La démarche qualité (DQ) est une technique managériale japonaise mise au point par Toyota [1]. Elle répond à un problème de croissance. Lorsque le marché ne peut plus augmenter, la seule manière de faire des bénéfices est de diminuer le coût de production. L’idée est de proposer au client un produit d’une Qualité Totale à un prix abordable. Il s’ensuit que pour y arriver, il faut optimaliser le travail. Toyota a alors invité ses travailleurs à se réaliser eux-mêmes en réalisant l’objectif de l’entreprise.
La DQ est sans conteste un mode de subjectivation. Le sujet (le travailleur) est invité à reprendre, en première personne et en son nom, le projet entrepreneurial. Il est amené à se réaliser en tant que personne singulière en le réalisant. Nous sommes loin de l’OST (organisation scientifique du travail). Les temps modernes sont passés. Le travailleur n’est plus un rouage de la machine, cet élément mécanique de la chaîne de production dont Chaplin a brossé le portrait. En accordant de l’attention à la personne, la DQ est une approche managériale plus complexe. En outre, parce qu’elle insiste aussi sur la dimension collective de l’entreprise, elle permet de dépasser les enjeux stratégiques intéressés et égoïstes des différents acteurs de terrain en valorisant les notions de confiance et de coopération. Alors pourquoi, les sciences humaines la critiquent-elles ? Pourquoi tant de travailleurs (dont les travailleurs sociaux) sombrent-ils dans le burn out ? Pourquoi les clients (dont les bénéficiaires) éprouvent-ils ce sentiment de n’être pas entendus ? S’agit-il simplement d’une résistance au changement ? Rien n’est moins sûr !
En fait, à y regarder de plus près, ce modèle n’est pas nouveau car il est éminemment religieux. Par religion, j’entends, ici, un dispositif organisateur du vivre-ensemble. La religion est un mode d’institution. C’est une (voire la) matrice de toutes les fabriques de l’homme [2]. Nous percevons la similitude entre religion et toyotisme. En tant que fabrique subjective, ces deux modèles demandent à leurs sujets de répondre d’eux-mêmes en se mettant perpétuellement en perspective avec l’idéal prescrit. L’histoire nous apprend que nos sociétés occidentales ne sont plus organisées par le religieux [3]. L’individualisme s’est opposé à ce pouvoir qui pousse aux aveux, à la culpabilité, à la honte et parfois au suicide. Et de dénoncer ce système qui mène à une soumission volontaire, à un contrôle des pensées, à un dressage des corps et des comportements [4]. Il est donc étonnant de constater que nous ne remettions pas en question la DQ.
Pour en saisir la raison, il faut en revenir précisément à cette critique de l’institution religieuse. En s’en délivrant, on a imaginé pouvoir se passer de toute fabrique de l’homme. Or cette idée est un leurre [5]. L’histoire montre que le modèle religieux s’est simplement laïcisé : on le retrouve dans le communisme, le fascisme et... le libéralisme. En fait, tout vécu collectif impose par lui-même une modalité subjectivante. L’oublier, c’est accepter d’être manipulé par ceux qui maîtrisent le langage. On ne peut ignorer que l’homme naît immature et inachevé et que c’est une fabrique de l’homme qui en fait un adulte. Il y va là d’un invariant anthropologique [6]. La question est la suivante : quel type de fabrique pour quel type d’homme ? Pour le dire autrement, quel type d’institution voulons-nous instituer ? S’interroger sur la DQ apparaît ainsi, une nécessité.
