En tant qu’entreprise sociale, si ce n’est déjà fait, il y a fort à parier que vous allez prochainement être interpellée sur l’évaluation ou la mesure de votre « impact social ». Les entreprises sociales ou entreprises d’économie sociale se définissent entre autres par leur objectif explicite de service à la communauté ou leur finalité sociale. Il est donc assez cohérent que, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, une demande apparaisse pour évaluer ou mesurer les effets produits par une telle entreprise dans la société.
SAW-B a été particulièrement attentif au développement de cette question. Notre entrée dans la matière s’est faite au niveau européen. De nouveaux fonds ont été mis à disposition des entreprises sociales mais à la condition que celles-ci aient « un impact social mesurable et positif ». Le GECES (Groupe d’experts de la Commission sur l’entrepreneuriat social) a été chargé par la Commission de plancher sur une méthode et un groupe en son sein a effectivement publié une proposition sur le sujet [1]. Celle-ci a pu être discutée lors d’un atelier qui s’est tenu durant la Conférence de Strasbourg de janvier 2014 intitulée « Entrepreneurs sociaux : prenez la parole ». Préalablement à la sortie de ce rapport, nous avons publié deux analyses [2] qui tentaient de répondre de manière assez générale aux questions : pourquoi mesurer et comment mesurer l’impact social des entreprises sociales ?
Par la suite, nous avons souhaité traiter la question en mettant en valeur les pratiques des entreprises sociales. Une journée d’étude a ainsi été organisée, en partenariat avec Pour la Solidarité, le 11 février 2014 [3]. Cet évènement a mis à jour la nécessité de clarifier, autant que possible, ce qui peut se cacher derrière la « mesure de l’impact social ». C’est ce que nous tenterons de faire dans un premier temps avec cette analyse.
La journée d’étude a aussi permis de mettre en lumière des pratiques intéressantes qui montrent que mesurer l’impact social d’une entreprise peut prendre des formes très variées. Nous y reviendrons dans la deuxième partie du texte.
Enfin, cette analyse revient sur les craintes ou risques liés à la mise en place de dispositifs de mesure d’impact social.
Une certaine confusion
Plusieurs causes peuvent être trouvées à la confusion relative qui règne dans la plupart des esprits quand il est fait mention de « mesure d’impact social ». Nous relevons quant à nous les suivantes :
1. la difficulté intrinsèque à définir les concepts ;
2. la multiplicité des sources d’inspiration ;
3. la pluralité des objectifs et déclinaisons de la démarche d’évaluation.
Difficulté à définir
L’adjonction du terme « social » à un autre rend souvent difficile la compréhension immédiate de l’ensemble ainsi formé. Or, deux couples de ce type sont ici à définir : entreprise sociale d’une part et impact social d’autre part. Une publication récente de l’agence française AVISE [4] débute précisément par la définition de ces deux notions.
Retenons que l’entreprise sociale peut être définie comme « une initiative privée qui se fonde sur un modèle économique viable pour répondre à un besoin social et/ou environnemental » [5]. La définition de l’entreprise sociale élaborée par le réseau de chercheurs EMES relève elle aussi un critère de « service explicite à la communauté » [6].
La définition de l’impact social est un peu plus problématique. Premièrement, comme nous l’avons déjà mentionné dans une de nos précédentes analyses, des termes différents sont utilisés pour désigner ce dont il est question, mettant ainsi l’accent sur l’un ou l’autre aspect. Plutôt que d’impact social, les uns évoquent par exemple la « performance extra-financière » ou encore les « externalités » alors que d’autres privilégieront l’idée d’ « utilité sociale » ou de « valeur sociale » ou « sociétale ». Deuxièmement, de nombreuses définitions du concept d’impact existent et sont débattues entre acteurs et entre chercheurs. Troisièmement, à supposer circonscrit le sens de l’impact social, celui-ci peut être, alternativement, mesuré, évalué ou valorisé. Suivant en cela l’AVISE, nous proposons de privilégier l’usage des termes d’ « évaluation de l’impact social », plus larges que la seule « mesure ». Et de désigner ainsi « un processus visant à comprendre, mesurer ou valoriser les effets, négatifs ou positifs, générés par une entreprise sociale sur ses parties prenantes » [7]. A cette définition, nous pensons devoir ajouter que les effets à prendre en compte peuvent dépasser les seules parties prenantes de l’entreprise sociale et ainsi toucher ce que nous pourrions appeler « la société ». Ils peuvent être de nature plutôt économique, politique, individuelle, environnementale ou sociale.
