Les décisions des gouvernements prises pendant cette séquence ouverte par la pandémie de la Covid-19 sont énoncées au nom de l’urgence sanitaire et des impérieuses nécessités qu’elle imposerait. Cette posture rend plus difficile une nécessaire confrontation sur le caractère politique des choix posés et sur la possibilité d’autres orientations. Dans ces séries de textes, certaines des questions que suscitent les pratiques des gouvernements occidentaux sont posées et des alternatives sont explorées.

L’immense majorité des gouvernements des États capitalistes dominants ont été obligés de se rallier à une politique sanitaire. Certes, certains ont tardé et, en bon agent commercial de la compétitivité nationale, ont espéré gagner des parts de marché sur ceux qui se confinaient et stoppaient la machine économique. Mais, rapidement, des mesures de restriction de l’activité économique ont été prises.

Ces réactions initiées au nom de l’intérêt général et de l’urgence sanitaire n’en sont pas moins sous-tendues par l’affirmation, dans la gestion de la crise sanitaire, de la nature de classe de l’État capitaliste.

La nature de classe de l’État capitaliste

On entend par classe sociale, des groupes macrosociologiques composés d’individus qui partagent des conditions de travail, de vie et de revenus similaires, semblables ou proches et un horizon de possibilités et de contraintes relativement commun. Les classes sociales sont formées notamment par des rapports sociaux [1]. Ces derniers, dans le capitalisme, structurent la société en classes avec d’une part, la classe capitaliste, propriétaire des moyens de production et d’autre part, le salariat, propriétaire de sa force de travail, libre juridiquement de ne pas travailler pour autrui mais économiquement obligé de le faire en se présentant sur le marché du travail.

Les classes sociales ne sont pas des ensembles homogènes. Elles sont nourries de contradictions internes et des distances sociales, économiques, culturelles, etc. peuvent s’y déployer (entre ouvriers et employés, entre salariés des services publics et salariés de l’industrie…) par la dynamique des rapports sociaux. L’approfondissement de la division du travail et les transformations du capitalisme ont conduit à l’émergence de la classe de l’encadrement capitaliste [2]. Dominée par la classe capitaliste mais dominant la majeure partie du salariat, elle est affectée essentiellement à des tâches de gestion et de contrôle dans différents champs de la société : « dans la division sociale du travail, elles remplissent des fonctions d’encadrement : ce sont elles qui conçoivent, contrôlent, inculquent, légitiment les différents rapports de domination par l’intermédiaire desquels se reproduit le capital. Et ce aussi bien dans les appareils d’Etat et dans la société civile que dans les entreprises. D’où ma dénomination d’encadrement capitaliste à leur sujet. » [3]

Les membres de la classe de l’encadrement sont bel et bien des travailleurs salariés. Ils ne peuvent compter que sur la vente de leur force de travail pour se procurer un salaire. Ils sont eux aussi exploités et dominés par le capital. « Mais, en même temps et inversement, les membres de l’encadrement se distinguent et s’opposent aux membres du prolétariat essentiellement par leur position et leur fonction dans la division capitaliste du travail. Ce sont eux, en effet, qui se chargent des tâches de conception, d’organisation et de contrôle au sein des procès de travail qui sont au service direct ou indirect du capital. Ce sont donc les agents subalternes de la domination capitaliste » [4].

Les classes sociales sont également produites par l’action de certains de ses membres. Ces derniers peuvent, par un travail spécifique, développer une conscience de classe. Ils construisent à cette fin des organisations et des institutions (des syndicats, des partis politiques, des associations culturelles, etc.). Cette dynamique se construit au travers de luttes incessantes - tantôt sourdes et latentes, tantôt explicites et ouvertes - qu’elles se livrent entre elles. La lutte des classes apparait ainsi comme « les pratiques et les stratégies de transformation incessante des forces sociales, considérées dans leurs rapports de conditionnement réciproque et asymétrique » [5]. La lutte des classes peut être définie comme un « processus dialectique aussi en ce sens que, s’il contribue fondamentalement à faire advenir les classes sociales comme des sujets collectifs (c’est dans et par la lutte des classes que les classes sociales se rassemblent, s’organisent, s’unifient autour d’un projet politique et une vision du monde – en ce sens, pas de classes sans lutte des classes), il s’agit aussi inversement d’un processus qui peut, d’une part, décomposer les classes, en accentuant les clivages entre fractions et couches à l’intérieur d’elles et en favorisant l’autonomie éventuelle de ces dernières, d’autre part, composer les classes en des ensembles plus vastes, en suscitant des alliances entre différentes classes, fractions ou couches qui peuvent donner naissance à des blocs sociaux, sous la direction (hégémonie) de l’une d’entre elles, au sein desquelles ces derniers « fusionnent » pour partie entre elles. » [6]

