créatives et une réflexion « out of the box ». Elle passera par un regain d’humanisme et un retour vers l’autre. »
Sa conception de l’humanisme et du retour vers l’autre se fera dans la douleur et la précarité si c’est sa vision politique qui triomphe. Car sa réflexion est plutôt « in the box ». Elle nous replonge directement dans une logique trop connue aujourd’hui de dévalorisation du travail, en particulier de celui essentiel à la collectivité et aux individus. Car plutôt que la création de nouveaux emplois utiles, Alexia Bertrand fait appel à la mobilisation morale. Explorons les trois exemples de « type de civisme qu’il nous faudrait conserver » qu’elle propose pour s’en rendre compte.
Le premier consiste en un « service à la collectivité organisé et volontaire, que ce soit pour les pensionnés, pour celles et ceux qui sont au chômage ou pour ceux qui ont du temps. Ce service devrait être valorisé d’une façon ou d’une autre. » Transformer l’emploi socialement utile et essentiel, qu’un gouvernement progressiste, solidaire et écologique se devrait de créer massivement en activité volontaire ! La proposition est d’une violence inouïe. Alors que la crise du Coronavirus a révélé les activités essentielles, la mobilisation des salariées précarisées dans des emplois dévalorisés (nettoyage, collecte d’immondices, distribution alimentaire, etc.) et les carences auxquelles ont dû pallier des mobilisations solidaires, Madame Bertrand propose d’institutionnaliser un service volontaire plutôt que de renforcer les moyens indispensables pour que des services soient accessibles et garantis à la collectivité et que leurs travailleurs disposent d’une reconnaissance sociale et de conditions de travail décentes.
Le second exemple réside dans l’organisation d’une « formation plus rapide des jeunes dans les métiers en pénurie. Aujourd’hui, dans l’enseignement technique et professionnel, seules 4 des 15 options les plus fréquentées semblent mener à des métiers en demande alors que les options menant au top 15 des fonctions critiques semblent sous-fréquentées. Il y a tant de métiers intéressants dits en pénurie et tant de façons de pouvoir contribuer activement à l’économie et donc au bien-être des citoyens. » Le lien entre économie et bien-être des citoyens semble automatique et naturel. Pourtant, nombre de salariés disent comment ils sont broyés par l’économie qui leur dicte leur rythme de vie et de travail. Dès lors, en questionnant le sens du travail, les pouvoirs qui le définissent, en légitimant les salariés eux-mêmes pour définir leurs emplois et leurs conditions de travail, une autre organisation de l’emploi et du travail pourrait émerger. A la place, Madame Bertrand préfère s’intéresser aux métiers en pénurie en partant du marché et de ceux qui le dirigent. On répond ici à l’appel pressant de fédérations patronales qui crient aux métiers en pénurie et on ignore la pénurie de moyens pour satisfaire les besoins sociaux et environnementaux maintes fois dénoncées notamment par celles et ceux qui ont vécu en première ligne la crise sanitaire.
En dernier lieu, Madame Bertrand conclut par un appel vibrant à … davantage de flexibilité : « Il faudra plus de mobilité dans le travail : que ce soit au sein de l’administration où certains services risquent de tourner plus fort ou même émerger dans les mois qui viennent (par exemple pour tracer les individus qui ont été en contact avec des malades du Covid) tandis que d’autres risquent de devoir se réinventer en partie. Les fonctionnaires devront pouvoir passer d’un service à un autre. Essayons de moderniser la machine étatique et allons vers plus de flexibilité. Souvent sous le feu des critiques injustifiées, aujourd’hui, nous comptons sur eux plus que jamais pour servir l’Etat. Il en va de même pour la mobilité entre le secteur privé et le secteur public et le passage d’une activité sous un certain statut vers une activité sous un autre statut (salarié, indépendant, autre). Le travail ne se laisse pas réduire à un statut particulier qui ne provient dans nos sociétés que d’une évolution historique singulière. »
A la probabilité de besoins plus importants, Madame Bertrand répond par une intensification du travail et une plus grande polyvalence des travailleurs, en pointant notamment les fonctionnaires et la nécessité qu’ils puissent passer d’un service à un autre. Alors que, bien avant la crise, le monde du travail dénonçait des conditions de travail en nette dégradations, Alexia Bertrand propose une nouvelle fois de faire plus avec moins. En somme, d’injecter davantage dans les relations de travail ce qui les rendent intenables : précarité, flexibilité, intensité et toute puissance des diktats du marché …
Alors que la députée appelait à se réinventer, elle nous propose de saisir l’opportunité de la crise sanitaire pour … plus du même. Elle présente comme issue des politiques qui nous ont précisément plongés dans la précarité. Elle propose d’institutionnaliser la mobilisation citoyenne qui a émergé durant la crise sanitaire pour généraliser de l’activité plutôt que de l’emploi utile et rémunéré.
En sortir
La carte blanche de la députée MR souligne plus que jamais la nécessité de se passer du logiciel néolibéral qui entend nous servir – sur une table redécorée – les mêmes plats réchauffés, ceux de l’activité vs emploi, de la précarité vs protection sociale et de la responsabilité individuelle vs droits sociaux. Heureusement, ces politiques suscitent une réprobation populaire croissante. C’est grâce à elle que des mouvements pourront se construire pour mettre en œuvre des alternatives aux catastrophes écologiques et sociales qu’il nous faut impérativement éviter.
Cet article a paru sur le site du Cepag, le 7 mai 2020, disponible à l’adresse : https://www.cepag.be/publications/notes-reflexion-analyse/2020/activite-vs-emploi-propos-carte-blanche-alexia-bertrand