Comparons l’entreprise avec cette pratique religieuse de vie communautaire qu’est le monachisme. La raison du monachisme consiste en cette volonté de prendre distance avec le monde mondain, le divertissement au sens pascalien. Pour le moine, la vie ne se réduit pas à ce qui est visible et palpable. Il cherche à habiter ce mouvement de retrait et de réserve. Il n’y va pas uniquement d’un modèle chrétien. Nous connaissons nos monastères catholiques et orthodoxes. Nous nous souvenons des apophtegmes des Pères du désert et des Règles de Saint Benoît. Mais l’aspiration à vivre loin de l’agitation du monde se retrouve également en Orient. Le Japon possède ses dojos, l’Inde ses ashrams, le Tibet ses lamaseries, la Chine ses monastères taoïstes. Le retour à la simplicité et à la pauvreté n’est pas une spécificité de notre occident. Comme toute institution, le monachisme propose un mode de subjectivation. Le sujet (le moine) est invité à reprendre en première personne l’idéal communautaire. Il est donc amené à devenir lui (à se libérer de l’agitation du monde) en faisant sienne la raison du monachisme. L’Orient parle de vide médian, de satori, de pleine conscience. L’occident, de nuit, de rien, de négativité, de néant, d’inconnaissance. Pour le moine, il s’agit donc de mettre en place un dispositif qui lui permet de se retirer, plus ou moins et plus ou moins longtemps, de l’agitation du monde. On voit apparaître une temporalité scandée par des temps de prière et de méditation ainsi qu’une spatialité architecturale et esthétique organisée autour du vide. Le monastère est toutefois confronté à un paradoxe [7]. Pour sortir du monde, il faut qu’il subvienne lui-même à ses propres besoins. C’est ainsi qu’il va penser une économie idéale. Il s’agit d’optimaliser le temps de travail afin de le réduire au profit du temps de retrait. L’efficacité et l’efficience se nouent au principe d’effectivité. Il s’agit de rendre effective la raison du monachisme (creuser un espace de liberté entre l’homme et l’agitation du monde et proposer un vivre-ensemble basé sur la solidarité et la bienveillance). Le monastère occidental a joué un rôle de matrice pour l’organisation du travail. La rigueur de l’horaire et la répétition des gestes, le souci d’efficacité et d’efficience se sont imposés au monde. On perçoit pourtant toute la distance qu’il y a entre le monachisme et l’entreprise. Pour l’un, il s’agit de développer une pratique de la réserve, pour l’autre, il convient de rentabiliser un capital donné. Sous un modèle subjectif commun nous avons donc deux configurations totalement opposées. Dans l’une, le sujet est invité à creuser entre lui et le monde mondain un espace de réserve dans lequel et par lequel il s’interroge sur son rapport à la vie, à l’autre, au monde, au langage et à lui-même. Dans l’autre, le sujet est amené à rentabiliser un système afin d’accroître la jouissance du maître.
La première configuration propose une subjectivation émancipatrice : le sujet est invité à exercer sa liberté et à passer de la vie à l’existence. La seconde la pervertit car, loin de proposer un souci et une pratique de soi, elle renforce la jouissance pulsionnelle : le travailleur doit offrir une jouissance au client afin d’accroître celle du Maître dans l’espoir d’en rattraper les miettes. Dès que la raison de l’association est la jouissance, la DQ reconduit aux temps modernes. Certes, il ne s’agit plus de faire de l’homme un rouage mécanique de la Machine, mais de l’inscrire comme une cellule dans le Grand Organisme Entrepreneurial. On y reconnaît l’inversion du Corps mystique. Il n’y va plus d’une Église de sujets individualisés, singuliers et uniques, mais d’une Entreprise de sujets sériels et clonés. Dans cette configuration, au nom du rendement, tout doit être contrôlé. C’est ainsi qu’au niveau sociétal les normes ISO, PISA et AFSCA portent les aspirations hygiénistes et sécuritaires des mouvements grégaires et totalitaires. Inféodée à cette idéologie marchande, la DQ essaye de s’immiscer à tous les niveaux de la société afin d’imposer le principe de standardisation (procédure, résultat, qualification, valeur). On en arrive alors à l’état d’exception ; un état sans droit [8] !
