Si la crise économique a des effets visibles quasi partout en Europe, certains pays comme la Grèce et l’Espagne sont particulièrement touchés. Nos journaux en parlent de moins en moins mais de nombreux échos de là-bas montrent que les situations grecque et espagnole sont tragiques. Ces pays connaissent une déstructuration importante de leur économie et de leur appareil étatique et démocratique suite à la crise de la dette. Pourtant, dans ces situations dramatiques, naissent des initiatives citoyennes, plus ou moins structurées, qui pourraient être apparentées à l’économie sociale.


La question qui nous intéresse est la suivante : quelle place joue ou peut jouer l’économie sociale dans ces pays, tels que la Grèce ou l’Espagne ? Si la crise économique a des effets visibles que ressentent au quotidien les Grecs, elle nous semble aussi être une crise de la pensée. L’effondrement que connaissent ces pays est à la fois pratique et théorique, physique et mental. Dès lors, cette économie sociale (re)naissante ne doit-elle pas être vue à la fois comme un ensemble de pratiques économiques mais aussi comme une autre façon de penser l’économie ?

Pour aborder cette problématique, nous sommes partis d’un entretien réalisé avec Petros Linardos qui est un économiste grec, chercheur au sein de l’institut lié à la Confédération générale des travailleurs grecs (GSEE) et actuellement conseiller de SYRIZA, une coalition de mouvements politiques de gauche et le principal parti d’opposition grec. Nous avons croisé les informations ainsi collectées avec diverses sources écrites.

Sur base d’un état des lieux de la situation en Grèce, nous tenterons de tirer quelques enseignements utiles pour les acteurs de l’économie sociale situés dans d’autres pays européens. Préalablement, nous dresserons le portait de la situation économique et sociale grecque actuelle ainsi que des initiatives qui naissent dans ce contexte extrêmement. Une prochaine analyse devrait être consacrée à la situation de l’Espagne.

  Situation économique et sociale grecque actuelle

La situation actuelle en Grèce est marquée par l’imposition par le FMI, l’Union européenne et la Banque centrale européenne (appelés la « troïka »), de programmes d’austérité successifs, en échange de nouveaux prêts. Ceux-ci visent à réduire les dépenses publiques, et plus particulièrement les dépenses sociales, et à augmenter les recettes (par une politique de taxation directe et indirecte ainsi qu’un plan de privatisation). Les emplois de services publics (fonctionnaires, enseignants, personnel des hôpitaux, de la télévision, etc.) sont continuellement réduits, ainsi que les conditions de travail de ceux qui restent en poste [1]. De telles décisions ont évidemment des effets sur la qualité, voire sur la subsistance même, d’un service public dans le pays. Parallèlement, une politique de dévaluation interne est appliquée. Étant donné que la Grèce fait partie de la zone euro, les autorités nationales n’ont pas la maîtrise de leur politique monétaire. La seule solution trouvée pour relancer l’économie a été de passer par une augmentation de la compétitivité des produits grecs à l’exportation via une diminution des coûts de production, en particulier des coûts salariaux. L’objectif de ces mesures est d’augmenter les exportations du pays, selon la recette classique du FMI déjà mise en œuvre dans les pays dits du tiers monde dans les années 80 et les « dragons asiatiques » dans les années 90.

Cette politique de dévaluation interne n’a pas donné les résultats escomptés (dont la pierre angulaire était une augmentation de plus de 15 % du PIB entre 2010 et 2013 [2]). Il n’y a pas eu d’augmentation importante des exportations. Il y a par contre eu une diminution des importations, due à la politique d’austérité et à la diminution de la demande qui en est la conséquence. Pour donner quelques indications chiffrées [3], le PIB a chuté de près de 25 % depuis 2008, le salaire moyen a chuté de 50 %, 68.000 PME ont été évincées du marché et on prévoit encore plus de 50.000 autres faillites [4], le chômage atteint officiellement le record de 27 %. Mais il semble que ce chiffre, fourni par Eurostat, l’office européen des statistiques, sous-estime encore la réalité. En outre, il y a une réduction très importante de la capacité de production du pays, en raison des nombreuses usines et entreprises qui ferment. Sur ce point, le pays est revenu à un niveau équivalent à celui des années 50. Le taux de chômage actuel rappelle la période durant laquelle une émigration de masse existait en Grèce vers les industries et mines des pays du Nord de l’Europe (Allemagne, Belgique, France). De plus, les femmes et les jeunes sont encore plus touchés par cette situation puisque le chômage des premières dépasse 30 % et celui des seconds est de près de 60 % [5] !

