Les décisions des gouvernements prises pendant cette séquence ouverte par la pandémie de la Covid-19 sont énoncées au nom de l’urgence sanitaire et des impérieuses nécessités qu’elle imposerait. Cette posture rend plus difficile une nécessaire confrontation sur le caractère politique des choix posés et sur la possibilité d’autres orientations. Dans ces séries de textes, certaines des questions que suscitent les pratiques des gouvernements occidentaux sont posées et des alternatives sont explorées.

La crise sanitaire met plus que jamais à l’avant-plan la nécessité d’une transformation radicale – sociale et écologique – de la société. Elle s’avère indispensable à l’heure où la pandémie dépasse le stade d’avertissement et semble nous plonger dans l’ère des catastrophes.

Comment penser cette transformation radicale fortement souhaitable alors que les forces pour l’accomplir semblent désespérément trop minces ? Ce texte n’a évidemment pas l’ambition de traiter de l’ensemble de la question. Il tente un petit tour d’horizon de différentes réflexions et de différents débats en cours. Il propose de les explorer et d’y déceler des ouvertures mais aussi d’éventuels pièges ou contradictions. L’enjeu étant de s’approprier des questions stratégiques pour le changement social et écologique.

Le visage contemporain du néolibéralisme et les impasses dans lesquelles il est structurellement enfermé seront tout d’abord abordés. Car c’est de cette donnée dont nous partons et du fait que les forces sociales et politiques dominantes tenteront sa perpétuation et son adaptation. C’est dans ce contexte que sera pensée la possibilité de politiques alternatives. Peut-on envisager ou considérer comme souhaitable un nouveau compromis social-démocrate ? L’État peut-il devenir, entre les mains d’autres acteurs politiques et sociaux, un instrument de transformation sociale ? Quels rôles l’action collective et les mouvements sociaux peuvent-ils jouer ? Sous quelles formes ?

Le néolibéralisme grippé

Pourrions-nous imaginer un renouveau du néolibéralisme ? Pourrait-il apprendre de ses erreurs ? Outre le fait que l’on peine à imaginer une énième promesse de moralisation du capitalisme qui offrirait à tous ses pécheurs la rédemption, ce scénario butterait nécessairement sur la dynamique du capitalisme contemporain.

En effet, le capitalisme néolibéral est sans arrêt confronté à une tendance lourde : le ralentissement des gains de productivité. La révolution numérique, les investissements dans les pays émergents (Chine, Brésil, Russie, Inde, etc.), l’offensive sur les droits sociaux ou l’opportunité d’un « capitalisme vert » n’ont pas permis de les rétablir.

En ce qui concerne les promesses du numérique, l’économiste Michel Husson note que « La robotisation ou l’automatisation peuvent évidemment engendrer des gains de productivité dans l’industrie et dans une partie des services. Mais les innovations nécessitent des investissements, et ceux-ci doivent satisfaire le critère d’une rentabilité élevée. Et surtout, l’automatisation conduit à une remise en cause de la cohérence des sociétés (chômage de masse, polarisation entre emplois qualifiés et petits boulots, etc.) et aggravent une contrainte essentielle, celle de la « réalisation ». Il faut en effet que les débouchés existent et on retombe ici sur la contradiction fondamentale de l’automatisation : qui va acheter les marchandises produites par des robots ? » [1]

Durant les deux décennies précédant la crise de 2007-2008, ce ralentissement de la productivité n’était pas homogène. Les gains de productivité avaient accéléré dans les pays dits « émergents », alors qu’ils ralentissaient dans les « vieux » pays capitalistes. « On pouvait donc considérer que les émergents allaient prendre le relais et donner un nouveau souffle au capitalisme pris dans son ensemble. Mais plusieurs facteurs permettent de dire que la relève tend, elle aussi, à s’épuiser. Le rythme du commerce mondial s’est ralenti, traduisant un début de repli de la mondialisation productive. Le ralentissement au Nord affaiblit les modèles exportateurs du Sud. Le phénomène de l’émergence est donc en train de se tarir, et la chute du prix des matières premières, les mouvements erratiques de capitaux et des taux de change ont fragilisé nombre de pays émergents. » [2]