Enfin, la lutte des classes est également déterminée par l’existence de l’Etat. Ce dernier apparaît comme un résultat de la lutte des classes. Ainsi, sous le capitalisme, les classes dominantes se sont constituées autour et à travers lui. C’est pourquoi on parle bien de nature de classe de l’Etat capitaliste. Ensuite, l’Etat retentit sur la lutte des classes et sur chacun de ses protagonistes, d’une manière spécifique, c’est-à-dire différente selon qu’il s’agit d’une classe – ou fraction de classe – dominante ou de classes dominées. Par exemple, les revenus des différentes classes sociales ne font pas l’objet de politiques fiscales identiques. Les prélèvements sur le Capital sont faibles ou inexistants dans nombre d’Etats capitalistes alors que les contributions indirectes y sont élevées et que, proportionnellement, les salariés participent de manière bien plus importante aux frais généraux de la société.

Quand on parle du fait que la gestion de la crise sanitaire est marquée par la nature de classe de l’État capitaliste, on fait donc référence au fait que les classes dominantes et dominées ont bien fait l’objet de traitement différenciés.

Les conditions de vie des classes sociales les plus précarisées, produites en grande partie par les politiques qui les encadrent, les placent au rang de premières victimes de la maladie et en meurent plus, « parce qu’ils sont sujets au plus grand nombre de facteurs de comorbidité, et parce qu’ils subissent les conditions de vie les plus difficiles : la précarité est un accélérateur majeur de la mortalité. » [7] Une étude publiée le 14 octobre par Solidaris constate, sur l’ensemble du territoire belge, une nette surmortalité au sein des classes populaires. Elle « établit que la mortalité a augmenté de 70 % de mars à mai, en comparaison de la même période sur les cinq années précédentes, pour les personnes qui bénéficient d’un tarif préférentiel pour la mutuelle, en raison de leur situation économique. Contre 45 % pour les autres, qui disposent de ressources plus élevées. » [8]

La nature de classe des politiques s’illustre par la manière dont elles produisent des inégalités sociales qui seront lourdes de conséquences dans l’exposition à des risques sociaux qui conduiront les populations les plus précarisées à cette surmortalité. Voyons comment cette logique s’est poursuivie dans les politiques sanitaires.

Préserver l’activité des secteurs productifs et précariser le travail

Première grande caractéristique de cette gestion de classe de la crise, c’est la volonté de maintenir, coûte que coûte, l’activité des secteurs productifs et de privilégier de simples recommandations à des mesures contraignantes de protection des travailleurs (celle notamment du « télétravail obligatoire partout où cela est possible » sic !). L’ambiguïté des mesures gouvernementales est centrale car, en ne voulant pas empiéter – ou très peu – sur les prérogatives patronales et sur le droit de propriété privée des moyens de production, nombre de salariés sont à la merci de différentes pratiques managériales de simulation de mises en œuvre de protections et/ou d’intimidation.

Un pouvoir qui n’a de cesse de vouloir mobiliser sa population à travailler dans des conditions plus précaires (contrats, horaires de travail, salaires, contrôle de la disponibilité des chômeurs, activation des malades, retraite à 67 ans, suppression des aménagements de fin de carrière, etc.) ne met pas entre parenthèse sa logique intrinsèque. La crise n’a pas provoqué une pause de la lutte des classes ! Elle a, une nouvelle fois, révélé toute la violence de la condition salariale. Notamment par le fait qu’elle met en lumière des activités essentielles qui sont précisément celles les moins rémunérées et qui sont accomplies par les groupes sociaux les plus précarisés (les femmes racisées, en particulier).