On l’aura compris, la question porte sur la finalité. A quelle finalité œuvrons-nous ? A négliger cette question, on perd notre liberté. Dans une Lettre de mon moulin, Daudet raconte comment une communauté religieuse sombra dans la perversion [9]. Le Père Gauchet avait distillé un élixir qui garantît la pérennité du monastère. Cependant, à force de travailler, il en vint à s’enivrer et à rater les offices. Ses frères le gourmandèrent. Il s’amenda et la production chût. Les frères lui proposèrent alors de se remettre au travail... et de s’enivrer pendant qu’ils prieraient pour le salut de son âme. Ce récit montre toute la difficulté que recèle ce paradoxe inhérent au monachisme. Comment se délivrer de l’obsession de la croissance et de l’attrait des jouissances qu’elle promet ? Comment ne pas se perdre dans son travail ? Comment simplement travailler pour vivre en faisant un bon usage du monde ? Ces questions sont au centre des débats. Les Frères Trappes y répondent différemment : certains refusent d’augmenter la production de bière, d’autres répartissent leurs bénéfices dans des œuvres. Leurs démarches semblent économiquement inconséquentes. Mais il n’en est rien. Leur objectif est autre : pour eux l’économie est au service de l’homme.
Même si le débat sur la décroissance est à l’ordre du jour, il ne s’agit ici pas de promouvoir un retour à la pauvreté franciscaine ou bouddhiste [10]. C’est du point de vue anthropologique que se pose la question du retrait. L’anthropologie nous montre que le retrait est ce par quoi le sujet advient à lui-même. Il est la condition de possibilité de l’intériorité car il creuse le lieu de soi. Le retrait est constitutif car c’est l’intériorité qui permet l’individuation et le libre-arbitre. Sans intériorité, l’homme ne peut sortir dans le monde. Or, l’intériorité n’est pas donnée. Elle naît de l’énigme du regard et du désir de l’autre. En effet, l’être humain ne survit et ne grandit que s’il est porté par l’adulte [11]. Cette expérience est fondatrice. Sa vie durant il se demandera ce que l’autre attend de lui car il aspire à être la source de la joie d’autrui. Il ne cessera de s’interroger sur ce qui se joue dans les relations ainsi que sur les raisons de l’absence des siens. Il est un être signifiant qui vit de relations transférentielles. Ses demandes formelles sont minées par ces demandes en attentes plus ou moins conscientes. C’est précisément parce que la reconnaissance lui est essentielle qu’il lui faut apprendre à se déprendre des attentes d’autrui en prenant, lui-même et à son tour, position dans la relation : bref, en s’individualisant. Par conséquent, dès que l’homme est privé de ce temps de retrait, par lequel il interroge l’existence et s’interroge sur son existence, il est dirigé par (le désir d’)autrui qui lui prescrit l’objet de son désir et définit son existence. En un mot, il colle à ce qu’il imagine être les attentes d’autrui. Il erre alors dans un monde de surface, sans relief, sans tiers et sans interprétation - un monde psychotique peuplé de personnes fragilisées narcissiquement en quête du miroir qui leur confirmera et légitimera leur existence [12].
On comprend maintenant comment la DQ peut conduire à un mode d’assujettissement délétère et pervers : dès qu’elle sert la jouissance du maître, elle conduit à la soumission volontaire. En façonnant un individu qui trouve le sens de son existence dans la raison de l’entreprise, elle l’aliène totalement [13]. Le travailleur n’aura d’autre issue que de viser la performance pour obtenir la reconnaissance dont il est dépendant. Les notions de confiance et de coopération sont fondamentalement perverties. Elles ne sont plus les assises de la relation car elles sont utilisées au profit de la rentabilité. Ces réalités existentielles ne sont plus des lieux où l’on vit, mais des techniques de domination. On ne peut oublier que la DQ est apparentée au principe de Qualité Totale. On y retrouve le fantasme de totalité : celui d’un objet magique qui donnerait une satisfaction totale, une expérience sans ailleurs et sans manque ; bref on y reconnaît, sous une nouvelle forme, l’institution totalitaire que Goffman avait décriée en son temps [14]...