Une autre manière de cerner l’évaluation de la mesure d’impact social peut être de la différencier de ce qui se fait par ailleurs. Comme le font remarquer deux enseignantes de l’ESSEC, l’évaluation d’impact social cherche à « dépasser d’une part la description et la comptabilisation d’activités menées, d’autre part, la mesure d’une performance strictement économique » [8].
Sources d’inspiration multiples
L’insistance récente sur l’importance de l’évaluation de l’impact social a plusieurs sources d’inspiration. La plus ancienne est probablement l’évaluation des politiques publiques et, concomitamment, celles des associations principalement financées par les pouvoirs publics pour des missions d’intérêt général. C’est notamment le cas des organismes de coopération au développement qui sont invités depuis de nombreuses années à évaluer leurs pratiques, leurs résultats et leurs impacts.
Nicolas Van Nuffel, responsable du plaidoyer au sein du CNCD, explique que les outils habituellement utilisés par les acteurs de la coopération, relèvent à l’origine de la panoplie militaire ou du management privé. L’utilisation de ces outils, comme celle du « cadre logique », présente une série d’avantages mais peut aussi s’avérer risquée [9]]. Les dangers à éviter sont, toujours selon lui, de trois ordres. Primo, la faible prise en compte du contexte et de l’environnement de l’action. Secundo, le déterminisme causal (si je fais A+B+C, j’obtiendrai D) qui est épistémologiquement dépassé. Tertio, la dépolitisation en ce sens que les rapports de force et les dissensus entre acteurs ne rentrent pas en ligne de compte. Et, quarto, la possible dévalorisation des alliances (puisque chacun doit prouver sa propre contribution, ce qui peut être plus simple à réaliser si on est le seul à agir). Il invite dès lors à développer des espaces critiques au sein desquels les outils et méthodes d’évaluation peuvent eux-mêmes être évalués par les divers acteurs qui y sont liés. Dans le champ de la coopération au développement, il existe de fait une importante littérature, des lieux de réflexion et une sorte de débat permanent sur ces questions. Avant que l’évaluation de l’impact social des entreprises sociales ne se généralise, tâchons de nous inspirer de ce conseil de nos prédécesseurs à savoir : ne pas simplement former à la diffusion des outils mais aussi les critiquer, les adapter, les améliorer, en imaginer d’autres, etc.
Une autre source d’inspiration, plus récente, provient du monde de la philanthropie et plus particulièrement de la « venture philanthropy » et de l’ « impact investment » [10]. Ces acteurs, a priori proches des entreprises capitalistes, ont développé des méthodes en vue de classer les différents projets qui leur sont soumis avant d’éventuellement y investir ainsi que des outils pour rendre compte et améliorer l’impact social des entreprises sociales qu’ils décident de financer. Le développement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) est aussi un facteur qui influence le développement de l’évaluation de l’impact social. En France, certaines lois ont été prises en vue de rendre obligatoire le bilan de responsabilité sociétale pour certaines catégories d’entreprises. C’est le cas pour les sociétés cotées en bourse (par la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques) et pour les entreprises de plus de 500 salariés (par le Grenelle de l’environnement). La Mutuelle Générale de l’Education Nationale (MGEN), invitée à participer au colloque de février, est visée par cette mesure qui l’oblige à rendre publiques des informations sur la manière dont elle prend en compte les conséquences sociales et environnementales de ses activités et ses engagements sociétaux en faveur du développement durable.