En ce qui concerne des éventuelles opportunités d’un rétablissement de la productivité par la « révolution verte », elle tient davantage du mirage ou de l’illusion : « L’obtention d’un taux de profit potentiellement élevé est une condition nécessaire mais non suffisante de la mise en place d’un régime d’accumulation cohérent. Il faut encore que la structure de la demande soit adéquate. Se pose alors la question de la reproduction : comment écouler la production verte ? Le profit doit en effet être réalisé, autrement dit la production doit être vendue. L’« ordre productif » associé à une nouvelle phase expansive doit également traiter cette question des débouchés. Sur ce point, le capitalisme vert ne peut qu’enregistrer des difficultés supplémentaires. Du côté de la demande, la volonté de maintenir le taux de profit par un ajustement sur les salaires, va tendre à rétrécir relativement la demande salariale disponible. Du côté de l’offre, sa composition va changer, au moins transitoirement, dans le sens d’une croissance plus rapide de la section « verte » des moyens de production qui devrait trouver des débouchés dans les investissements verts réalisés par les autres branches. Un tel schéma où l’on assiste à une auto-croissance de la « section I » n’est pas indéfiniment viable, et on retrouve ici le risque que la croissance du capital fixe vienne peser sur la rentabilité. » [3]

L’hypothèse du capitalisme vert suppose un « choc exogène » brutal qui viendrait fortement bouleverser la configuration actuelle du capitalisme. « Elle suppose en outre l’existence d’une instance planétaire assurant un degré accru de centralisation et l’édiction de normes mondiales qui vont, encore une fois, à l’encontre de l’essence concurrentielle du mode de production capitaliste. Le capitalisme vert est donc un oxymore. L’hypothèse d’un tel régime d’accumulation repose sur une mauvaise compréhension des lois du capitalisme et sur une surestimation de sa capacité à faire face de manière rationnelle aux défis environnementaux. » [4]

Pourquoi ne pas imaginer cependant une relative relocalisation de la production ? Une fiscalité plus progressive ? Une finance quelque peu encadrée ? Après tout, le néolibéralisme n’est pas réfractaire à l’intervention de l’Etat dans la vie économique, bien au contraire. Ne peut-on imaginer qu’il reprenne une part plus importante de prérogatives en matière d’organisation et de planification de l’activité économique ?

Même de timides tentatives dans cette direction n’empêcheront pas le néolibéralisme de se heurter à ses propres contradictions. En relocalisant la production (des masques, par exemple, comme cela avait été suggéré), il sera confronté à l’augmentation des coûts de production et la tendance lourde au ralentissement de la productivité viendra le miner de l’intérieur. En développant des politiques fiscales progressives, il portera atteinte à la concurrence fiscale qui tend à préserver la rentabilité des capitaux. En tentant d’encadrer la finance, il portera atteinte à ce que le capital a construit pour préserver d’importants profits et pour pallier à cette tendance structurelle de ralentissement de la productivité. Toutes ces politiques se heurteraient aux intérêts des classes dominantes que les gouvernements des Etats capitalistes entendent protéger et attirer sur leur territoire.

Reste que ces politiques sont aujourd’hui minées par un déficit de légitimité. Que ce dernier risque de s’aggraver une fois que le dogme de l’austérité réapparaitra pour faire payer la note de la crise sanitaire et des autres crises. D’importantes mobilisations sociales (des gilets jaunes, du mouvement syndical, des mouvements écologistes, etc.) et l’expérience de la crise sanitaire viennent compromettre la perpétuation d’un tel néolibéralisme. Si bien que ces gouvernements pourraient davantage s’orienter vers des formes de nationalisme autoritaire en empruntant à l’extrême droite, et/ou en s’associant avec elle, pour mener des politiques liberticides qui prendraient pour cible le monde du travail et en particulier les catégories les plus précarisées : celles et ceux désignés comme non-nationaux, etc.