Même aux États-Unis, durant la crise de 1929, le chômage n’a pas atteint ce seuil de 30 %. La situation de la Grèce est inédite pour l’Europe. La Grèce est entrée en Europe en 1981, animée d’un espoir très grand d’européanisation, caractérisée par une élévation du niveau de vie, des services sociaux de qualité, etc. Or, ce rêve a viré au cauchemar. Avec la crise, les relations entre employeurs et travailleurs ont été volontairement déstructurées. Le récent rapport publié par la Comité économique et social européen sur l’impact des mesures anti-crise établit que plus de 100 dispositions juridiques ont été adoptées au cours des 20 derniers mois, sans aucune concertation sociale, dont les objectifs généraux sont : suspendre les conventions collectives contraignantes, favoriser un marché du travail fragmenté qui privilégié les contrats individualisés, réduire les salaires et les rendre plus flexibles, réduire le rôle des syndicats [6]. C’est bien le climat social général qui s’est entièrement détérioré. Ce qui se traduit par exemple par le fait rapporté par Petros Linardos que plus d’un million de personnes employées en Grèce sont payées irrégulièrement. Par contre, la lutte contre l’évasion fiscale est restée lettre morte, ce qui répartit inégalement le fardeau de la crise. Et les privatisations en cours mènent à la surexploitation des ressources naturelles d’un pays dont l’économie est principalement basée sur son offre de tourisme.

En fin de compte, les mesures imposées à la Grèce montrent leurs limites. Mises en œuvre malgré d’importantes et régulières manifestations publiques hostiles, elles n’atteignent pas les résultats annoncés. Au contraire, elles provoquent et aggravent une récession de l’économie et ne font croître que la pauvreté et la précarité. C’est même la cohésion sociale entière du pays qui est fragilisée, comme en atteste l’augmentation du vote pour un parti ouvertement néonazi (qui a récolté près de 20 sièges sur 300 aux dernières élections). Selon la Confédération générale grecque du travail, le programme d’ajustement est irréaliste, il ne tient pas compte des spécificités de l’économie grecque et du contexte sociopolitique du pays [7]. Et même si ces résultats exprimés en termes de pourcentage de PIB et de déficit public étaient atteints, il n’est pas certain que ceux-ci auraient un effet durable et positif sur la vie quotidienne et l’avenir des jeunes grecs, pour prendre cette catégorie particulièrement touchée et sensible. Croissance et amélioration des conditions de vie ne riment pas nécessairement, on le sait.

Pour l’économiste français Gabriel Colletis qui a récemment passé du temps en Grèce, la stratégie de la troïka ne mène à rien mais n’est pas pour autant dénuée de sens : « Elle vise deux objectifs principaux, qui ne sont pas avouables publiquement. D’abord, réduire un déficit commercial abyssal. Les Grecs importent l’essentiel de ce qu’ils consomment. Et puisqu’il n’est pas possible de stimuler du jour au lendemain les exportations, la stratégie consiste à écraser les importations et, pour cela, à écraser la consommation. Ce qui a provoqué l’effondrement de l’économie. Le deuxième objectif est encore moins dicible : il s’agit de transformer la Grèce en un pays de délocalisation, une colonie, une énorme « zone franche » au sein de l’union monétaire afin d’attirer les investisseurs étrangers. D’abord en réduisant les salaires et en démantelant le droit social » [8].

Selon Rafael Correa, président de la République de l’Equateur, la gestion de la crise en Europe est obsédée par le fait de garantir les seuls intérêts de la finance [9]. Elle se fait donc au détriment de la population. L’Europe ne fait là que reproduire les erreurs, pourtant largement avérées et étudiées depuis, de crises antérieures, notamment en Amérique latine. C’est comme si on oubliait que l’économie doit être politique, que des alternatives existent bel et bien et que d’autres choix sont possibles. A un niveau macroéconomique, la manière dont l’Argentine, entre 1998 et 2002, et l’Islande, à partir de 2008, ont réagi à la crise qui les touchait mérite d’être rappelée [10]. A un niveau microéconomique, l’économie sociale fait partie de ces alternatives à oser.