Pierre-François Szczech, chargé de mission Environnement au sein du Groupe MGEN, qui compte près de 10.000 salariés, a démontré qu’une contrainte réglementaire peut être transformée en une réelle opportunité pour l’entreprise sociale. Elle a permis dans le cas de cette mutuelle française de développer une dynamique de mobilisation, d’innovation et de transformation sociale ainsi que de communication. La mise en place de la politique RSE [11] a permis de construire collectivement un référentiel d’indicateurs dans cinq thématiques différentes, recouvrant des enjeux liés aux métiers, à l’identité mutualiste et au fonctionnement interne. Finalement, cet exemple illustre un des enjeux de l’évaluation de l’impact social à savoir le fait de « prouver et améliorer » les pratiques.
Une troisième source d’inspiration vient du champ même l’économie sociale. Il ne faut pas oublier que certaines pratiques ont été développées au sein même de celui-ci depuis quelques temps. On peut penser aux méthodes développées en France sous l’appellation d’utilité sociale [12] ou encore l’important travail réalisé par les acteurs de la microfinance sur les indicateurs de la performance sociale adaptés à leur action [13]. Cette expérience porte en effet d’une part sur l’articulation entre amélioration de la performance sociale et de la performance financière et d’autre part sur la valorisation et la communication qu’il est possible de donner aux parties prenantes, mais aussi à un public plus large, à propos de l’atteinte des finalités sociales par un ensemble d’acteurs innovants.
Un modèle éclairant
Il n’est pas évident que les entreprises sociales se lancent massivement dans une démarche dont elles ne connaissent pas vraiment les tenants et aboutissants et qui semble a priori complexe et multiforme.
Emeline Stievenart et Anne-Claire Pache, issues d’une grande école de commerce, ont développé un modèle qui nous apparait très utile pour clarifier les différentes formes que peuvent prendre les démarches d’évaluation de l’impact social. Relevons que sous couvert d’ « évaluation de l’impact social », quatre enjeux distincts ont ainsi pu être identifiés : évaluation de la pertinence, évaluation de l’efficacité, évaluation de l’efficience et évaluation de l’impact.
Selon Emeline Stievenart et Anne-Claire Pache [14], sous l’appellation d’évaluation de l’impact social se cachent en fait des objectifs très divers qui sont souvent confondus par les acteurs. Elles relèvent quant à elles quatre démarches différentes, auxquelles elles associent un type de méthode particulièrement adapté. C’est la réponse aux questions suivantes qui permet de se situer dans l’une de ces quatre démarches : Quel est l’objectif de l’évaluation et quelle est la (ou les) question(s) évaluative(s) ? Que veut-on apprendre ou vérifier ? A quoi vont servir les résultats ? A qui seront-ils utiles ? Quelle méthode adopter en conséquence ?
Evaluation de la pertinence Si l’objectif consiste à valider les besoins sociaux et la réponse apportée, pour mieux appréhender et maximiser le potentiel d’impact social, on parlera alors de préférence d’évaluation de la pertinence. Les questions évaluatives peuvent alors être les suivantes : Quels sont exactement les besoins sociaux des bénéficiaires ? Ceux-ci ont-ils changé en cours de projet ? Les objectifs de l’entreprise sociale y sont-ils toujours adaptés ? Les difficultés du projet peuvent-elles s’expliquer par une mauvaise compréhension du problème social ? Y a-t-il convergence entre ce que l’entreprise sociale pense apporter aux bénéficiaires et la perception de ces derniers ? Le type de méthode préconisée sera alors une méthode d’explication du changement. Evaluation de l’efficacité Si l’objectif consiste à mesurer le niveau de réalisation des objectifs et analyser d’éventuels écarts, pour rendre des comptes, réviser ses objectifs et progresser, on parlera alors de préférence d’évaluation de l’efficacité. Les questions évaluatives peuvent alors être les suivantes : A-t-on atteint les objectifs de résultats fixés ? Comment les indicateurs évoluent-ils au cours du projet ? Dans quels domaines les progrès les plus importants sont-ils enregistrés ? Le type de méthode préconisée sera alors une méthode par indicateurs. Evaluation de l’efficience Si l’objectif consiste à comparer les ressources investies dans le projet et