A cet égard, la crise sanitaire est riche d’enseignements. Chacun peut imaginer la réponse qu’apporterait des dirigeants d’Etats capitalistes face à la crise climatique une fois qu’il sera devenu incontournable d’agir. Pour l’environnementaliste Daniel Tanuro, « Les possédant·e·s tenteront de se sauver, de sauver leurs privilèges et de sauver leur système à tout prix, sur le dos des pauvres, en s’entre-dévorant. Pour détourner l’attention de leur responsabilité, iels exciteront le nationalisme, le racisme, le machisme et désigneront des boucs émissaires. Pour diminuer le réchauffement, ils recourront au nucléaire, à la géoingénierie ou à d’autres technologies dangereuses pour l’humanité – mais intéressantes pour le capital. » [5] Ils risques d’invoquer l’urgence et d’appeler aux dons les populations alors qu’ils auront organiser la dégradation des services publics. « Déclarant la mobilisation générale, ils utiliseront leur appareil d’Etat pour imposer aux populations des règlements dont ils vérifieront l’application par des technologies intrusives. Au nom de la nécessité scientifique, la biopolitique montrera ouvertement son caractère dictatorial. Elle pourrait même prendre la forme d’un biofascisme car le capitalisme ne se résoudra jamais à produire moins, transporter moins et partager plus ; or, si l’on refuse cette solution de bon sens, la disparition d’une bonne partie de la population mondiale apparaîtra en définitive comme le seul moyen de « résoudre » la contradiction entre l’infinitude de l’accumulation du capital et la finitude de la planète… » [6]

Quels scénarios de résistance peut-on envisager ? Un nouveau compromis social-démocrate – au cœur de nombre de propositions visant à la redistribution des richesses et à un Green New Deal – serait-il envisageable ?

Un nouveau compromis social-démocrate ?

Est-ce que des rapports de force transformés permettraient l’institution d’un nouveau compromis dans lequel les instruments de la puissance publique seraient réorientés vers des politiques sociales et écologiques ?

Dans un tel cadre, « On aurait affaire à un autre compromis de classe, beaucoup plus équilibré celui-là, et fondé sur la reconnaissance d’un conflit entre capital et travail. Il aboutirait à une redistribution de richesses et de pouvoir en direction du second, tout en soumettant le premier à des normes d’intérêt général, écologiques notamment. À la tête de l’État et dans les firmes, des « dirigeants-compétents » raisonnables tiendraient en respect l’avidité des détenteurs de capitaux et de leurs fondés de pouvoir, sans remettre en cause le capitalisme en tant que tel. » [7]

Cette séquence historique a été essentiellement l’œuvre des partis sociaux-démocrates en Europe de l’Ouest. Ces derniers avant d’être majoritairement converti au « blairisme » et à la « troisième voie » [8] ont soutenu des réformes qui ont institué des systèmes de protection sociale, des relations collectives de travail et des services publics. Certes, pour se reproduire, elle nécessiterait de fortes mobilisations sociales à la hauteur de ce que le mouvement ouvrier a pu construire. Mais le climat social et politique pourrait enrichir cette contestation sociale déjà bien vivante même si elle s’est atténuée depuis le début de la pandémie.

Ce scénario est défendu par nombre de mouvements – notamment certains mouvements syndicaux – qui y voient une opportunité pour une contre-offensive qui inverserait les rapports de forces et permettrait de construire de nouvelles politiques de redistribution des richesses et d’utiliser la puissance publique pour engager la transition vers une économie bas carbone. C’est en ce sens qu’une partie de la gauche américaine défend un Green New Deal qui associerait des protections sociales fortes et des politiques écologiques conséquentes [9].

Est-il réalisable ? Pour y répondre, il faut poser la question de l’échelle nécessaire pour qu’un tel scénario soit envisagé. Peut-on imaginer, à l’ère de la mondialisation, un compromis social-démocrate renouvelé dans un seul pays ? Il sera probablement nécessaire que des coalitions entre Régions et Etats émergent et qu’elles rompent avec les traités budgétaires européens qui sanctionneraient directement de telles initiatives politiques. Comment, dès lors, construire cette rupture par le fait accompli ou par la construction précaire et patiente de nouvelles coalitions ?

