Alors que pratiquement personne ne s’y référait il y a encore une quinzaine d’années, la notion d’entreprise sociale est en train d’opérer une étonnante percée des deux côtés de l’Atlantique. En Europe, on reconnaît à ce nouveau concept une filiation très nette avec les différentes approches qui tentent de cerner l’existence d’un troisième secteur, au-delà du secteur privé capitaliste et du secteur public : économie sociale, secteur nonprofit, économie solidaire, voluntary sector.
L’entreprise sociale n’est toutefois pas le terme qui désigne toute organisation faisant partie de ces ensembles. Cette nouveauté conceptuelle résulte plutôt d’un double constat que l’on peut poser sur le troisième secteur : d’une part, de nouvelles organisations présentant des caractéristiques originales se créent au sein du troisième secteur et en constituent un nouveau sous-ensemble (qui parfois même déborde les frontières de ce dernier), d’autre part, on assiste au développement d’un nouvel esprit entrepreneurial qui touche et refaçonne des expériences plus anciennes de ce troisième secteur. Par conséquent, loin de se substituer aux conceptions existantes, la notion d’entreprise sociale et le potentiel analytique qui s’en dégage peuvent être vus comme un éclairage susceptible d’enrichir ces conceptions et de mettre en lumière certaines dynamiques particulières au sein des organisations du troisième secteur.
Aux Etats-Unis, l’idée d’entreprenariat social est relativement large et recouvre des acceptions très variées (Mair et Marti, 2006). Une tendance dominante consiste à entendre par cette appellation des initiatives économiques marchandes développées au service d’un but social. L’entreprise sociale est alors vue comme une réponse novatrice aux problèmes de financement des organisations « nonprofit », lesquelles se heurtent de plus en plus fréquemment à des limites dans la collecte de dons privés ou dans leur recherche de subsides auprès des pouvoirs publics et auprès des fondations.
Selon Dees et Anderson (2006), une autre école de pensée importante donne une place centrale à l’innovation sociale. C’est alors le profil de l’entrepreneur social qui est mis en exergue, ainsi que sa créativité, son dynamisme et son leadership pour concrétiser des réponses nouvelles à des besoins sociaux, voire sociétaux [1]. En écho significatif à l’émergence de ces nouveaux concepts, on peut noter, parmi d’autres repères possibles, la mise sur pied, à la suite de l’initiative prise par la Harvard Business School [2], de nombreux programmes de formation et de soutien à l’entreprise sociale ou à l’entreprenariat social par les grandes universités (Columbia, Berkeley, Duke, Yale, New York, etc.) ainsi que par diverses fondations.
On le comprend aisément. Si, ici et là, les mots utilisés sont les mêmes, les réalités qu’ils entendent décrire peuvent être fort différentes. C’est pourquoi, il nous paraît important de clarifier les bases de l’approche européenne de l’entreprise sociale tout en essayant de jeter des ponts entre cette démarche et les écoles de pensées nord-américaines qui utilisent ce même terme.
Cette clarification est nécessaire pour favoriser le dialogue entre les approches et contribuer ainsi à l’enrichissement mutuel des capacités d’analyse qui leur sont sous-jacentes.
Avant d’aborder l’émergence du concept d’entreprise sociale, nous rappelons d’abord brièvement les principales approches qui, depuis un quart de siècle, ont été développées pour saisir les réalités du troisième secteur (1). Nous essayons ensuite de voir dans quelle mesure, au sein de ce dernier, on peut identifier un nouvel entreprenariat social (2) et comment, en Europe, on l’a appréhendé sur le plan conceptuel (3). Ensuite, nous présentons les premiers développements théoriques qu’a favorisé l’émergence de ce nouveau concept (4). Enfin, nous montrons comment on peut enrichir la démarche européenne en la faisant entrer en dialogue avec les récentes évolutions observées sur la scène nord-américaine (5).