les résultats qui en découlent pour optimiser l’allocation de celles-ci et s’assurer de leur rentabilité « sociale », on parlera alors de préférence d’évaluation de l’efficience. Les questions évaluatives peuvent alors être les suivantes : Parmi plusieurs projets, quel est celui qui permet de créer le plus d’impact pour le même montant de ressources engagées ? Les coûts évités pour les pouvoirs publics sont-ils supérieurs au montant des subventions versées à tel projet ? Pour un euro investi, comment se répartit la valeur créée pour les différentes parties prenantes du projet ? Le type de méthode préconisée sera alors une méthode de monétarisation. Evaluation de l’impact net Si l’objectif consiste à démontrer les changements sociaux rendus possibles par le projet pour le pérenniser ou le faire changer d’échelle par exemple, on parlera alors de préférence d’évaluation de l’impact net (au sens où il faut arriver à déduire ce qui serait arrivé de toute façon par ailleurs). Les questions évaluatives peuvent alors être les suivantes : Le projet crée-t-il une différence significative par rapport à l’existant ? D’autres facteurs peuvent-ils être à l’origine des changements observés ? Le type de méthode préconisée sera alors une méthode avec groupe de comparaison. Ces quatre enjeux peuvent aussi être représentés par le schéma suivant :
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Exemples pratiques
En croisant d’une part les exemples de pratiques que nous avons pu réunir lors d’un récent colloque et d’autre part le cadre élaboré par les deux chercheuses de l’ESSEC, nous sommes arrivés quant à nous à quatre objectifs ou déclinaisons de l’évaluation de l’impact social.
La modélisation
Un premier objectif peut consister à interroger la pertinence de la réponse apportée par le projet par rapport aux besoins du public ciblé par celui-ci. Il s’agit donc de bien connaître et comprendre ces besoins. Cette question peut se poser avant de se lancer, durant le projet ou une fois celui-ci terminé. C’est sur base de cette analyse des besoins que le projet pourra être modélisé et qu’une chaîne causale pourra être établie entre les besoins, les objectifs, les ressources, les activités et les résultats. Une telle chaîne causale peut prendre la forme d’un cadre logique (qui est un document qui synthétise sous forme de matrice toutes les informations clés d’un projet : objectifs, résultats, activités, risques, programmation, ressources) ou d’une « théorie du changement » (qui est un plan de changement social qui va de la formulation des hypothèses à la définition des objectifs à long terme) [15].
Pour interroger les hypothèses établies entre les besoins et les réponses apportées ou à apporter, il est souvent fait recours à des méthodes qualitatives comme par exemple des groupes de discussion avec les différentes parties prenantes.
C’est en quelque sorte une démarche de ce type qui a été mise en œuvre par le réseau Flora qui rassemble des associations actives dans le champ de l’insertion socioprofessionnelle des femmes. Au départ de leur réflexion se trouve le constat que seule une petite partie du travail de ses membres est valorisée par les pouvoirs subsidiants, à savoir la dimension productive du travail. En réaction à ce constat, Flora organise divers moments de réflexion, croisant le regard des professionnels des associations et celui de leurs publics. Des animations basées sur des techniques participatives ont permis de faire ressortir les valeurs portées concrètement par les membres. Un modèle alternatif a ainsi été établi et testé, qui valorise différentes formes de travail auxquelles les associations contribuent, dont la société a besoin et qui sont attendues et mises en œuvre par les publics cibles. Le modèle repose sur quatre formes de travail et une cinquième qui consiste à équilibrer les quatre premières : travail productif, travail de soin, travail social, travail pour soi [16]. Un tel modèle peut évidemment devenir la base d’une politique de changement social.
Les indicateurs
Un deuxième objectif peut consister à analyser les écarts, en cours ou en fin de projet, entre le prévu et le réalisé. Une telle analyse permet de piloter au mieux un projet à finalité sociale et de se rapprocher au mieux des impacts sociaux déterminés au départ, bref d’en évaluer et si possible d’en améliorer l’efficacité.