Il faut ensuite mesurer les capacités des adversaires de telles réformes. On imaginerait mal que la finance capitaliste et ses fidèles alliés jettent l’éponge. Au contraire, « L’ordre propriétaire-capitaliste n’a jamais reculé à la perspective de la répression sanglante et de la guerre sauvage quand il s’est senti en péril. L’histoire nous a plus qu’abondamment montré de quoi il était capable, où il plaçait les enjeux, et quels moyens il n’hésitait pas à se donner. Ce sont les dominants qui fixent le niveau de la violence et règlent les intensités de la tragédie de l’histoire. Le nombre, en sa puissance écrasante, affirmative et dissuasive, est le seul antidote au déchaînement. » [10]

Ainsi, toute politique progressiste devra se mesurer avec les tentatives de destruction qui lui feront face. Elle devra considérer comment échapper à la pression permanente des marchés de capitaux, duquel les Etats se sont rendus dépendants au cours de leur restructuration néolibérale. Un tel gouvernement ferait donc face à la grève de l’investissement, du crédit et à la grève de l’embauche, à des pressions sur les taux d’intérêt de la dette publique pour le mettre à genoux. Il serait confronté à une menace d’attaque terroriste massive du capital sur l’ensemble du corps social. C’est pourquoi les questions de l’échelle et des mouvements qui porteraient de telles réformes sont centrales.

L’obtention de réformes progressistes plutôt qu’un renversement du capitalisme en tant que tel peut paraître plus envisageable et plus accessible. Reste que ce scénario bute également sur la tendance structurelle du capitalisme contemporain, à savoir le ralentissement de la productivité. Y aurait-il suffisamment de richesses produites pour conduire une telle configuration ? D’autre part, la transition écologique engagée serait-elle suffisante ? Le sociologue Alain Bihr considère que cette perspective réformiste soulève également la question « de ses conditions de possibilité objectives, soit celle des obstacles et limites auxquelles sa réalisation se heurterait dans l’état actuel du mode capitaliste de production » [11].

Confronté au ralentissement de la productivité évoqué plus haut, « les gains de productivité ne seraient sans doute plus suffisants pour financer à la fois la valorisation du capital (via les profits), la hausse des salaires réels et la hausse des dépenses publiques en faveur d’un vaste programme d’investissement à but social et écologique. En somme, il existe une sorte de triangle d’incompatibilité entre ces trois objectifs. D’autre part, si un Green New Deal est en mesure d’atténuer les effets écologiquement désastreux de la poursuite d’une accumulation du capital débridée, de freiner par conséquent la dynamique de la catastrophe écologique globale engendrée par cette dernière, il est parfaitement incapable de résoudre la contradiction entre la nécessaire reproduction élargie du capital (son accumulation), qui ne connaît pas de limite, et les limites de l’écosystème planétaire. Pour le dire autrement et plus simplement, il peut y avoir des capitaux verts mais pas de capitalisme vert. » [12]

Capitalisme et réformisme auraient-ils atteints leurs limites ? Du moins, la dynamique des transformations sociales ne saurait s’arrêter à un tel programme sous peine de replonger dans une impasse à moyen terme. Car, fondamentalement, les conditions historiques qui ont rendu possibles le compromis social-démocrate ne sont plus réunies. La classe capitaliste n’a plus foncièrement intérêt à s’engager dans des compromis nationaux avec le monde du travail. « A partir du moment où la carte des États et celle des capitaux sont de plus en plus disjointes, il faut penser autrement les relations qu’ils entretiennent. Certes, les liens privilégiés entre telle multinationale et « son État » n’ont évidemment pas disparu et l’État cherchera à défendre les intérêts de ses industries nationales. La prise de distance vient plutôt du fait que les grandes entreprises ont le marché mondial comme horizon et que l’une des sources de leur rentabilité réside dans la possibilité d’organiser la production à l’échelle mondiale de manière à minimiser leurs coûts et à localiser leurs profits dans les paradis fiscaux. Elles n’ont aucune contrainte les forçant à recourir à l’emploi domestique, et leurs débouchés sont en grande partie déconnectés de la conjoncture nationale de leur port d’attache. Cela veut dire que la faible croissance du marché intérieur d’un pays est supportable pour les entreprises de ce pays, à partir du moment où elles disposent de débouchés alternatifs sur le marché mondial. » [13] Ensuite, les stratégies d’accumulation du modèle fordiste se sont épuisées et il serait vain de vouloir les réanimer, notamment par le caractère productiviste et écocidaire dont il procédait. Enfin, le contexte géopolitique s’est profondément transformé « avec la disparition du bloc communiste rival qui poussait le camp euro-atlantique à assurer un bien-être relativement partagé. » [14]

De plus, le réformisme social-démocrate « se fonde sur l’idée que nous avons le temps avec nous. Il faut pour cela avoir tout le temps devant nous. On peut alors aller lentement vers la société juste, pas à pas, sans avoir à attaquer l’ennemi de classe ni à briser son pouvoir ; il lui échappera goutte à goutte. » [15] Mais à l’ère des catastrophes, le temps pour rétablir une trajectoire écologique est compté.