 Naissance d’une économie sociale

Il n’existait pas en Grèce de véritable mouvement d’économie sociale avant la crise. Il y avait bien quelques ONG qui étaient actives vis-à-vis des jeunes ou qui mettaient en œuvre certains services sociaux ou environnementaux. Il existait aussi des coopératives, surtout agricoles. Il faut aussi signaler le vote, en 1999, d’une loi créant pour la première fois le statut de coopérative sociale. Ce statut, inspiré de la coopérative sociale italienne, a été promu par le Ministère de la Santé, dans le cadre de la réforme des soins psychiatriques. Entre 1999 et 2012, 16 coopératives de ce type ont été créés [11]. Dans l’ensemble, par rapport à la Belgique, ce qui frappe en Grèce est la faiblesse du secteur associatif qui est quand même, chez nous, un des viviers importants de l’économie sociale.

Or, nous assistons depuis quelques temps en Grèce à la naissance d’une vague d’initiatives économiques, sociales et solidaires. Celles-ci sont de plusieurs types. Un premier type rassemble les initiatives prises par des individus ou groupes de citoyens en vue de créer ou de maintenir leur emploi. Par exemple de petites coopératives de restauration ou de commerce de proximité. La finalité première de ces initiatives est d’arriver à payer les salariés, à leur assurer un revenu, ce qu’elles parviennent à faire tant bien que mal. Un exemple parmi d’autres nous est donné par une vidéo mise en ligne par Euronews qui présente le cas d’un groupe de femmes qui s’est constitué en coopérative pour fournir des restaurants et collectivités de leur île en plats cuisinés [12]. Ailleurs, ce sont un jardin d’enfants, un service de cours préparatoires à leur entrée à l’université pour les élèves du secondaire, un site d’information journalistique alternative dans la deuxième ville du pays, etc.

Ces stratégies de survie peuvent aussi se faire plus individuelles, par exemple en quittant la ville et en retournant au village pour y cultiver soi-même de quoi se nourrir. Ou plus collectives. Un cas particulier et assez spectaculaire dans le pays est celui d’une coopérative de journalistes et autres professionnels qui ont lancé un nouveau journal intitulé « Le journal des rédacteurs », suite à la faillite d’un titre réputé, l’Eleftheriotypia [13]. Ce sont ainsi une centaine de personnes qui ont recréé leur emploi il y a maintenant un an, en réussissant le pari du premier journal autogéré du pays. Plusieurs cas d’occupation d’usine et de reprise en autogestion égrainent aussi régulièrement l’actualité. Une usine de matériaux de construction à Thessalonique a ainsi été occupée [14]. Une reprise de l’activité est en cours mais la sécurité juridique de l’opération n’est pas encore assurée, bien que la production ait repris et que les produits commencent à s’écouler. L’importance de la mobilisation des ouvriers et d’un réseau de solidarité dans la région et à travers le pays, qui ont dépassé les résistances externes (de l’État et des propriétaires de l’usine) mais aussi internes (notamment de la part de certains syndicats), y sont pour quelque chose [15].

En plus de cette première forme d’activités socio-économiques, il existe aussi des formes nouvelles de solidarité, à dimension économique. Par exemple, une trentaine de cliniques sociales (qui font penser aux maisons médicales en Belgique) se lient de plus en plus entre elles en vue d’une action politique commune. Ces structures sont basées sur le volontariat. Il s’agit principalement d’employés des services publics, des médecins ou des infirmiers/ères qui s’engagent bénévolement au sein de ces cliniques associatives. L’initiative a d’abord existé pour offrir l’accès à des services médicaux gratuits à des migrants extra-européens, qui n’étaient pas couverts par la sécurité sociale grecque. Petit à petit, vu les politiques mises en place sous l’impulsion de la troïka, les destinataires de cette offre ont évolué pour devenir de plus en plus des nationaux, qui ont perdu leur couverture sociale (aujourd’hui, un tiers de la population grecque [16]). Le système repose donc sur le don de leur temps, principalement par des agents de l’État, mais aussi par des entreprises privées et leurs employés. Il y a aussi des dons de médicaments par la population et par certains cabinets médicaux privés, sans accepter toutefois qu’ils en fassent la publicité ou la promotion.