Il ne suffit pas de dénoncer la perversité de notre modèle économique dominant, il faut encore montrer que le ver est dans fruit. En détricotant le maillage relationnel, la DQ fait le jeu des dominants. Elle nous reconduit au monde médiéval composé d’aristocrates et de serfs. Elle assied le pouvoir des dominants car elle impose la logique binaire du code et la technocratie. Par la standardisation, elle rend invisible le pouvoir et impossible la contestation. Il en va ainsi car contester la raison du système est prendre le risque d’en être jeté et banni. Dans ce monde, l’individu ne peut être qu’une vedette qui exhibe sa jouissance ou une victime qui la revendique ! C’est ainsi que prisonnier de son besoin de reconnaissance et tiraillé par l’envie, l’individu renonce à sa liberté.
Comment se fait-il alors que nous nous soumettions à la DQ ? Il faut en revenir au fantasme d’une société sans fabrique de l’homme. En imaginant une telle société, on est amené à croire que l’individu rencontre des individus avec lesquels il passe des contrats. La liberté et les capacités subjectives sont ici présentées comme étant d’emblée accessibles et données aux hommes. Or, il n’en est rien. La liberté et les capacités subjectives sont le résultat d’une pratique éducative institutionnelle. Certes, elles sont en l’homme en tant que destinée, mais afin qu’elles soient effectives, l’homme doit être porté par les autres. Tel est l’enjeu de l’institution. En imaginant qu’on peut s’en passer on ne s’interroge plus sur son sens et sa finalité. On s’en remet alors candidement au discours dominant des dominants qui utilisent la logique pragmatique de ce qu’ils prétendent être la nécessité - ce discours de la gestion et de la gouvernance qui suspend tout débat politique [15]. Or, sans Politique, il n’est plus de liberté. L’idéologie néolibérale est une fabrique de l’homme qui construit un homme entrepreneurial : c’est-à-dire un homme qui, à l’instar d’une entreprise, doit rentabiliser sa vie, son corps, son temps et ses relations [16]. Est-ce pour autant que l’homme est plus épanoui et plus heureux ? Lorsqu’on regarde autour de soi, que voit-on ? Un individualisme de troupeau, une perte des acquis sociaux, une fragilisation des liens, une paupérisation, une désolidarisation, un esseulement. En fait, là où l’individu croit être libre parce qu’il peut choisir l’offre la plus intéressante, il est soumis à cette idéologie marchande puisqu’il passe son samedi à comparer les prix et à étudier les termes des contrats... au lieu de vivre et de tisser des relations. Il faut réfuter ce mensonge qui prétend que l’homme est un client rationnel, car le désir n’est jamais rationnel [17]. C’est par peur de ne pas être reconnu que l’homme se soumet au diktat du marché. Ce contrat n’est pas un contrat social car il n’est qu’un dol. Le travailleur espère y trouver la reconnaissance, le client la satisfaction. Le travailleur se nie afin de s’identifier à sa mission et de coller à l’attente de l’autre. Le client, quant à lui, imagine qu’il peut obtenir une jouissance totale. La relation est ainsi radicalement instrumentalisée [18]. Il y va d’une prostitutionnalisation généralisée des relations humaines [19] : un vivre sans-autrui [20] !
Cette conséquence est encore plus visible dans le secteur (nommé impudemment) non-marchand. Nous en sommes arrivés à déréaliser la relation à la façon dont on peut dire que la prostitution désexualise la relation sexuelle. La prostitution n’est qu’un rapport contractuel qui repose sur une demande de maternage sexuel. La demande est infantile et la réponse pseudo-maternante. Ce rapport monnayable suspend l’érotisme car personne n’y risque la relation et la liberté. A l’instar de la prostituée, nous ne montons plus de projet avec des personnes car nous ne les rencontrons plus. Il nous est prescrit de traiter des demandes. Parce qu’elle est au service du rendement et de l’idéologie du marché, la DQ pervertit la relation professionnelle. Elle ne permet plus au travailleur social de penser son action, son sens et sa finalité : elle lui impose d’appliquer platement ses techniques. C’est un suicide intellectuel [21] !