Dès lors, quels scénarios de dépassement/renversement du capitalisme peut-on envisager ?

Conquérir le pouvoir et réorienter la puissance publique

A considérer que la défection générale n’est pas une politique et que la transformation politique et sociale est une question macrosociale, on ne peut se désintéresser de l’Etat. Comment réorienter ce pouvoir politique ? Question centrale pour le mouvement ouvrier sur laquelle différents courants se sont fortement opposés. Question urgente à réexplorer que de nombreux mouvements sociaux ont évité ces dernières décennies [16].

L’économiste Frédéric Lordon s’empare de cette problématique. Il considère que l’Etat est « une puissance macroscopique a priori distincte du capital » [17]. Cependant, cette distinction de principe « est largement effacée du fait que, dans le capitalisme, l’Etat est l’Etat du capital, en tout cas qu’il est tout sauf l’outil neutre que se représentent les approches instrumentales. » [18] Tout en rappelant l’offensive de la finance et des forces hostiles à toute politique de mise au pas, Frédéric Lordon envisage comment un tel Etat pourrait faire sécession du capitalisme.

En premier lieu, il devrait « arraisonner ce qui, laissé en l’état, le mettrait en échec à coup sûr, à savoir la finance et l’euro. » [19] Ce qui signifie se retirer des marchés de capitaux et réorganiser le financement du déficit sur des bases purement internes, c’est-à-dire par une mobilisation de l’épargne interne et un contrôle des banques qui la collecte. Cela signifie également de mettre un moratoire sur le service de la dette avant d’en dénoncer/annuler une partie ou la totalité.

Il faudrait ensuite sortir de l’euro. Les mesures précédentes constituent de toute façon des infractions majeures aux traités européens. Il faut prévoir le rôle de la Banque centrale européenne. Comme en Grèce avec le gouvernement Tsipras, elle va entrer en action pour mettre les banques nationales sous embargo de refinancement. A ce stade, il reste à ce gouvernement fictif deux solutions : « soit il s’affale, dépose les armes et organise la cosmétique de la reddition, Tsipras augmenté en quelque sorte, « démonstration » en vraie grandeur de ce que rompre avec la sagesse néolibérale « est impossible », condamnation pour des décennies de toute expérience de gauche ; soit il maintient, mais alors il doit faire le constat que l’énormité des forces adverses, mortelles, n’est plus accommodable dans le cadre des institutions de la vie « démocratique » ordinaire, dont il est précisément avéré en cette situation qu’elles n’ont rien de démocratique » [20].

Une telle expérience d’un gouvernement de gauche n’a le choix que de s’affaler ou de « passer dans un autre régime de l’affrontement – inévitablement commandé par la montée en intensité de ce dernier, montée dont le niveau est fixé par les forces du capital. » [21] Cet autre régime signifie des mesures qui sortent de l’ordinaire institutionnel : contrôle des capitaux, nationalisation des banques, expropriation des médias sous contrôle du capital car « on ne mène pas une politique qui suppose un soutien puissant de l’opinion dans des conditions d’adversité médiatique générale, maximale, déclarée, principielle. » [22]

Cet exercice de gouvernement fictif rejoint les propositions du géographe et environnementaliste Andreas Malm qui considère la nécessité d’une « pensée politique de l’intervention consciente » [23]. Comment en effet envisager autrement une politique qui s’empare de l’urgence écologique et sociale pour selon la formule de Daniel Tanuro « produire moins, consommer moins et partager plus. » [24]  ?

