La présentation du dernier livre des Économistes Atterrés français – « Changer d’économie ! »- par Mireille Bruyère (Université de Toulouse), donne l’occasion de revenir sur une question fondatrice à plus d’un titre : pourquoi, en France avec les atterrés ou en Belgique avec Éconosphères, des chercheurs sont-ils entrés en dissidence contre le courant économique dominant – le néolibéralisme ?
« Comment une société fait-elle pour se connaître aussi mal ? » Dans la bouche d’un économiste « atterré », les propos du sociologue Matéo Alaluf (ULB et Éconosphères) pourraient prendre cette forme : en période de crise, comment les remèdes choisis se trouvent-ils si mal adaptés à la pathologie ?
Selon les économistes atterrés, l’origine du problème est que ces remèdes approfondissent les politiques économiques néolibérales qui ont elle-même créé le mal. Pour remédier à la crise des dettes publiques par exemple, on proposera une baisse des dépenses publiques en parallèle d’une augmentation de la concurrence sur le marché du travail…
En économie, la théorie néoclassique plus connue sous l’appellation « néolibérale » fonde sa légitimité sur une filiation usurpée. En effet, si comme les premiers libéraux du 19ème siècle, les « néos » du 20ème professent les bienfaits du libre marché, leur approche du progrès social est tout à fait différente.
Pour les premiers, Adam Smith et David Ricardo en tête, l’échange sur le marché assure in fine le progrès social. Pour les seconds, par contre, le progrès social ne peut résulter, pour reprendre les mots de Mireille Bruyère [1] , que « de la mise en concurrence de toutes les activités de la vie ». Dans ce cadre, on n’hésitera pas à assurer la convergence européenne par la discipline de marché, à insuffler de la concurrence sur le marché du travail ou, encore, dans le secteur non-marchand pour en améliorer « l’efficacité »...
Convergence des critiques
Créée le 22 février 2011, l’association française des Économistes atterrés est le fruit d’un mouvement de contestation enclenché au sein même de la corporation à l’automne 2010 par la publication d’un « Manifeste d’Économistes atterrés » [2]. Ce manifeste recevra le soutien de 800 économistes sur les quelque 3.000 professeurs et chercheurs en sciences économiques que compte la France !
Les économistes critiques cherchent à expliquer pourquoi ils sont atterrés par les politiques économiques mises en place pour sortir l’Europe de la crise. Pour Mireille Bruyère, invitée à Bruxelles le 29 mars 2012 par l’Université populaire et le réseau Éconosphères, la fondation des atterrés est une réaction au « tournant de l’austérité ». Après un frissonnement de politiques régulatoires et de relance « keynésienne » entre 2008 et 2009, l’austérité est rapidement devenue l’unique réponse à la crise qui touche les finances publiques européennes. C’est comme un tour de prestidigitation : la cause du mal devient la bonne médecine…
Dans ce contexte ubuesque, la critique en économie converge principalement vers trois problématiques : la construction européenne, le productivisme et la destruction de l’État social.
Pour ce qui est de la construction européenne, on a, selon les économistes atterrés, délaissé les procédures démocratiques au profit d’une convergence par la discipline de marché. La critique du productivisme, quant à elle, touche chez les atterrés aussi bien à l’évolution du système productif et le primat accordé à l’actionnaire -« Après la crise de 29, les dividendes ont chuté, aujourd’hui, ils augmentent… »- qu’à la soi-disant transition écologique par le marché dont les droits de polluer européens sont l’expression. Enfin, pour les atterrés, la « faillite » de l’État social en Europe est due plus à la baisse des recettes qu’à l’augmentation des dépenses sociales sans cesse évoquées aujourd’hui pour expliquer en partie la crise des finances publiques.
Refus du consensus mou
L’objectif des économistes atterrés est dès lors de montrer que si ce sont des politiques économiques (néolibérales) qui nous ont amenés là, il en faudra d’autres pour nous en sortir.
Mireille Bruyère épinglera plusieurs propositions des atterrés français que l’on peut découvrir au fil de leur ouvrage « Changer d’économie ! ». Cependant, les économistes atterrés français, comme le réseau belge Éconosphères, restent un collectif qui n’est en rien une association cohérente et figée. Ces réseaux sont traversés de questionnements quant aux possibilités de mener d’autres politiques économiques.
Chez les atterrés français, les réponses à la dette publique européenne et aux défis écologiques font l’objet actuellement de débats animés.
Le principal désaccord entre les économistes critiques français se situe au niveau du rôle que devrait jouer la Banque centrale européenne (BCE) pour régler la crise de la dette. Pour les moins « radicaux », la BCE doit garantir les dettes publiques des États, ces derniers continuant à se financer sur les marchés, mais à des taux moins importants. Pour les autres, il faut éviter aux États le passage obligé par les marchés financiers en leur permettant de financer leur déficit directement auprès de la BCE. Dans le réseau Éconosphères, le désaccord sur la question est encore plus large. Une troisième voie, incarnée notamment par Éric Dekeuleneer (Solvay), ne voit dans la planche à billets qu’une solution à court terme : un rideau de fumée masquant pour un temps les problèmes structurels du système économique actuel (surproduction, concentration, mauvaise gouvernance…).
La transition écologique de nos économies est un autre débat que l’on rencontre chez les économistes critiques des deux côtés de la frontière. En toile de fond, une interrogation sur la croissance. Si aucun économiste atterré ne met en doute l’urgence écologique, l’agenda, en situation de crise économique, fait ici débat. Pour certains, il faut tout d’abord relancer l’économie – la croissance – avant de penser la reconversion écologique de nos économies. Pour d’autres, la remise en cause de la croissance est justement un facteur qui permettra de sortir de la crise par le haut.
Si ce pluralisme peut s’avérer être un handicap lorsque viendra le temps de formuler des propositions politiques communes, il est sans doute le meilleur moyen de répondre à la crise actuelle qui, plus que jamais, est une crise politique.
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