Il est essentiel de s’interroger sur le bien fondé de cette volonté d’appliquer la DQ au secteur non-marchand. L’INAMI, l’ONE et l’AWIPH y ont souscrit. Pourtant bien des voix se font entendre. Ces secteurs sont en danger. Le principe de standardisation entrave les relations humaines et les fragilise. Il fait le jeu du néolibéralisme. Il favorise la privatisation au détriment du tissu social. Il suffit alors d’être en règle sur la forme pour accueillir des personnes en détresse. Le projet institutionnel, thérapeutique et éducatif devient ainsi obsolète. Et de voir la qualité du travail s’estomper. En effet, les travailleurs n’ont plus le temps de parler de leur travail tout comme ils n’ont plus de lieu pour en parler. Les patients et les bénéficiaires ne sont plus entendus comme personnes à part entière. Leur existence est réduite à une pathologie. Les personnes ne sont plus des personnes, mais des chiffres ou des points. Ici, on ne soigne plus les personnes, mais des maladies. Là, on n’accueille plus des personnes, mais on rentabilise les places. Bref, il n’y a plus ni accompagnement, ni soin, ni institution. Les services sociaux deviennent des ateliers de réparation car la seule reconnaissance promue par notre modèle sociétal est la reconnaissance de la performance et son corollaire, la souffrance de la victime [22].
Les critiques n’ont pas d’effet ou si peu. Nous sommes tous pris au piège. Pour faire aboutir nos contestations, nous devons refuser le clientélisme ; c’est-à-dire refuser de croire que nous n’avons que des droits et plus de devoir. Tant que nous nous dupons nous-mêmes en nous soumettant à cette infantilisation généralisée, nous ne pouvons nous faire entendre. Tant que nous prenons nos demandes pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles disent de nous, tant que nous ne les interprétons pas, nous ne prenons pas notre place dans la relation. Tant que nous négligeons la dimension transférentielle des demandes, et tant que nous ne relayons pas cette réalité qu’au fond de toute demande s’énonce une personne qui tend vers la liberté, nous prendrons pour argent comptant le rapport marchand. Tant que nous refusons d’entendre que toute demande comprend une demande de reconnaissance, nous nous déshumanisons. Pourtant nous le savons, c’est la relation qui est salvatrice. C’est par elle que nous nous soutenons les uns les autres car c’est en son sein que nous nous donnons un visage humain [23]. Le travail de soin, d’accompagnement et d’éducation passe par un travail d’équipe. Ce ne sont pas les normes de standardisation qui font la qualité du travail mais les espaces de réunion. C’est la pertinence du projet institutionnel qu’il faut apprécier et penser. C’est le dispositif de travail qu’il faut estimer et peaufiner. C’est d’un espace de parole, de réflexion et d’interprétation dont les travailleurs sociaux ont besoin pour mener à bien leur mission et assumer leur fonction de portage [24]. Les travailleurs en médiation ne cessent de nous le dire, les gens ne cherchent pas à gagner leur procès, mais à être reconnu comme des personnes à part entière. Ici non plus, ce n’est pas la légitimité du contrat qui prime, mais la relation [25]. Est-ce par manque d’ambition politique qu’on défend la DQ ? Est-ce parce que nous ne parvenons plus à penser un horizon autre que celui du marché qu’on s’en remet à la pensée managériale sans interroger ses présupposés et la logique qui la sous-tend ? Est-ce parce que nous ne savons plus donner de sens et de finalité à nos associations ? In fine, est-ce pour fuir nos questions existentielles et notre réalité humaine que nous rêvons de devenir de simples machines productives et jouissives ?