La détermination d’indicateurs est une démarche que les entrepreneurs sociaux pourront suivre assez intuitivement car elle est courante en ce qui concerne le suivi d’objectifs économiques. Mais une difficulté peut justement se poser quand il s’agit de mesurer des évolutions humaines complexes (confiance en soi, bien-être, capital social, etc.). Les indicateurs peuvent être construits par leurs seuls utilisateurs, co-construits entre différentes parties prenantes, empruntés à certaines bases de données (en vue de leur comparaison) ou adaptés de modèles existants. Dans tous les cas, il ne faut jamais surestimer la capacité d’indicateurs à faire autre chose que d’indiquer.
Le Fonds Venture Philanthropy, mis en place et géré par la Fondation Roi Baudouin, soutient financièrement 1700 projets chaque année avec une attention particulière sur le renforcement de leurs capacités organisationnelles. L’appui du fonds se veut rapproché et collaboratif. Il se base sur la mesure de la performance sociale des structures soutenues. Pour ce faire, avant la signature de la convention, une série d’objectifs et indicateurs clairs et simples, qualitatifs et quantitatifs sont définis de manière conjointe par les deux parties. A charge pour l’organisation de mesurer et communiquer sur l’état de ces indicateurs. Le tableau de bord ainsi élaboré est suivi à la fois par l’entreprise sociale et par les consultants engagés grâce au soutien du Fonds. Chaque année, un rapport annuel public met en exergue les impacts ainsi mesurés et discutés en interne [17].
La monétarisation
Un troisième objectif peut consister à comparer les résultats d’un projet avec les ressources financières et autres qui y ont été investies. Et ensuite éventuellement, comparer entre eux différents projets menés dans un même champ. L’issue de ce processus peut bien entendu consister à privilégier, du point de vue de l’investisseur privé ou des pouvoirs publics subsidiants, les projets qui obtiennent les meilleurs ratios, pour une raison d’efficience.
La plupart des méthodes mises au point pour concourir à cet objectif reposent sur l’idée qu’il est possible de donner une valeur financière (en euros) à tous les effets générés par un projet. Pour certaines méthodes, cette transformation en valeur monétaire de tous les effets du projet permettra l’agrégation en un ratio entre la somme investie et la somme générée en retour par le projet. De nombreuses critiques existent à l’encontre de ce type de méthode. Nous ne nous y attardons plus.
L’explicitation du changement
Un quatrième objectif peut consister à démontrer la plus-value du projet pour les bénéficiaires et pour la société en général, en s’appuyant sur l’analyse fine des changements générés. Les méthodes qui permettent de rencontrer de tels objectifs sont toujours à construire au cas par cas. Elles reposent souvent sur des outils qualitatifs, parfois associés à d’autres quantitatifs. On peut citer entre autres : la cartographie conceptuelle d’impacts [18] ou le changement le plus significatif [19].
L’association Lire et Ecrire en Wallonie a mené à bien une telle évaluation de ses actions d’alphabétisation [20]. Celles-ci sont conçues comme ne se limitant pas à la lecture et l’écriture mais incluant des dimensions sociales, culturelles, politiques et économiques. Les raisons pour lesquelles l’association s’est lancée dans une telle évaluation sont diverses : rendre des compte aux pouvoirs publics subsidiants, éventuellement réorienter les actions en cours et à venir ou du moins les améliorer, sensibiliser le public à la mission de l’association et à l’atteinte de celle-ci. L’association a organisé des entretiens en groupe avec des apprenants, dans le cadre de leur formation, au départ d’une question simple et ouverte (« Qu’est-ce que l’alpha change ou a changé dans votre vie ? ») suivie d’un débat. Un outil pédagogique particulier a été choisi en raison de sa nature visuelle et orale (appelé MOTUS), particulièrement adapté à des personnes ne maîtrisant pas la langue écrite. La raison de ce choix est aussi à trouver dans la volonté de Lire et Ecrire de mener une évaluation participative, une évaluation qui pourrait relever de l’éducation permanente en quelque sorte.
Poison ou remède ?