D’autres structures volontaires ont vu le jour pour suppléer à d’autres droits bafoués, comme le droit à l’alimentation. Des initiatives collectives ont cherché à s’approvisionner à des prix accessibles en produits alimentaires de base (pomme de terre, oignon, orange puis une variété plus grande de produits agricoles). Leur idée est simple et connue : se passer des intermédiaires et renouer le contact entre producteurs et consommateurs. Ce qui suppose une organisation collective de ces derniers ainsi qu’un certain engagement militant. Dans le même ordre d’idée des initiatives de banques de temps, systèmes d’échange de services, troc et monnaies alternatives émergent à travers le pays (une trentaine de cercles de ce type sont recensés) [17].

Deux points communs semblent réunir ces multiples initiatives solidaires. Premièrement, elles brassent des publics variés qui ne se connaissaient pas forcément avant leur mise en place. Certains étaient engagés politiquement avant la crise, d’autre pas. On pourrait dire qu’elles contribuent à la constitution de nouvelles communautés et, de manière plus générale, à la cohésion sociale sur diverses échelles de territoire. Deuxièmement, elles sont marquées par une volonté manifeste de gestion démocratique et participative. Les assemblées générales sont nombreuses et l’élection de représentants ou la désignation de dirigeants sont évités. Un rappel de la démocratie directe athénienne en quelque sorte. Ainsi, à Athènes, un mouvement d’assemblées de quartier s’est progressivement constitué : « Des habitants se réunissent à partir de leur lieu de vie pour tenter de reprendre en main la question de leurs conditions d’existence  » [18].

En conclusion, les réactions auto-organisées à la crise qui ont été énumérées plus haut se présentent sous deux faces distinctes. On pourrait voir dans la première forme des initiatives qui ressemblent à ce qu’on appelle habituellement « économie sociale ». A savoir la production de biens et services de nature économique au sein d’entités prenant notamment la forme de coopératives à finalité sociale, comme celle de créer et maintenir des emplois pérennes. Quant aux initiatives qualifiées plus haut de solidaires, nous pourrions les désigner d’ « économie solidaire », selon la terminologie en vigueur en France, à savoir « l’ensemble des activités contribuant à démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens » [19]. Pour schématiser, alors que des questions relatives à l’équilibre entre économique et social traversent la première forme, ce sont plutôt les tensions entre politique et social qui sont au cœur de la deuxième.

 Premier regard sur cette économie sociale et solidaire naissante

A la vue de ces multiples initiatives, plusieurs sentiments se disputent. Le premier est l’espoir. Dans le contexte extraordinaire de crise qu’a connu la Grèce [20], la naissance de ces initiatives peut être vue comme heureuse. La capacité de résilience dont font preuve certaines personnes ou groupes de personnes est à souligner. Dans un pays qui n’a pas la même culture associative que la Belgique et dans lequel l’État et sa bureaucratie étaient omniprésents, il est remarquable de voir s’organiser un tel mouvement social et citoyen.

Un deuxième sentiment est un certain étonnement. Le relevé des initiatives nées dans le contexte de la crise grecque montre en effet que certaines d’entre elles se conçoivent comme transitoires et non pérennes. Certaines des structures solidaires mises en place aspirent explicitement à disparaître dès que les luttes politiques engagées parallèlement porteront leurs fruits.

Les cliniques sociales par exemple ne cherchent pas à devenir permanentes. Les porteurs de ces initiatives les veulent éphémères. Elles inscrivent leur action dans une lutte pour le droit à la santé, notamment en sensibilisant les patients à l’aspect inacceptable de la situation. Comme l’affirme une cancérologue impliquée dans une de ces cliniques sociales dans la banlieue d’Athènes : « Notre objectif est que ce type de structure disparaisse le plus vite possible lorsqu’un système de santé publique social sera remis en place, alors nous cherchons aussi à faire en sorte que les « patients » restent debout, qu’ils gardent leur dignité et qu’ils se mobilisent pour un autre monde, où ils auront droit aux soins ». [21] Le combat est donc double : quotidien et immédiat contre la maladie et la pauvreté et, à long terme, contre un système excluant et en faveur d’un système accessible à tous. Réagissant à des décisions politiques qu’ils critiquent, les porteurs de ces initiatives de médecine de crise aspirent à d’autres décisions politiques qui leur feraient perdre leur état de nécessité.