La crise sanitaire apparait également comme une opportunité pour que des législations promues par le patronat, mais vivement critiquées par le monde du travail et ses représentants, soient adoptées. L’État capitaliste révèle sa nature de classe en saisissant l’opportunité qui lui est donnée pour satisfaire les revendications de groupes qu’il privilégie. Cette stratégie est justifiée par la référence à un dogme capitaliste intangible résumé par Maurizio Vitullo comme suit : « Pour sortir de la crise, il faudra déréguler davantage la législation du travail et flexibiliser les conditions du travail. » [9]

Une autre donnée relative au monde du travail est constante. Elle révèle également la nature de classe de l’État capitaliste. Les informations en provenance du monde du travail sont lacunaires. Les données officielles disponibles sur l’épidémie de coronavirus ne font pas exception. Elles concernent, jusqu’à aujourd’hui, essentiellement les statistiques hospitalières : nombre de cas, confirmés, de malades hospitalisés, admis en réanimation, décédés et aussi les caractéristiques médicales des personnes : âge, sexe, comorbidités…

Sans information pertinente sur les inégalités socioprofessionnelles liées aux conditions de travail, on ne peut avoir une lecture pertinente des ravages causés par la pandémie. La communication journalière sur le nombre de morts conjuguée à cette invisibilité des conditions de travail dessine littéralement une forme d’ignorance organisée. Elle risque de conduire à anéantir l’esprit critique. Les données sont en effet d’une grande pauvreté : elles ne renseignent pas notamment les modes de contamination, les caractéristiques sociodémographiques (lieu de vie notamment logement, entourage familial...) et surtout socioprofessionnelles (métiers, modes de transports utilisés, etc.) des personnes atteintes.

Le gouvernement n’enregistre donc pas la profession des malades et des morts qui ont entre 20 et 64 ans. « C’est une décision politique aux conséquences létales. Il paraît évident que, dans cette tranche d’âge, l’absence de prévention sur les lieux de travail déterminent d’immenses inégalités sociales. Le simple fait de savoir quelle est la surmortalité des caissières, des infirmières, des livreurs de l’économie de plateforme, etc. permettrait de faire pression sur les autorités pour que des mesures sérieuses de prévention soient enfin adoptées au travail. » [10] Mais c’est loin d’être le cas aujourd’hui.

Pourtant, les échos qui nous sont parvenus du monde du travail durant le confinement et aux premières heures du déconfinement sont alarmants : peu ou pas de matériels de protection, sous-effectif chronique, explosion des heures supplémentaires dans certains secteurs, risque de faillites et menaces de licenciements collectifs, etc. L’information selon laquelle 75 % des entreprises contrôlées en Belgique entre le 23 mars et le 30 avril 2020 étaient en infraction sur les règles de précaution [11] n’a suscité que très peu de réactions dans le champ politique et médiatique. Avec un tel pourcentage, on aurait pu s’attendre à une vigilance renforcée au nom même de la lutte contre la propagation du coronavirus. Mais il n’en a rien été ! C’était, s’il en fallait une de plus, une alerte sur l’urgence à intégrer la santé au travail dans les politiques de santé. Sans quoi, de profondes inégalités de genre, de classe et d’origine sont perpétuées.

Néanmoins, avec plusieurs universités néerlandophones, une enquête permanente a été mise en place. Elles posent de bonnes questions en faisant appel à la population et à leurs connaissances. L’université d’Anvers a ainsi réalisé une grande enquête « Corona ». Il ressort « des données recueillies jusqu’ici que plus de la moitié des personnes ayant contracté le Covid-19 ont vraisemblablement été contaminées au travail. (…) Parmi celles qui pensent avoir été infectées au boulot, un grand nombre travaille dans le secteur des soins de santé. » [12] Que penser dès lors des propos de Pieter Timmermans, administrateur délégué de la FEB, qui affirmait le 30 avril « l’endroit où vous travaillez est peut-être le lieu le plus sûr pour ne pas être contaminé » [13] ?

Depuis des épisodes de déconfinement et de reconfinement se sont succédés. Des travailleurs témoignent des difficultés auxquelles ils font face et des dangers auxquels les confronte le cocktail explosif « risque sanitaire -sous-effectif - pressions managériales » [14].