Ces clarifications faites, nous pouvons exprimer quelques craintes. Nous sommes persuadés que, comme beaucoup d’autres innovations, l’évaluation de l’impact social peut être à la fois un remède et un poison. Tout dépendra, comme en médecine, de la qualité du diagnostic et du dosage. Nous présentons pour conclure cette analyse une série de craintes qui subsistent en ce qui concerne la généralisation de l’évaluation de l’impact social dans le champ de l’économie sociale. Dans une volonté de rester constructif, nous décrivons aussi les issues possibles que nous entrevoyons pour chaque difficulté.
La complexité et le coût
La première difficulté peut être de sous-estimer la complexité d’un processus d’évaluation de l’impact social. Alors que l’évaluation et le suivi des activités économiques d’une entreprise est une pratique assez courante, l’évaluation de l’impact social est probablement une matière plus complexe, à laquelle nous sommes en tout cas moins habitués.
Emeline Stievenart et Anne-Claire Pache, de l’ESSEC, ont identifié quatre causes de complexité.
La première relève du nombre et de la variété des éléments à prendre en compte. Ce qui implique de prioriser certaines informations par rapport à d’autres et donc une incomplétude irréductible. Sybille Mertens, professeur à HEC-ULg invitée au colloque de février, a elle aussi insisté sur ce type de complexité en prenant l’exemple d’une entreprise d’insertion bien connue en Belgique, le Groupe Terre. Par la production de biens et services, celle-ci a des effets directs d’amélioration du bien-être des consommateurs, des travailleurs, des ménages via la collecte de déchets, des partenaires étrangers via la coopération établie avec eux, des effets indirects sur la cohésion sociale et la qualité de l’environnement et des effets macro-économiques de réduction du chômage et de croissance.
La deuxième est basée sur le fait que la relation de causalité simple (A est cause de B) se rencontre très rarement dans la réalité. Celle-ci est plutôt faite de relations complexes, multiples (A et B sont causes de C) et de rétroactions (A est cause de B qui est cause de A). Toute représentation de la chaîne des résultats ou des impacts est forcément simplificatrice.
La troisième tient au fait que l’évaluation ou la mesure d’effets de nature humaine, psycho-sociologiques, comme par exemple le sentiment de confiance en soi et en les autres ou l’empowerment, pose la question des limites de nos connaissances. S’attaquer à des questionnements de ce type nécessite de reconnaître la part d’interprétation qui y est forcément attachée.
La quatrième cause de complexité est que toute entreprise sociale repose sur des valeurs qui jouent un rôle dans la production de l’impact mais aussi dans son évaluation. Ces valeurs peuvent être plus ou moins partagées entre les différentes parties prenantes. Elles peuvent aussi être contradictoires entre l’entreprise d’une part et les pouvoirs publics subsidiants d’autre part. C’est le constat et le combat du réseau Flora évoqué plus haut. Ou encore de certaines associations ayant une conception large et ouverte de l’insertion, souvent confrontées à la vision réductrice de l’État qui assimile insertion à accès à l’emploi. On comprend que selon les valeurs retenues, l’évaluation prendra des formes bien différentes [21].
Au final, il convient de ne pas sous-estimer la complexité réelle de tout processus d’évaluation mais il faut aussi éviter que cette complexité ne devienne paralysante. Nos deux auteures proposent d’une part de reconnaître la part d’incertitude, d’approximation et d’instabilité de toute évaluation et d’autre part d’adopter une approche pragmatique au sens où l’évaluation doit surtout aider les entreprises sociales dans la poursuite de leur mission.