Toutefois, à supposer qu’une autre politique de la santé soit mise en place, vraisemblablement par un autre gouvernement, il est à espérer que l’expérience acquise dans ces centres sociaux autogérés et cliniques sociales gérées démocratiquement teinte les nouvelles institutions qui seraient mises en place. Comme le constatent les auteurs d’une enquête dans ces milieux à Thessalonique, « c’est à se demander si l’improbable restauration d’un État-providence de la santé, souvent convoqué comme horizon politique, pourrait rivaliser avec la créativité et les énergies déployées ici et maintenant » [22].

Il semble que ce soit particulièrement vrai dans le domaine de la santé mentale. Comme le dit une des fondatrices de l’Observatoire pour les droits humains dans la santé mentale, une association qui est à l’origine d’un réseau de soins alternatifs au sein de centres sociaux autogérés, « la crise crée un vide qui peut être comblé par des pratiques nouvelles » [23]. Économiquement indépendant, parce que géré bénévolement par des citoyens et financés par les recettes de petites activités de restauration, un mouvement citoyen a commencé depuis quelques années à occuper des immeubles et à mener des actions innovantes dans le champ de la santé mentale : assemblée des travailleurs du secteur, groupe de soutien pour les personnes souhaitant arrêter les médicaments psychiatriques, réseau de patients, autres groupes de soutien mutuel, autres activités dites culturelles, etc. Indéniablement, c’est à un tel niveau, celui de ces immeubles occupés, que l’avenir de la psychiatrie se joue aujourd’hui en Grèce.

Dans le cadre de recherches sur la naissance de l’économie sociale en Belgique mais aussi dans d’autres pays, le professeur Jacques Defourny a identifié deux conditions d’apparition et de développement de l’économie sociale : une condition de nécessité et une condition de communauté [24]. La première est évidemment présente dans le cas grec. Il existe de nombreux besoins qui ne sont plus couverts, ni par l’État, ni par le marché. Il appartient dès lors aux citoyens concernés de s’organiser pour les rencontrer. Mais encore faut-il que la deuxième condition soit réunie. Il semble qu’elle le soit pour les différents types d’initiatives identifiées. Dans le cas de petites coopératives, ce sont des personnes qui se connaissent déjà qui prennent l’initiative de se lancer entre elles dans une activité économique en vue de subsister. Dans le cas de reprises d’activités, il est évident que les salariés touchés par une même mesure de licenciement ou par la faillite de leur entreprise forment un collectif qui peut, à certaines conditions, décider de reprendre son sort en main. Enfin, dans le cas des cliniques sociales, parmi d’autres initiatives solidaires, un groupe préexistait à savoir des médecins qui étaient solidaires avec les étrangers. Mais la crise a été l’occasion d’élargir et de diversifier ce groupe. D’un autre côté, la crise est aussi à l’origine d’un climat terriblement noir, fait de détresse, de désespoir et d’individualisme. Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé tire la sonnette d’alarme pour l’Europe sur base de la situation constatée en Grèce [25] : hausse du taux de suicide, hausse du taux d’infection au VIH et de consommation d’héroïne, augmentation de la probabilité de ne pas consulter un médecin ou un dentiste même si c’est nécessaire, etc. Le moins que l’on puisse dire au vu de ces données est que les possibilités d’agir collectivement face à la crise sont inégalement réparties.

La question peut être posée de savoir si ces diverses « communautés » en forment d’autres, collectivement, à un niveau supérieur. Existe-t-il une fédération des cliniques sociales ? Sans doute est-ce une clé pour avoir du poids dans le combat qui, en Grèce, en dernière instance, oppose les citoyens organisés à leur État et, derrière lui, aux diktats de la troïka.

 Limites et potentiels

Quelles sont les limites et les potentiels de ces initiatives encore assez neuves ? D’abord, toutes les initiatives prises butent sur des limites en termes de ressources. Elles se développent dans un contexte où les revenus sont très faibles (revenus de ceux qui offrent les services comme de ceux qui en bénéficient). Certaines de ces initiatives se fondent uniquement sur du bénévolat, dont les forces et faiblesses sont bien connues.