Pour y voir un peu plus clair, on peut tenter de se baser sur les données partielles disponibles aujourd’hui (mais pas en Belgique [15]). Pour Laurent Vogel de l’Institut syndical européen : « on peut avancer l’hypothèse que le milieu de travail a été le principal facteur de contamination dans la population féminine entre 20 et 64 ans en raison de la très forte concentration des femmes dans les professions du « care ». On peut également faire l’hypothèse d’une distribution inégale de la morbidité et de la mortalité parmi les hommes en fonction de la catégorie professionnelle. » [16] Tout simplement parce que le télétravail n’est pas envisageable dans certaines professions. Mais aussi parce que les travailleuses et travailleurs domestiques, tout comme celles et ceux des plateformes capitalistes (Deliveroo, Uber, etc.), sont exclus de la législation sur la santé au travail. Et ne parlons pas non plus des travailleuses et des travailleurs sans-papiers plus que jamais plongé dans la précarité !

Les données éparses qui commencent à être réunies convergent sur deux points « Dans la classe d’âge 20-64 ans, les conditions de travail ont joué un rôle de premier plan. Elles ont évidemment joué un rôle indirect sur les autres classes d’âge. Toute personne contaminée en raison de ses conditions de travail est susceptible d’en contaminer d’autres, plus âgées ou plus jeunes. Les taux très élevés de mortalité des personnes âgées dans les maisons de repos ne dépendent pas uniquement des facteurs de fragilité biomédicale dans cette classe d’âge. Ils ont vraisemblablement un lien avec les conditions de travail très dégradées avant même l’apparition du Covid-19 dans ce secteur. De même, certains facteurs de fragilité que les experts en santé publique tendent à considérer comme individuels (maladies chroniques, principalement) sont fortement corrélés avec les conditions de travail qui peuvent jouer de manière immédiate et, plus encore, tout au long de la vie professionnelle. » [17]

La Covid-19 comme risque sanitaire apparaît avec force en Espagne où, « d’après l’Instituto Carlos III, (…) : le bilan établit au début du mois de mai indique que 7.482 hommes et 23.178 femmes ont été contaminés par l’absence de prévention efficace dans le personnel de la santé. Cela représente 76% de femmes. » [18]

Dans les conseils nationaux de sécurité tout comme dans les comités de concertation qui leur ont succédé, une place peu importante est réservée aux dispositions à prendre dans les entreprises. Les employeurs ont été appelés à prendre les mesures nécessaires. Issu de la concertation, un guide générique a été élaboré. Mais les injonctions qui y sont données - si elles peuvent parfois elles-mêmes poser question - ne tiennent pas nécessairement compte de conditions de travail largement dégradées sur de nombreux lieux de travail. En outre, de nombreux salariés n’ont pas accès à une représentation syndicale. Par conséquent, l’appel à la responsabilité patronale paraît bien mince pour assurer la santé et la sécurité. Depuis quand un appel à la responsabilité patronale est automatiquement suivi d’effets ? Les salariés et leurs représentants font plutôt l’expérience que, sans action collective autonome de leurs parts, , il ne peut y avoir d’amélioration durable et de protections effectives.

Le monde du travail semble inséré dans une logique infernale. De nouveaux dispositifs sont expérimentés à grande échelle : télétravail, technologies numériques, etc. alors que précisément l’atomisation des collectifs de travail rend plus problématique la construction de résistances collectives. Au travers de la gestion de la crise sanitaire se joue également la façon dont les classes sociales et leurs relations sont constamment en voie de transformation.

Maintenir l’austérité et la managérialisation des soins de santé

La crise sanitaire apparait davantage comme le résultat d’un sous-financement des soins de santé (lits d’hôpitaux, manque de personnel, manque de moyens) que comme le produit direct de la propagation du virus. Les mesures de confinement visent à éviter que les services hospitaliers ne soient débordés par le nombre de malades hospitalisés, particulièrement au sein des soins intensifs. Or, ce nombre de lits et l’encadrement requis ont été drastiquement réduits depuis plus de 20 ans en raison de choix politiques.

