"Pour les économistes l’illusion de l’argent consiste en une confusion
entre prix nominaux et prix réels."
Financial Times, 26 mars 2012
En ces temps d’aggravation de la répartition des richesses en défaveur des salaires et des revenus de la grande masse des gens, il n’est pas inutile se refixer les idées sur certaines notions de base qui servent d’ordinaire ici de repères : le pouvoir d’achat, le niveau de vie, l’indice des prix à la consommation, etc.
Aggravation : le mot est faible sans doute. On parle en effet, de plus en plus, d’une révolte des 99% contre le 1% les plus riches. Il s’agit bien sûr d’un slogan mais il n’est pas très éloigné de la réalité. Les économistes ont depuis peu, le plus sérieusement au monde, coutume d’utiliser la notion du « 90% inférieur » (« bottom 90% » en anglais) pour désigner, au sein de la population, les « subalternes », ceux qui disposent de faibles revenus. Les subalternes, c’est donc neuf citoyens sur dix... Voilà qui se passe de commentaires.
Pour examiner ces notions, nous allons tour à tour passer en revue le pouvoir d’achat sous l’angle micro et macro, sous l’angle des revenus, sous l’angle des prix et, enfin, sous l’angle du voile dont on entoure en général les rapports inégalitaires qu’entretiennent revenus et prix.
Micro-macro
C’est que le pouvoir d’achat peut, tout d’abord, être abordé tantôt du point de vue « micro », tantôt du point de vue « macro », termes qui, ici, ne correspondent pas à la définition usuelle qu’on leur donne dans le jargon économique. Par « micro », on entendra : au raz des pâquerettes, le pouvoir d’achat tel que compris par chacun, la fiche de paie, ce qui tombe chaque mois sur le compte en banque, l’argent dont on dispose pour vivre, bref, le palpable, le concret, c’est autant d’euros.
Mais... « autant d’euros » qui serviront à quoi ? A payer des choses. Variables selon les unes et les autres. Là, on est dans le macro, une forêt fluctuante de prix sur lesquels on a peu prise. Et qui, cependant, influencent profondément le micro : si la fiche de paie indique 100 et que la forêt de prix grimpe soudain à 120, le coût de la vie aura augmenté de 20% – et la valeur du revenu disponible diminué de 16,6% (sur les 120 que la fiche de paie aurait dû enregistrer pour pouvoir payer les mêmes choses qu’auparavant, il manque 20, soit une perte de 20/120x100 = 16,6%). Voyons cela dans l’ordre. En commençant par le « micro », ce qu’il en est du revenu disponible.
Le pouvoir d’achat sous l’angle revenus
Sous cet angle, le tableau n’est pas très encourageant. On se bornera à quelques indicateurs pour camper la situation.
Le 23 octobre 2009, ainsi, L’Humanité rapporte que l’Union européenne compte officiellement 79 millions de pauvres, soit 16% de sa population. C’était en 2009. Crise et politiques d’austérité aidant, la situation a empiré depuis. Mais, 16% de pauvres dans l’Union européenne, c’est déjà énorme.
Dans un article au titre révélateur (« La part salariale n’a jamais été aussi basse »), l’économiste Michel Husson notait quant à lui, toujours en 2009, au sujet de la France, que « En 1982, les dividendes nets versés par les sociétés non financières représentaient 4,4% de leur masse salariale ; en 2007, on est à 12,4%. Autrement dit, les salariés travaillent aujourd’hui près de six semaines par an pour les actionnaires, contre deux semaines au début des années 1980. » [1] Deux graphiques rendront cela encore plus parlant.
Le premier indique, sur la période 1961-1997, quelle a été l’évolution en Belgique des profits, de la part des profits non réinvestis, des investissements et du chômage.