Comment arbitrer entre la pratique politique souhaitable – l’autogestion, la délibération démocratique – et les rapports de forces qui confrontent à la nécessité de s’organiser face aux adversaires et autres ennemis irréductibles de toute transformation sociale et écologique ? C’est cette donnée qui a déjà contraint nombre de mouvements politiques à s’éloigner de ses principes fondateurs sans garantie que le provisoire ne s’institue pas.

Conclusions : la transformation sociale et écologique par les mouvements sociaux


Il ne s’agit pas ici d’adhérer aveuglément à l’une des propositions développées dans le texte. Mais de renouer avec la question stratégique qui vise à transformer des revendications en politiques effectives et des luttes en conquêtes sociales.

Ces scénarios de gouvernement fictif et d’Etat d’exception engagé dans la transition écologique et sociale paraissent largement hors de portée aujourd’hui. Elle n’est au programme d’aucune force politique d’ampleur et elle nécessite de se réapproprier la question de la diversité des luttes, de leurs convergences et de l’autonomie des mouvements sociaux.
En ce sens, de telles politiques pourront émerger uniquement grâce au soutien populaire dont parle Frédéric Lordon. Une participation populaire est en effet indispensable et elle passe par le renforcement des mobilisations sociales et écologiques ainsi que par leurs traductions politiques.

Aujourd’hui, des brèches peuvent être construites. Les classes dominantes ont peur et sont fragilisées. Elles craignent que le Coronavirus et la gestion de la crise sanitaire n’entraîne des secteurs larges de la société dans le camp des révoltes populaires. Elles craignent la force et la créativité de mouvements tels que Black Lives Matter dont la dynamique participative et populaire illustre l’intelligence des mouvements de contestation sociale. Elles craignent que des mouvements tels que ceux qui ont porté le printemps arabe au début des années 2010 ou tels que le mouvement social chilien et libanais ne disputent les modalités d’exercice du pouvoir et ne revendiquent de nouveaux droits démocratiques. Elles craignent que le mouvement pour le climat ne vienne ouvrir la brèche d’un mouvement bien plus large et tentent de sonner ce qu’elles nomment avec condescendance la « fin de la récréation » alors que ces mobilisations leur rappellent qu’elles font partie du problème. Elles craignent que des brèches ouvertes au sein de sociétés en crise permettent aux mouvements ouvriers de rejoindre les mobilisations pour une transition écologique et sociale et que le chantage à l’emploi ne soit plus efficace pour le contenir.

Pour Daniel Tanuro, « la conclusion stratégique est dès lors assez claire : plutôt que de se précipiter pour applaudir l’éventualité d’un tournant basé sur les mythes du « capitalisme vert » et du « capitalisme social », redoublons d’efforts pour accroître ce qui fait bouger les possédants : leur crainte de nos révoltes. Refusons de transformer le respect des consignes sanitaires en unité nationale autour du capital. Nous sommes tous sur le même océan, oui, mais pas sur le même bateau : une minorité se prélasse sur des yachts, tandis que la majorité souque dans des barquettes, ou dérive sur des radeaux de fortune. Plutôt que tomber dans le piège d’un nouveau pacte social, renforçons nos luttes, organisons-les, radicalisons nos revendications. La première crise de l’Anthropocène exige une réponse globale – économique, sociale, écologique, féministe et décoloniale – à la hauteur du défi. Osons exiger ce qui est impossible dans le cadre capitaliste : le pain et les roses ; une vie de qualité et un environnement sain ; la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés, dans le respect prudent de la beauté du monde. » [25]

Reste que cette peur des classes dominantes ne la laisse pas sans réaction. La menace climatique se double de menaces d’une recrudescence des mouvements d’extrême droite. Au pouvoir dans certains pays (Pologne, Hongrie, Brésil, etc.), et en train de gagner en popularité dans de nombreuses autres régions du globe, ils constituent une menace frontale pour toute tentative de transformations sociales et écologistes radicales. Cultivant de manière dominante le climatosepticisme, l’extrême droite constitue également une menace pour les mesures de restriction des libertés fondamentales qu’elle tente d’imposer.