Par ailleurs, à rabattre la demande sur l’envie, nous renforçons l’infantilisme. Nous laissons la personne croire qu’en insistant et en séduisant elle obtiendra ce qu’elle désire... et d’éveiller alors sa colère, sa rage et sa haine (dont elle ne sait que faire) quand elle ne l’obtient pas [26]. Ce n’est pas en transformant nos institutions en parcs d’attractions que nous rencontrons et reconnaissons les gens. Ce n’est pas en leur donnant satisfaction qu’on les reconnaît dans leur liberté subjective comme alter ego. Nous en avons tous fait l’amère expérience : avouons-le, personne n’aime être un objet de soin ! personne n’aime être infantilisé ! Il ne faut pas croire que le client est roi. Il est simplement tyrannique comme l’est l’enfant-roi. Tout comme lui, il en payera le prix. Dès qu’il montrera qu’il ne peut donner satisfaction aux procédures de soin (au sens large) ou qu’il critiquera l’inanité des occupations puériles qu’on lui offre, il sera considéré comme responsable de sa souffrance et/ou comme être asocial avant d’être banni. Il deviendra alors un moins que rien, un de ceux qu’on désigne par la négation (un sans-papier, un sans-domicile). L’institution ne joue plus son rôle. Lâché par le pouvoir politique et par ses responsables, le travailleur social n’est plus en mesure d’assumer sa fonction de portage et de relais. Il devient une mère archaïque et despotique qui exige que ses attentes soient comblées [27]. Le patient doit guérir pour être entendu. La victime lasse ! Le bénéficiaire doit se contenter d’être diverti pour être admis. Sa revendication d’être reconnu fatigue ! Il en va ainsi parce que le travailleur social est lui-même pris dans le giron d’une telle mère. Son manager lui impose d’obtenir les résultats que les pouvoirs subsidiants lui imposent... et si ces résultats ne sont pas obtenus, le travailleur est jeté et le manager risque de l’être. En fait, là où il faut être digne de travailler, ici il faut être digne d’être pris en charge. On en arrive alors tous au mépris de soi [28].
Dans cette logique de la perfection et donc du mépris de soi, il ne faut pas s’étonner que l’usager devienne un usagé. Pourrir dans cette société du déchet, du mépris et de la marchandisation de l’homme, est-ce là notre ultime horizon ? A l’instar de ceux qui luttent contre la mal-bouffe, nous pouvons résister. Il est temps que les travailleurs sociaux se demandent si c’est bien à cette finalité qu’ils veulent travailler. Il est temps que nous nous demandions si c’est bien ainsi que nous voulons vivre. Qui peut prétendre que vivre est devoir rentabiliser sa vie ? Qui peut nous imposer une telle exigence ?
Quel dieu peut exiger de nous un tel tribut ? Quel dieu peut nous ordonner de lui sacrifier notre existence ? On ne peut différer plus longtemps cette conclusion : l’idéologie entrepreneuriale est la nouvelle religion laïque, celle de la rentabilisation de la vie ! Elle joue le rôle que l’Église assumait en son temps. En réalité, elle nous reconduit à l’obscurantisme religieux intégriste et dogmatique [29]. Le manager est ce nouveau prêtre qui nous exhorte et nous culpabilise [30]. La DQ est une liturgie sacramentaire. La standardisation, une litanie et le protocole évaluatif, un bâton magique [31]. L’idéologie entrepreneuriale et la DQ ont leurs saints et leurs martyrs. Le père Gauchet se brûlait dans l’alcool comme le travailleur se brûle par excès d’effort. Le burn out est la nouvelle épreuve, le lieu de la rédemption [32]. L’homme entrepreneurial, assujetti à l’idéologie du rendement, est la nouvelle figure christique : une victime expiatoire qui, ici, pathétiquement, tel un déchet à recycler dans une société de l’excès, doit accomplir un ersatz de résurrection. Qu’on ne s’y trompe pas, résister à la DQ n’est pas être immature, mais bien poser un acte adulte, politique et citoyen. C’est lutter contre la banalité du mal [33].
A quand ces nouvelles Lumières qui nous délivreront de l’obscurantisme de ces pernicieuses religions laïques, matérialistes et immanentistes ? L’histoire des religions aurait pourtant dû nous apprendre que dès que le lieu du retrait est occupé, il y a perversité, idolâtrie et fétichisme. A quoi bon vider le ciel si on ne parvient pas à se libérer de notre envie d’un Maître ?