Comme le note le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, « une épidémie ne relève pas seulement de la fatalité naturelle, dont les propriétés intrinsèques du virus SARSCOV-2 décideraient de l’allure ; elle implique un certain rapport entre le taux de prévalence de la maladie à un instant donné et les capacités d’absorption du système de soins. En d’autres termes, sa gravité est une construction sociale, ce qui ne retire rien à sa sinistre réalité. L’ampleur prise par l’épidémie, irréductible aux seules données biologiques, ne prend sens que dans sa relation avec un ensemble d’institutions et de pratiques qui, par l’impuissance où elles furent d’en absorber le choc, lui ont conféré son allure proprement catastrophique : la réalité de cette épidémie n’eut pas la densité d’une chose, mais la consistance d’un rapport, ou d’une disproportion, entre l’événement et les structures (sanitaires, politiques, économiques, etc.) où il s’inscrit. » [19]

Cette logique perdure dans la gestion de la crise sanitaire. La deuxième vague a été maintes fois évoquées. Une fois que celle-ci se révèle avec acuité, on peut dresser la liste des défauts de prévoyance politiques.

Les investissements dans les soins de santé ne sont pas à la hauteur des besoins. Le personnel est épuisé par des mois de surcharge de travail et des années d’organisation du travail en sous-effectif. Les appels à l’aide se traduisent par le recours au bénévolat plutôt que par la création de nouveaux emplois. La possibilité pour du personnel non formé de prodiguer des soins a été fortement envisagée mais a rencontré des résistances pour ne pas être mise en pratique.

Le statut subalterne des métiers – essentiellement féminins – y est maintenu. Dans le secteur des soins de santé, de nombreuses mobilisations ont été développées par les salariés eux-mêmes. Un lien est établi, par nombre de professionnels de la santé, entre réduction des effectifs et généralisation de nouvelles méthodes de management introduites par des sociétés de consultance plus formées à l’intensification du travail et à la chasse aux temps morts qu’aux principes organisationnels que nécessiteraient une politique de santé publique démocratique et sociale.

Depuis longtemps, l’introduction et la généralisation de procédures managériales est source de critiques, notamment chez les soignants, loués pour leurs engagements et leurs déterminations dans la crise sanitaire, mais dont les appels au renforcement des moyens alloués au système de santé, à l’amélioration des conditions de travail et à ne pas faire de l’hôpital une entreprise capitaliste ont été méprisés depuis de nombreuses années.

Les formes de management et les procédures qu’elles introduisent prennent part à une logique d’intensification du travail. Placé en sous-effectif, c’est la qualité même du travail accompli qui tend à se dégrader. Aucun examen critique de ces modèles managériaux n’est à l’ordre du jour. Les multinationales de la consultance sont toujours appelées à guider, par leurs évaluations, les performances des institutions et des politiques publiques. Cette pratique contribue à la confiscation du débat démocratique sur les politiques de santé et à leur privatisation progressive.

Le gouvernement fédéral a même tenté de renforcer le statut subalterne des soignantes. En pleine première vague, des arrêtés royaux prévoyant la réquisition du personnel hospitalier ont été pris. Des mobilisations ont permis leur retrait. Le secteur les a en effet très mal accueillis. Les infirmières estimaient avoir fourni assez d’efforts et s’être montrées suffisamment disponibles.

Le personnel des soins de santé réclame, depuis plusieurs années, une revalorisation salariale de la profession, une solution structurelle à la pénurie de personnel et au sous-financement des soins de santé. Les avancées restent à ce jour bien timides. Elles sont bien en-deçà de ce qui permettrait de rendre les hôpitaux aux soignants et aux populations. Ils s’accompagnent d’appel aux dons et à la charité là où des politiques de redistribution des richesses manquent cruellement.

Les politiques d’austérité néolibérales ont contribué à fortement limiter les moyens alloués notamment aux soins de santé. L’offensive porte sur les éléments socialisés du salaire (les cotisations sociales) qui permettent l’organisation de systèmes de protection sociale. En s’attaquant aux salaires (saut d’index, norme salariale, mépris du travail du « care » généralement féminin, etc.), les gouvernements néolibéraux ont démontré leurs logiques de classe : réduire « les coûts de reproduction de la force de travail » et ouvrir au capital de « nouveaux terrains de jeux » pour satisfaire sa soif d’accumulation.