Ensuite, les multiples initiatives citées constituent, alimentent et prolongent un véritable mouvement social. Et celui-ci est évidemment influencé par sa relation à l’État. A ce propos, comme partout en Europe, il existe un discours gouvernemental grec par rapport à l’économie sociale. Des ressources, notamment européennes, sont mises à disposition mais il s’agit de projets de courte durée. La législation a même été adaptée durant la crise. La loi n° 4019/2011 sur l’économie sociale et l’entrepreneuriat social dispose que « selon leur objectif spécifique, les entreprises sociales coopératives sont réparties dans les catégories suivantes :

a) Les entreprises coopératives sociales d’intégration, qui concernent l’intégration dans la vie économique et sociale de personnes appartenant à des groupes de population vulnérables. (…)

b) Les entreprises coopératives sociales de soins sociaux, qui ont trait à la production et à la fourniture de produits et services à caractère social et de bien-être auprès de groupes de population spécifiques comme les personnes âgées, les nourrissons, les enfants, les personnes handicapées et les personnes atteintes de maladies chroniques.

c) Les entreprises coopératives sociales à but collectif et productif, qui ont trait à la production et à la fourniture de produits et services répondant aux besoins de la collectivité (culture, environnement, écologie, éducation, services d’utilité publique, mise en valeur de produits locaux, préservation d’activités et de métiers traditionnels, etc.), et promeuvent l’intérêt local et collectif, l’emploi, la cohésion sociale et le développement local et régional » [26].

Bien qu’un tel cadre légal puisse être considéré comme encourageant, force est de reconnaître que, dans les faits et par ses actes, le gouvernement grec actuel est loin de favoriser le développement d’un véritable mouvement de l’économie sociale. Et pour cause, celui-ci est né en réaction à la politique gouvernementale, s’y oppose parfois fortement et aspire à des changements politiques à 180 degrés, par exemple dans le champ de la santé. Pour reprendre la typologie proposée plus haut, nous pourrions avancer l’hypothèse selon laquelle le gouvernement actuel encourage le développement d’une économie sociale présentée comme une des formes de redressement économique du pays (notons qu’il n’a pas été jusqu’à légaliser la reprise d’entreprises occupées par leurs travailleurs). Mais il ne voit pas d’un bon œil la naissance d’un mouvement social d’économie solidaire qui articule économie et politique.

Une politique favorable au mouvement devrait prévoir une aide et du conseil à la gestion, des outils de financement et enfin des choix de production qui pourraient être décidés collectivement. Les entreprises d’économie sociale et le mouvement plus large dans lequel elles voient le jour doivent jouer un rôle dans la création d’emplois mais aussi dans la reconstruction économique et sociale du pays, ce qui passe par des propositions de politique économique. Selon Petros Linardos, le pays dispose de ressources qui ne sont plus utilisées désormais (usine et bâtiments inoccupés, terrains en friche, etc.) et pourraient être à la base d’une telle reconstruction. Bref, la reconstruction économique du pays devrait idéalement comprendre un axe de financement et soutien de l’économie sociale, parmi d’autres voies.

Selon l’économiste Gabriel Colletis, cité plus haut, « la seule solution alternative crédible est la mise en œuvre d’un plan national de développement économique. Au lieu de brader le travail des Grecs pour relancer les exportations, la Grèce doit développer ses activités productives agricoles, industrielles et de services, afin de répondre au besoin de la population. » Un exemple parmi d’autres, qui concernent les coopératives agricoles manifestement trop peu nombreuses : 70 % des olives grecques sont envoyées en Italie pour y être transformées en huile.

A côté d’un train de mesures directement favorable au développement de l’économie sociale, d’autres types de mesures, plus indirectes, devraient également s’imposer pour contribuer à des changements économiques majeurs. A ce niveau global, il faut que le développement de l’économie sociale s’appuie sur une lutte pour une redistribution des revenus. La lutte des cliniques sociales par exemple est une lutte locale et globale. Pour un accès à des services de santé ici et maintenant et pour un droit à la santé demain, via une politique de redistribution des revenus, autre nom d’un système de sécurité sociale.

On le voit, les initiatives locales achoppent très vite sur des questions politiques fondamentales. Elles nourrissent ces questions, sur base de leurs réflexions collectives et pratiques innovantes mais peuvent aussi être partiellement dépassées par celles-ci.