Aujourd’hui, le temps est compté. Le chemin reste pourtant encore long : il n’y a pas de pensée et de mouvement hégémonique qui combine projet de transformation sociale et écologique. Les mouvements politiques qui se réclament de l’écologie ne revendiquent pas une rupture avec le capitalisme. En outre, le poids culturel du néolibéralisme pèse pour redéfinir collectivement les besoins et s’emparer des communs. Il faudra pourtant, pour s’écarter des trajectoires cataclysmiques, une planification stricte dans laquelle certaines productions devront être abandonnées ou fortement diminuées et les finalités de l’activité productive redéfinies. Comme le notent les journalistes Romaric Godin et Fabien Escalona : « Trouver une voie de dépassement du capitalisme, sans tomber dans un rêve autarcique ni dans une dépendance aux logiques capitalistes extérieures, reste un défi central pour construire une solution politique viable aux impasses démocratiques, sociales et écologiques du moment. Cela suppose une diffusion de plus en plus large des idées écosocialistes au niveau mondial. Mais l’heure de ce dernier scénario pourrait alors sonner trop tard, lorsque des conditions dignes d’habitabilité de la Terre auront été excessivement compromises. » [26]

S’emparer de la question des stratégies de transformation sociale et rompre avec ce que la sociologue Monique Pinçon-Charlot [27] nommait le « marché de la contestation » apparait comme une première étape dans cette perspective [28].

 


Cet article a paru sur le site du Cepag le 3 décembre 2020

 


Pour citer cet article, Nicolas Latteur, « État, mouvements sociaux et transformations sociales », Éconosphères, février 2021.

Photo : You-for-Climate-06-03-20-Dominique Botte-Collectif Krasnyi

Notes

[1Michel Husson, Stagnation séculaire ou croissance numérique ?, Analyses et Documents Économiques n°122, juin 2016, hussonet.free.fr

[2Idem

[3Michel Husson, « Un capitalisme vert est-il possible ? », http://www.contretemps.eu/wp-content/uploads/Un-capitalisme-vert-est-il-possible-_-Michel-Husson.pdf

[4Idem

[5Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimistes ! Ecosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, p. 28-29.

[6Ibidem, p. 29.

[7Romaric Godin, Fabien Escalona, « Les quatre scénarios pour l’hégémonie politique du « monde d’après », Mediapart, 26 mai 2020.

[8Keith Dixon, Un digne héritier, Paris, Raisons d’agir, 2000.

[9Matt Huber, « Ecological Politics for the Working Class », https://jacobinmag.com/2019/10/ecological-politics-working-class-climate-change

[10Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Paris, La Fabrique, 2019, 188-189.

[11Alain Bihr, « Covid-19. Trois scénarios pour explorer le champ des possibles à l’horizon de la sortie de crise (II) », alencontre.org, 18 avril 2020.

[12Idem.

[13Michel Husson, Crises économiques et désordres mondiaux, septembre 2018, hussonet.free.fr

[14Romaric Godin, Fabien Escalona, « Les quatre scénarios pour l’hégémonie politique du « monde d’après », Mediapart, 26 mai 2020.

[15Andreas Malm, La chauve-souris et le capital, Paris, La Fabrique, 2020, p. 136-137.

[16Voir Daniel Bensaïd, La révolution sans prendre le pouvoir ? A propos de John Holloway, https://www.contretemps.eu/read-offline/21630/revolution-pouvoir-holloway-bensaid.pdf et John Holloway, Changer la société sans prendre le pouvoir, Syllepse, 2008.

[17Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Paris, La Fabrique, 2019, p. 172.

[18Ibidem, p. 172.

[19Ibidem, p. 177.

[20Ibidem, p. 178-179.

[21Ibidem, p. 180.

[22Ibidem, p. 180.

[23Andreas Malm, La chauve-souris et le capital, Paris, La Fabrique, 2020, p. 135.

[24Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimiste. Ecosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020.

[25Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimiste. Ecosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020, p. 33.

[26Romaric Godin, Fabien Escalona, « Les quatre scénarios pour l’hégémonie politique du « monde d’après », Mediapart, 26 mai 2020.

[28Quatrième et dernière note de cette série. C’est l’occasion pour moi de remercier Vanessa Amboldi, Anne-Marie Andrusyszyn, Didier Brissa, Laurent D’Altoe, Bruno Poncelet et Maurizio Vitullo pour leurs relectures et pour les échanges autour de ces textes.