Les décisions des gouvernements prises pendant cette séquence ouverte par la pandémie de la Covid-19 sont énoncées au nom de l’urgence sanitaire et des impérieuses nécessités qu’elle imposerait. Cette posture rend plus difficile une nécessaire confrontation sur le caractère politique des choix posés et sur la possibilité d’autres orientations. Dans ces séries de textes, certaines des questions que suscitent les pratiques des gouvernements occidentaux sont posées et des alternatives sont explorées.
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Les dirigeants des gouvernements néolibéraux ont pris, depuis le début de la pandémie, des mesures qui s’écartent de leur logiciel idéologique : intervention sociale, investissement public, recours à l’endettement, régulation de l’économie, suspension des traités budgétaires européens, etc. Ce qui était réputé impossible durant des années - et qui a conduit à plonger des populations entières dans la pauvreté et la précarité - a pu être, pour partie, abandonné dans des temps records.
Comment comprendre un tel empressement des gouvernements du Nord dans la gestion de la pandémie ? L’évocation de l’urgence ne suffit pas. Cela fait des années que les rapports du GIEC alertent sur les risques du réchauffement climatique et sur la nécessité d’une transition écologique. Pourtant, soumis aux diktats des lois de l’accumulation du capital et des multinationales, les gouvernements nous rapprochent du pire : « en dépit de 25 ans de négociations, les émissions de CO2 de 2019 dépassaient de 60% celles de 1992, année du Sommet de la Terre ; en dépit de l’accord de Paris, les mesures prises par les gouvernements impliquent un réchauffement de 3,3°C – deux fois plus que les 1,5°C que ces mêmes gouvernements disaient vouloir ne pas franchir ! » [1]. Chaque année, la pollution atmosphérique causerait 12.000 décès [2] en Belgique, 48.000 en France [3], et… 480.000 morts prématurées en Europe [4] ! L’Etat d’urgence n’a pas pour autant été déclaré, les activités jugées non essentielles n’ont pas été interrompues, les transports n’ont pas été limités…
Comment dès lors expliquer que les États capitalistes dominants se soient littéralement enflammés pour le Coronavirus ?
Les personnes touchées
Jonathan Watts, journaliste au Guardian, a suggéré que le Coronavirus a frappé dans un premier temps d’autres populations que celles qu’affecte particulièrement le réchauffement climatique : « Contrairement à la crise climatique, le virus menace en premier lieu les personnes âgées – la base électorale de la droite – plutôt que les millenials » [5] (les personnes nées entre le début des années ’80 et la fin des années ’90). Les gouvernements auraient du mal à survivre s’il les abandonnait et on peut bien évidemment considérer que cela soit entré en ligne de compte.
Cependant, les personnes âgées blanches ne sont pas indemnes du réchauffement climatique. Les chiffres ci-dessus qui indiquent le nombre de décès prématurés liés au réchauffement climatique est bien présent pour le rappeler. Si ce facteur a pu jouer un rôle, il ne convainc cependant pas pour expliquer les réactions gouvernementales « enfiévrées ».
La chronologie de la mortalité
Pour Andreas Malm, géographe et militant pour le climat, une des clés pour comprendre cette divergence dans les réactions gouvernementales résident dans ce qu’il nomme la chronologie de la mortalité : « La guerre menée par le capital fossile, qui tue au moyen de l’atmosphère, fait ses premières victimes parmi « ceux qui sont les moins responsables de la crise », c’est-à-dire les pauvres des pays du Sud. C’est peut-être en effet en fin de compte « une guerre mondiale contre nous tous », mais les riches seront les derniers à succomber. » [6] Alors que pour la pandémie de la Covid-19, la chronologie est à l’exact opposé : « les premiers à succomber dans des proportions importantes étaient des habitants des pays plus riches du Nord. » [7]
Ce n’est pas quand le virus a frappé l’Iran qu’il est devenu une crise mondiale, c’est quand des centaines de personnes ont commencé à mourir en Italie, plus précisément en Lombardie, dans l’une des régions les plus prospères du monde. C’est à ce moment que la plupart des gouvernements occidentaux ont été gagnés par la panique. Celle-ci a également été alimentée par les annonces de célébrités qui révélaient avoir été contaminées par le Coronavirus (Tom Hanks, le Prince Albert II de Monaco, Boris Jonhson…) et par le calvaire des passagers des navires de croisière – dont certains étaient contaminés – et qui, de ce fait, rencontraient d’importantes difficultés pour obtenir une autorisation d’accoster.
Si la mortalité provoquée par la pandémie avait suivi une chronologie plus proche de la crise climatique, que se serait-il passé ? Imaginons, comme Andreas Malm, que la Covid-19 tue quelques milliers de personnes en Iran et en Irak, avant de faire des ravages en Haïti, au Burundi et en Bolivie alors que le nombre de patients serait resté limité à Londres, Paris et New York. Les gouvernements du Nord et certaines institutions internationales auraient probablement « mobilisé des programmes d’aide, voire proposé des allègements de dettes sous conditions » [8] mais ils n’auraient pas mis une part importante de leur activité économique à l’arrêt. Dans le cas du climat, les pays du Nord se font certes rattraper par une catastrophe de temps en temps et sont confrontés à la menace de leur aggravation. Mais le problème concerne d’abord l’autre moitié – Sud – de la planète et se manifeste par de régulières annonces de désastres dans telles régions ou périphéries misérables.
Ainsi, riches et pauvres se sont retrouvés, pour le Coronavirus et pour le climat, à des positions opposées sur l’axe chronologique de la mortalité poussant les gouvernements du Nord à des interventions conséquentes, dans un cas et à des politiques qui aggravent la crise climatique, dans l’autre.