 Conclusions intermédiaires

Pour conclure, voici quelques enseignements à tirer de la situation observée en Grèce en matière d’économie sociale. Plusieurs traits particuliers au contexte grec doivent être rappelés. L’économie sociale et solidaire grecque naissante est multiforme. On peut y rattacher les quelques coopératives nées en vue de créer ou de conserver son emploi et de couvrir la production de certains biens et services déficients ou manquants. On peut aussi relever ces initiatives assez mobilisatrices qui visent à couvrir des besoins sociaux de base (santé, alimentation) largement amputés par la crise, les mesures d’austérité et ses effets sociaux et économiques. Un véritable mouvement citoyen est né pour répondre à cette situation, entièrement fondé sur le bénévolat et les dons. Entre ces deux types d’initiatives, relevons l’apparition d’organisations de systèmes d’échanges et de monnaies sociales qui ne s’inscrivent pas véritablement dans les relations marchandes ordinaires. Les conclusions que nous inspirent de telles pratiques se veulent intermédiaires car ni le mouvement citoyen, ni la troïka, ni le gouvernement en place, ni les électeurs n’ont dit leur dernier mot. La situation observée jusqu’à ce jour va encore évoluer, pour le meilleur ou pour le pire.

Il est difficile de trancher la question de savoir s’il faut se réjouir de la naissance d’une économie sociale grecque telle que présentée plus haut. Car si elle constitue une note d’espoir, elle trouve sa place dans un concert de désespoir. Nous pourrions présenter celle-ci à l’aide du concept d’origine grecque, « pharmakon », qui signifie à la fois un remède et un poison, un philtre et un venin.

Les initiatives prises sont évidemment un remède à la situation d’appauvrissement que connaît l’immense majorité du peuple grec. Même si ces initiatives sont encore trop peu nombreuses, pas assez importantes en taille et non suffisamment pérennes pour pouvoir affirmer qu’elles sont une réponse complète et satisfaisante. Il est aussi possible de voir un poison dans ces initiatives et surtout dans un certain regard porté sur elles. Le capitalisme a en effet cette particularité d’évoluer en passant par une succession de périodes de crise puis de sortie de crise et ainsi de suite. En acceptant un tel modèle économique, on peut voir dans les périodes de crise un processus normal d’évolution, à travers lequel les plus forts grandiront et les plus faibles disparaitront. Nous sommes quant à nous plutôt d’avis que, comme en Espagne, on peut dire en Grèce que « ce n’est pas une crise » [27]. L’utilisation du terme « crise » incite en effet à imaginer qu’on puisse revenir à une situation équivalente à celle qui a précédé la crise, comme si on fermait la parenthèse. Le sentiment est plutôt que plus rien ne sera comme avant. Que le système économique mais aussi politique doit être fondamentalement réformé. Ce qui pose la question du rapport entre ces initiatives et la volonté politique de réforme et de changements structurels.

La Grèce s’est transformée en véritable laboratoire. Laboratoire des politiques néolibérales d’une part, laboratoire des initiatives citoyennes d’autre part. Celles-ci se sont développées en réaction aux politiques établies dans le seul intérêt des créanciers, au détriment de ceux de la population. Laboratoire européen aussi puisque sont mises à l’épreuve les relations entre les pays et entre les populations : solidarité ou concurrence, telle est finalement la question.

A cet égard, ce que montre et rappelle la situation grecque, c’est que l’économie sociale doit être un mouvement social si elle veut influer sur la société. En ce sens, elle est le résultat de mobilisations. Sans cela, les initiatives qui s’en prévalent s’apparentent plus à des îlots de résistance qu’à de réelles forces de changement. Sans doute est-ce la question la plus brûlante que portent les acteurs du mouvement récent : créer des îles ou changer la société. Sur le sujet, tous les acteurs belges d’économie sociale peuvent trouver dans les luttes de leurs concitoyens européens résidant en Grèce une source d’inspiration.

P.-S.

Source originale : Quentin Mortier, Peut-on se réjouir de la naissance d’une économie sociale grecque ?, saw-be, déc.2013

Notes

[1En juin 2012, la réduction du nombre de salariés du secteur public en Grèce, depuis 2009, était estimée à 100.000. Et les plans de la troïka prévoyaient alors une réduction de 50.000 emplois supplémentaires entre 2012 et 2015. Soit une baisse programmée de 18 % de l’effectif. Source : SALLES A., « Les emplois publics en Grèce ont baissé de près de 100 000 depuis 2009 », dans Le Monde, 29 juin 2012.