Stimuler un sentiment d’unité nationale

Monde patronal, médias dominants, hommes et femmes politiques n’ont cessé d’en appeler aux Belges et à l’effort national. Ces appels patriotiques ne sont pas un hasard. Quand le gouvernement est confronté à sa propre incurie, le « package » nationaliste est souvent appelé à la rescousse… Comment la souffrance au travail est devenue la « souffrance des Belges » ! Ou comment une violence de classe devient une épreuve nationale …

La crise sanitaire est aggravée par les violences produites par les politiques néolibérales. Pour les propagandistes de ce nationalisme, elle devenait une épreuve nationale qui nécessitait une mobilisation patriotique. Celle-ci ignore les rapports sociaux d’exploitation, de domination et d’aliénation qui divise la société. Elle s’accompagne au contraire d’un récit dans lequel une population présentée comme homogène fait face à un ennemi extérieur.

Tous les dirigeants se sont d’ailleurs regroupés autour de leur État national. Ils se sont disputés des stocks de masques qui ne leur étaient pas destinés et ont mobilisé une logique de préférence nationale. Les sans-papiers sont bien évidemment parmi les grands absents de ces récits. Indésirables, ils font tache pour déployer en toute quiétude le grand récit national. Pourtant, ils sont eux aussi confrontés aux risques sanitaires. Seul le Portugal s’est illustré en régularisant – certes temporairement – les sans-papiers. Selon cette mesure, il était demandé «  aux immigrés de produire le document de demande de régularisation pour s’adresser aux services publics de santé, pour signer un contrat de travail, ouvrir un compte courant ou encore demander l’allocation prévue en cas de suspension du contrat de travail. » [20] Ils pouvaient aussi réclamer l’allocation extraordinaire destinée aux travailleurs qui devaient rester chez eux pour s’occuper de leurs enfants et de leurs parents. Les mêmes droits leur étaient accordés.

Mais cet exemple n’a pas été suivi. Alors que des gouvernements ont dit ne vouloir « laisser personne sur le carreau », des dizaines de milliers d’êtres humains en Belgique et des millions en Europe n’ont pu avoir directement accès aux systèmes de soins et aux mesures exceptionnelles prises durant la crise sanitaire. La permanence des idéologies d’extrême droite et leurs influences dans l’institutionnalisation du racisme ont stimulé ce nationalisme et l’exclusion d’une humanité produite comme indésirable condamnée aux routes migratoires mortelles et à l’arbitraire de législations qui bafouent les droits les plus élémentaires.

Ce nationalisme s’est accompagné d’une offensive pour tenter de restaurer la légitimité des institutions et des organisations politiques à leur tête. Alors que les dirigeants en présence avaient pris pour cible les politiques de santé, ils s’improvisaient gardiens d’un système de soins, au chevet du personnel qu’ils n’avaient cessé de mépriser et en appelaient aux dons et à la charité pour des secteurs qui souffraient des politiques d’austérité qu’ils avaient eux-mêmes menées. Cette restauration s’est accompagnée d’un renforcement autoritaire de l’Etat : pouvoirs spéciaux, recours à l’armée, banalisation du contrôle social, etc.

Les mesures sanitaires (confinement, fermetures des cafés et restaurants, des clubs sportifs, etc.) se sont appuyées sur ce discours qui fait appel au patriotisme, à la responsabilité collective et à la solidarité. Mais la classe sociale, le genre, l’espace géographique à laquelle les individus sont rattachés les ont amenés à vivre une toute autre expérience de la crise sanitaire et à y être confrontés de manière fortement différenciée. Cette hiérarchisation sociale est également ignorée dans les appels réguliers des autorités politiques et sanitaires à la responsabilité individuelle et à la discipline sanitaire.

La dépolitisation

L’urgence, bien que réelle, a bon dos. C’est en son nom que les dirigeants ont écarté tout débat de fond sur le financement de la sécurité sociale et sur le caractère politique de la gestion de la crise sanitaire. Cette dernière serait au contraire dictée par la science en ignorant que celle-ci est le théâtre de controverses entre des courants qui se disputent sur des interprétations contradictoires et sur les fondements de leur propre discipline.