Des opportunités d’obstruction différentes
Ces interventions ont également bénéficié de temps pour s’élaborer. Les principaux représentants du capital fossile ont pu élaborer une réaction aux recommandations de politiques climatiques formulées par des institutions internationales et aux mobilisations populaires qui revendiquaient des mesures de transition écologique. Que ce soit par le déni du réchauffement ou par une conversion revendiquée au prétendu « capitalisme vert », le capital fossile a pu travailler au dévoiement, au piétinement, à l’enterrement ou à l’invalidation des mesures nécessaires pour réduire les émissions.
Contrairement à la pandémie, le réchauffement climatique est une tendance à long terme. Il offre dès lors des possibilités d’obstruction étendues aux dirigeants du Nord d’autant plus fortes que la chronologie de la mortalité touche d’abord les pauvres.
La Covid-19 s’est propagé à la vitesse de l’éclair. Elle n’a pas permis aux dirigeants des compagnies aériennes, de croisière, de l’industrie automobile d’élaborer des stratégies afin de prévenir ou de limiter les fermetures. Malgré quelques timides tentatives, ils ont dû se résoudre à l’état d’exception. Belle démonstration de l’existence du pouvoir politique à l’heure où on le disait inexistant face aux pouvoirs des multinationales.
Le fait que la pandémie perdure a permis d’ailleurs à ces industries d’élaborer de nouvelles stratégies. Leurs cibles sont ni plus moins les normes environnementales. « Les fédérations patronales et les associations des grandes entreprises sont toutes montées au créneau. Business Europe, le syndicat patronal européen présidé par Pierre Gattaz, a requis une suspension des législations et consultations environnementales dans un courrier adressé au commissaire européen Frans Timmermans, chargé de la lutte contre le réchauffement climatique. » [9]
Au sein du secteur automobile, la réaction des lobbies a elle aussi été très rapide. « L’Acea a été la première à monter au front, le 25 mars. Dans un courrier à l’intention d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, l’association a demandé un délai pour l’application des nouvelles mesures de réduction des émissions de dioxyde de carbone. Elle souligne l’effet « sans précédent », de la crise du Covid-19 sur son industrie « à l’arrêt » et estime que « les dépenses nécessaires au respect des nouvelles normes seront impossibles dans le contexte actuel ». » [10]
Les fabricants de pesticide ne sont pas en reste : « la multinationale Bayer a profité de la crise pour revenir sur le projet d’interdiction des importations de produits contenant des résidus de pesticides déjà bannis en Europe. L’ONG Foodwatch a révélé un document de Bayer adressé à la Commission européenne, daté du 16 mars. L’entreprise y affirme que des normes plus contraignantes limitant l’usage des pesticides et interdisant les importations « priveront ces pays d’opportunités de développement économique et de durabilité environnementale ». » [11]
Ces stratégies tentent de s’alimenter au choc qu’elles n’ont pu prévenir. Car, comme l’énonce Andreas Malm, la Covid-19, « comme une monstrueuse rafale faisant voler en éclats les vitres teintées d’un gratte-ciel, (…) a mis à nu l’Etat, réduit à sa relative autonomie. » [12]
Le paradigme de la préférence nationale
La dimension de l’espace est également fondamentale pour comprendre pourquoi les gouvernements des pays du Nord se sont mobilisés. Éliminer la Covid-19 s’intègre parfaitement dans le paradigme nationaliste qui domine, depuis plusieurs années, la politique des pays du Nord. Fermer les frontières, envoyer l’armée en renfort, encourager l’autarcie font partie de l’arsenal des mesures. Si elles ont eu une certaine efficacité, elle revient directement aux populations nationales. Alors que dans le cas de la crise climatique, toute mesure de réduction des émissions verra ses effets redistribués dans le monde entier. Des Congolais ou des Sénégalais bénéficieraient tout autant, voire plus, des réductions massives d’émissions en Europe. Les mesures prises lors de la pandémie mobilisent l’attirail nationaliste et patriotique alors qu’une politique climatique conséquente se ferait au profit des nationaux et des étrangers. Ce serait même avant tout un combat pour les pauvres qui sont immédiatement et davantage confrontés à ses effets.
Conclusions
Coronavirus et climat sont-ils vraiment comparables ? Ils partagent en tout cas une caractéristique qui invite à la comparaison. La mortalité est liée à l’action et à l’inaction des États. S’ils ne sont pas traités, ces deux maux ne peuvent que s’aggraver.
Par leurs interventions massives, les gouvernements du Nord ont démontré qu’une action était possible et qu’ils disposaient de prérogatives pour la mettre en œuvre. Aucun plan écologiste radical n’avait pensé la pluie d’interventions étatiques du mois de mars 2020 qui a eu pour effet collatéral une réduction drastique des émissions de CO2. Pourtant, ces mouvements étaient sans cesse renvoyés à leur irréalisme… Un argument qui apparait aujourd’hui bien mensonger !
Mais de quelles natures sont ces interventions des pouvoirs publics ? Et, est-ce que l’État qui mobilise également le nationalisme, des discours haineux et des pratiques de domination de classe, de genre et de racisation des populations, peut être transformé et devenir un instrument d’émancipation aux mains des acteurs des mobilisations pour une transformation sociale et écologique ?
Afin d’approfondir cette question, une approche de la gestion de la pandémie et des rapports sociaux qui la traverse sera développée (à suivre).
Cet article a paru sur le site du Cepag le 24 novembre 2020
Pour citer cet article, Nicolas Latteur, « Capitalisme et pouvoir politique en temps de pandémie : Pourquoi s’enflammer sur la Covid-19 et pas sur le climat ? », Éconosphères, décembre 2020.