[2Selon un rapport du FMI, cité par LANARA-TZOTZE Z., L’impact des mesures anti-crise et la situation sociale et de l’emploi : Grèce, étude du Comité économique et social européen, Bruxelles, 2013, p. 3. Disponible sur www.eesc.europa.eu.

[3Voir entre autres : DELORME J., « La crise de l’euro 2008-2013 : quelques enseignements majeurs », dans Les Echos, 1er octobre 2013.

[4LANARA-TZOTZE Z., op. cit., p. 4.

[5Selon Eurostat, en 2012, le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans en Espagne est de 53,2 %, au Portugal, de 37,7 %, en Italie de 35,3 %, en Belgique de 19,8 % et en moyenne dans les 28 pays de l’UE de 23 %.

[6LANARA-TZOTZE Z., op. cit., p. 6.

[7Idem, p. 3.

[8COLLETIS G., « La Grèce est délibérément vouée au mal-développement », entretien réalisé par BERNS D., dans Le Soir, 22 août 2013.

[9Lire CORREA R., « L’Europe endettée reproduit nos erreurs », dans Le Monde diplomatique, décembre 2013.

[10PLIHON D., « Deux expériences de sortie de crise : Argentine et Islande. Quelles leçons pour les pays européens ? », dans Les Temps nouveaux, 2013, repris sur http://local.attac.org.

[11CHIBANI-JACQUOT P., « L’ESS grecque n’est plus tout à fait un mythe », publié le 24/01/2012 sur le site www.essenregion.org.

[12Voir : http://fr.euronews.com/2013/10/04/la-cooperative-recette-du-succes/ qui présente l’initiative comme une « entreprise sociale ».

[14BERNARD F., « Ce n’est pas une île, c’est une usine », dans Z, n° 7, printemps 2013. Cette revue a la particularité d’être produite de manière itinérante en changeant à chaque livraison de lieu de production (le numéro 7 a été imaginé et réalisé depuis Thessalonique). Voir : www.zite.fr.

[15Sur cette initiative, voir : http://www.viome.org/p/francais.html.

[16« En Grèce, au bout d’un an sans emploi, on perd non seulement ses droits aux allocations chômage, mais aussi sa couverture sociale. De plus, de très nombreux commerçants ou auto-entrepreneurs ne parviennent plus à payer leurs cotisations à la caisse d’assurance sociale des travailleurs indépendants – cotisations qui s’élèvent à environ 400 euros mensuels pour une personne. » Source : POINSSOT A., « En Grèce, la solidarité en alternative à la misère », dans Mediapart [en ligne : http://www.mediapart.fr], 6 avril 2013.

[17Voir à ce sujet : PREYER A., « Grèce : quand la crise produit de l’innovation sociale et économique », dans Place publique [en ligne : www.place-publique.fr], octobre 2013.

[18KOYLU L. et BULBARI J., « L’État s’effondre, les quartiers s’organisent », dans Z, n° 7, printemps 2013, p. 94 et sq.

[19LAVILLE J.-L., « Economie solidaire et changement social », dans L’économie solidaire, CNRS Editions, Paris, 2011, p. 9.

[20Pour un aperçu du vécu de cette crise au quotidien, se référer au blog www.greekcrisis.fr. Le web-reportage d’ARTE « Les ruines du monde grec » donne un aperçu de l’ampleur de la crise : http://www.arte.tv/fr/7079974.html.

[21LEFAURE C., « La clinique sociale d’Hellinikon près d’Athènes », interview de K. Papagika, 17 juin 2013, disponible sur http://blogs.attac.org.

[22Collectif, « Médecine de crise. L’imagination en embuscade », dans Z, op. cit. p. 61.

[23Idem, p. 74.

[24DEFOURNY J. et DEVELTERE P., « Origines et contours de l’économie sociale au Nord et au Sud », dans
DEFOURNY J., DEVELTERE P. et FONTENAU B. (ed.), L’économie sociale au Nord et au Sud, De Boeck & Larcier,
Paris/Bruxelles, 1999.

[25L’étude date de 2013 et est intitulée « Étude sur les déterminants sociaux de la santé et la fracture sanitaire dans la Région européenne de l’OMS » et est disponible sur le site www.euro.who.int.

[26Selon l’avis n° 285 du comité économique et social grec sur la question, disponible sur le site www.toad.eesc.europa.eu.

[27Voir le webdocumentaire sur la situation espagnole « No es una crisis » : www.noesunacrisis.com.