Dès 1848, dans ses Principes d’économie politique, John Stuart Mill observait que « l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que jamais pour toute sorte de culture morale et de progrès moraux et sociaux ; autant de place pour améliorer l’art de vivre et plus de probabilité de le voir amélioré lorsque les âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses. » Améliorer l’art de vivre hors de l’obsession d’acquérir des richesses, accepter d’atteindre un état stationnaire sans renoncer au progrès humain, quoi de plus actuel comme programme, comme questionnement ?
Le caractère inédit des défis écologiques et géopolitiques auxquels l’humanité est confrontée invite les économistes à remettre sur le métier les questions séminales de leur discipline, en faisant appel à d’autres regards. Au point où l’humanité se situe, sonder les réalités et perspectives de la croissance économique – projet du 21ème Congrès des économistes belges de langue française – c’est inévitablement tenter de penser la post-croissance. Telle est la conviction partagée par les dix auteurs réunis dans la Commission 4 de ce Congrès. [1] Chacun d’eux apporte un regard spécifique, une pièce au puzzle qu’il s’agirait à l’avenir d’assembler.
La thèse qui se dégage de nos travaux peut être résumée en dix propositions, dont les nuances seront exposées dans les actes du colloque.
1. La poursuite de la croissance est un projet de société dépassé, pour des raisons tant écologiques que sociales.
2. Abandonner l’objectif de croissance, après que celle-ci ait huilé les rouages socio-économiques durant sept décennies au moins, n’est certes pas simple. Ce renoncement pose à court terme des questions majeures relatives notamment à l’emploi, aux finances publiques, au dynamisme économique, à la paix sociale. Élaborer un projet de société (cadre dans lequel il est indispensable de resituer tout projet économique) au-delà de la croissance exige de reprendre à ses racines l’examen des finalités, comme l’ont fait bien avant nous certains des économistes dits classiques (dont Stuart Mill cité plus haut).
3. A cet égard, trois principes essentiels peuvent aujourd’hui servir de balises : respect des limites écologiques, équité dans la répartition (des richesses, et bien plus généralement du droit à la vie bonne), promotion de l’autonomie (au sens d’implication de chacun dans la construction des normes socio-politiques). Ces principes doivent être constamment reliés les uns aux autres et mis en œuvre de manière synchrone : en la matière, il n’y a pas de trade off qui tienne.
4. L’ampleur des questions posées et de la transformation à accomplir au sein d’un monde marqué par la globalisation, la complexité et l’incertitude, demande simultanément une vision globale innovante et des expérimentations locales de transition. L’une et les autres existent déjà ; il s’agit de les soutenir et de faciliter leur dialogue plutôt que de laisser des forces de résistance étouffer leur essor.
5. De très nombreux travaux nous aident à repenser des catégories que notre génération d’économistes tient souvent pour évidentes : le sens du travail et la place qu’il occupe dans nos vies ; la définition-même de la productivité (en rapport avec nos finalités) ; le contenu humain de nos échanges ; notre rapport à la consommation, à la nature, au vivant. De tels travaux, loin d’être utopiques, rejoignent les préoccupations les plus profondes des citoyens, exprimées de diverses manières allant d’initiatives de transition au burn out ou à la dépression. Ils nous aident à percevoir à quel point la cage du productivisme et du consumérisme est aliénante, et à en ouvrir la porte.
6. Complémentaires aux visions globales, parfois mus par celles-ci, parfois essentiellement pragmatiques, d’innombrables mouvements de transition sont à l’œuvre, dans nos pays et à travers le monde. Ils concrétisent et dynamisent la transition écologique et sociale en mettant en pratique, à des degrés divers, les trois principes mentionnés ci-dessus (point 3).
7. Ces mouvements, tout comme l’économie sociale, contribuent pour la plupart à une démarchandisation des actes courants de la vie économique, en ayant fait le choix délibéré d’y insuffler systématiquement du sens : coopération, coproduction, gratuité, partage… Loin de constituer un retour nostalgique aux temps anciens, ces mouvements exploitent les potentiels inouïs ouverts par internet et par les technologies les plus récentes.
8. La réponse aux défis auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée est donc en gestation. Accélérer celle-ci demande une mise en cohérence des visions et initiatives existantes, qui doit s’opérer à deux niveaux : celui des cadres théoriques et celui de la gouvernance.
9. Les cadres théoriques qui dominent actuellement en économie peinent à appréhender l’incertitude radicale à laquelle nous sommes confrontés, à penser et guider la transition, dans sa triple dimension écologique, sociale et autonome. Ils ne nous aident pas suffisamment à penser l’entre-deux, là où se joue précisément la transition. Pour opérer la révolution théorique nécessaire à l’examen de défis historiquement inédits, l’adoption d’une posture réflexive et la collaboration avec d’autres disciplines, en particulier les sciences du vivant, nous semblent indispensables. Parmi d’autres courants encore minoritaires, l’économie évolutionniste et l’économie social-écologique, ainsi que les analyses des communs, ouvrent des voies prometteuses, à élargir et consolider.
10. La construction d’un cadre théorique cohérent, adapté aux défis de notre siècle, faciliterait considérablement la gouvernance de la post-croissance. En effet un tel cadre favoriserait la hiérarchisation des priorités et l’articulation de tous les niveaux de décision, du local au supranational, pour produire un basculement systémique. Si le rôle des pouvoirs publics reste essentiel – un pilotage par l’État des réponses aux urgences écologiques et sociales pouvant s’avérer nécessaire – c’est une gouvernance polycentrique, ancrée dans les territoires et confiante dans les capacités d’autonomie des citoyens, qui guidera le plus sûrement la transition.
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