Cette dépolitisation accompagne une tendance néomanagériale qui recourt tantôt à la science tantôt à la rhétorique technique et gestionnaire pour transformer des questions politiques en questions techniques. Ce néolibéralisme comme rationalité politique met en cause les fondements de la démocratie libérale. La politique est réduite à la gouvernance, c’est-à-dire à des gouvernements qui gèrent, à l’aide de techniques de gestion, des questions politiques dépolitisées. Cette rationalité met pour critère qui fonde le jugement : l’efficacité économique. L’État cesse d’incarner la souveraineté du peuple et devient élément d’un système où se traitent des affaires. « C’est par cette rationalité néolibérale que les droits, l’accès à l’information, la clarté et la responsabilité du gouvernement, le respect des procédures sont facilement tournés ou mis de côté. (…) La rationalité néolibérale façonne chaque être humain, chaque institution, y compris l’État constitutionnel, sur le modèle de l’entreprise, et remplace les principes démocratiques par ceux de la conduite des affaires dans toute la vie politique et sociale. » [21] Le néolibéralisme a mis en miettes la substance politique de la démocratie et s’en est approprié l’expression. Exemple parmi tant d’autres, l’introduction des méthodes de management dans la fonction publique avec, notamment, le Plan Copernic initié par le gouvernement Verhofstadt Ier (1999-2003). Avec celui-ci, « Le Gouvernement souhaite transformer l’autorité fédérale en une organisation moderne, orientée vers le client » [22]. Si « l’administration publique n’est pas une entreprise commerciale », il est stipulé que l’ « autorité doit faire aussi bien qu’une entreprise », que « tous les collaborateurs seront jugés comme ils le sont dans une entreprise : ce qui compte, ce sont les résultats » [23].

Aujourd’hui, c’est en managers du « capital santé » que les gouvernements s’adressent aux populations. Les yeux rivés sur les scores et les indicateurs de performance, ils enjoignent la population à se comporter raisonnablement en faisant fi des rapports sociaux qui les contraint. Est-ce un manque de civisme si des salariés contaminés par la Covid-19 continuent à se rendre sur leurs lieux de travail car ils ont la certitude qu’en remettant un certificat ils se condamnent à des représailles pouvant les mener à la perte de leur emploi ? Est-ce de l’insouciance sanitaire si des travailleurs sociaux ont poursuivi l’aide et l’accompagnement des populations qu’ils rencontrent pour ne pas qu’elles soient livrées à elle-même et assignées à l’isolement complet ? Postuler la responsabilité individuelle de chacun, c’est en fait révéler des défaillances majeures des politiques de santé publique.

Les personnes touchées

Préserver l’activité des secteurs productifs, précariser le travail, maintenir l’austérité et la managérialisation des soins de santé, stimuler un sentiment d’unité nationale, dépolitiser les choix politiques dans la gestion de la crise sanitaire sont autant de pratiques des gouvernements qui révèlent leurs caractères de classe et les idéologies qui les justifient.

Dans chacun de ces actes se révèlent l’action de l’État au sein de la lutte des classes par temps de crise sanitaire. Ce contenu de classe est aujourd’hui nié au nom du dogme néolibéral qui, tel Margaret Thatcher, considère qu’il n’y a pas de société mais que des individus. La première ministre britannique déclarait en effet : « Et qui est la société ? Cela n’existe pas ! Il n’y a que des individus, hommes et femmes, et des familles." [24] La crise sanitaire contredit en tout point une telle affirmation et révèle au contraire – s’il en était besoin – notre interdépendance avec les êtres humains, mais plus généralement avec le vivant et le milieu de vie.

C’est précisément en période de crise que le contenu de classe de l’État tend à apparaître au grand jour. Quels sont les techniques que les gouvernements ont mobilisé dans leur gestion de la crise sanitaire et qui ont perpétué leurs dominations alors que celle-ci étaient fragilisées ? Comment penser d’autres approches qui entendraient soutenir les populations dans une reconquête de leurs droits sociaux, politiques, culturels, économiques ? C’est au travers de l’analyse du néolibéralisme sanitaire et des techniques qu’il mobilise que ces questions seront reprises. (à suivre)

 


Cet article a paru sur le site du Cepag le 26 novembre 2020

 


Pour citer cet article, Nicolas Latteur, « Capitalisme et pouvoir politique en temps de pandémie », Éconosphères, décembre 2020.