Nous ajoutons quant à nous que les pouvoirs publics qui seraient demandeurs de davantage d’évaluation d’impact social dans le chef des entreprises sociales doivent aussi soutenir une telle évolution des pratiques, notamment sur le plan strictement financier. Les ressources humaines disponibles pour mener de telles démarches évaluatives sont souvent rares. Or, il est intéressant que ces évaluations ne soient pas entièrement externalisées vers des experts. Il pourrait dès lors être systématiquement prévu de les inclure dans les diverses formes de financement à destination des entreprises sociales. Par ailleurs, les acteurs de l’économie sociale devraient eux-mêmes s’organiser en une « communauté » pour partager les pratiques, les méthodes, les résultats et être capables de produire une analyse critique de cette démarche et des outils, trop souvent importés (notamment du monde de l’entreprise) et trop rarement co-construits. Le secteur de la coopération au développement a dans ce domaine quelques longueurs d’avance dont nous devrions nous inspirer. Comme l’a suggéré Sybille Mertens, il s’agit de former les entreprises sociales à l’évaluation d’impact social mais aussi d’éduquer les évaluateurs (au sens de ceux qui commandent les évaluations). Les fédérations d’acteurs, comme SAW-B, associées aux chercheurs universitaires, ont évidemment un rôle à jouer pour fonder une telle communauté de praticiens.
La distance entre « donneurs d‘ordre » et « bénéficiaires »
La deuxième difficulté vient de la distance qui peut exister entre les donneurs d’ordre de l’évaluation et les bénéficiaires de l’action de l’entreprise sociale. Ils se trouvent parfois dans des mondes aux antipodes les uns des autres. Supposons par exemple qu’une société d’« impact investing » située aux États-Unis décide de soutenir financièrement une entreprise d’insertion située en Wallonie mais à la condition expresse que celle-ci réalise annuellement une évaluation de son impact social. Des enjeux de pouvoir vont être posés à deux moments au moins : d’une part lorsqu’il s’agira de choisir la méthode d’évaluation et d’autre part quand il s’agira de tirer les conclusions des résultats de l’évaluation. Bref, une distance incommensurable peut exister entre ceux qui financent d’une part et ceux qui gouvernent et bénéficient de l’action de l’entreprise sociale d’autre part. Et les premiers veulent « changer la vie » des seconds, pour reprendre l’analyse très pertinente de Nicole Alix, de Confrontations Europe [22]. Un regard externe peut être intéressant mais il n’est pas forcément légitime quand il passe outre la proximité et la connaissance acquise entre les parties prenantes les plus directes. Comment garantir que le regard externe ne passe pas outre ce capital de pratiques et de savoirs acquis dans les interactions proches et avec le temps ?
L’implication des parties prenantes
Une troisième difficulté peut survenir du fait que l’économie sociale se définit notamment par un processus de décision démocratique. La décision de mener une évaluation d’impact, la manière de le faire et les conclusions à en tirer ne doivent-ils pas, étant donné précisément leurs impacts potentiels, être des décisions concertées voire décidées en impliquant les différentes parties prenantes de l’entreprise sociale ? Comme le fait remarquer Lire et Ecrire en Wallonie, qui a mis au point et promeut l’évaluation participative, celle-ci risque de s’apparenter à un processus de fausse démocratie si les acteurs qui y participent ne sont pas parties prenantes des décisions (sur le pourquoi, le comment et le « pour quoi » de l’évaluation). Impliquer les parties prenantes à différents moments de l’évaluation ajoute évidemment de la complexité mais nous paraît être une condition sine qua non de validité.
La question politique
La dernière difficulté nous paraît être de négliger la question politique en focalisant les efforts sur l’évaluation d’impact d’une multitude d’acteurs sans questionner le cadre politique dans lequel ils agissent et interagissent. A quoi cela sert-il d’améliorer l’évaluation de l’impact social des EFT et OISP sans questionner le cadre politique dans lequel elles évoluent, particulièrement l’« activation du comportement des demandeurs d’emploi » et la nature structurelle du chômage ? Eve Chiapello a utilisé l’image suivante pour dénoncer le risque de « focalisation fallacieuse » [23] : une personne perd ses clés dans la nuit sur le chemin entre sa voiture et sa maison et, bizarrement, elle ne les cherche que sous le seul lampadaire se trouvant entre les deux. En mettant l’accent sur l’évaluation de l’impact social des entreprises sociales, notre attention n’est-elle pas détournée des causes profondes et des politiques qui, parfois, créent les problématiques sociales et économiques contre lesquelles l’économie sociale se bat quotidiennement ?