Il ne faut avoir fait des études poussées pour voir que, à partir de 1981-1982, il y a déconnexion entre les profits et l’investissement, les premiers augmentent au même rythme que le second diminue. Et cela se traduit bien dans la courbe du taux de chômage : elle suit une courbe parallèle à celle de la baisse de l’investissement, ce qui est assez logique : moins les entreprises investissent dans l’outil de production, moins il y aura de travail. L’accumulation croissante des richesses (les profits) se traduit donc par un appauvrissement croissant (chômage) des travailleurs. On a assez entendu le « théorème » voulant que les profits d’aujourd’hui soient les investissements de demain et les emplois d’après-demain : le démenti est cinglant.
Le deuxième graphique est un bijou. Il date certes de 2005 mais, cent fois mieux qu’un long texte, il donne à voir d’un coup d’œil ce qui est train de se passer.
Nouvel Observateur, 30 mars 2005
Que voit-on ? Que les salaires de toutes les tranches d’âge, sauf une, dégringolent, et particulièrement ceux des jeunes, la classe des 25-30 ans. Seule la tranche des 51-60 ans connaît une évolution positive des salaires. Il n’y a pas de mystère. Cette tranche-là – en voie d’extinction par départs naturels – représente le dernier carré des travailleurs qui « fonctionnent » avec un contrat de travail classique, un contrat à temps plein et à durée indéterminée. Les autres, et cela ne s’est pas amélioré depuis 2005, connaissent les joies de la flexicurité, les contrats précaires, « atypiques », les petits boulots, les salaires de misère. C’est comme cela qu’on est arrivé à parler des « 90% du bas de panier »...
Là, on va quitter les revenus pour parler un peu des prix : le pouvoir d’achat est en effet tenu en tenailles entre ces deux, d’un côté le niveau des revenus et, de l’autre, le niveau des prix. Si le premier « dégringole » alors que, simultanément, le second s’élève, il y aura double pénalisation.
Le pouvoir d’achat sous l’angle prix
L’instrument de mesure le plus courant de l’évolution du coût de la vie est, pour mémoire, l’indice des prix à la consommation (IPC).
Rappelons, pour mémoire, qu’il s’agit d’une construction pyramidale assez fragile. Son calcul fait intervenir une série d’étapes qui chacune repose sur des choix et des postulats relativement arbitraires (d’aucuns diront : politiques) qui ne seront pas sans effet sur chacune des étapes suivantes – et sur le résultat final. Voyons rapidement. Pour établir le prix moyen de l’ensemble des biens et services, il va falloir (1) sélectionner les biens et services, au nombre de 520 actuellement, jugés représentatifs de ce qu’achète le Belge moyen (2) effectuer un relevé mensuel de ces 520 prix dans 65 localités, qui auront aussi été sélectionnées au préalable, (3) pondérer les prix moyens ainsi obtenus selon le poids relatif qu’on aura au préalable choisi d’attribuer à chacune de ces 65 localités, (4) pondérer le résultat de ce calcul-là en fonction du poids relatif que ces 520 biens et services représente à l’intérieur du budget du Belge moyen, (5) ce qui suppose au préalable d’avoir effectué une « enquête budget » auprès de quelque 3.785 ménages jugés représentatifs. Pour un calcul censé être « objectif », cela fait beaucoup de présupposés tous contestables...
Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Cet indice demeure, grâce à l’indexation automatique des salaires et des allocations sociales, un rempart indispensable contre la dégradation des revenus dans quelques pays (la Belgique mais aussi le Luxembourg, Malte et Chypre). Le simple fait que la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international, l’OCDE et la Commission européenne souhaitent sa suppression en est la meilleure preuve.
Il n’en reste pas moins que, pour se faire une idée de l’évolution des prix, l’IPC n’est jamais qu’un indice parmi d’autres. L’Union européenne, ainsi, préfère l’IPCH, avec un « h » pour harmonisé. Il diffère de notre IPC et aboutit généralement à une évolution des prix légèrement supérieure. On a aussi l’indice dit de « santé », introduit en 1994 pour affaiblir l’indexation automatique : s’en trouvent éliminés le tabac, l’alcool, le diesel et l’essence. L’indice « santé » n’est d’ailleurs pas loin de correspondre à ce que les économistes anglo-saxons appellent le « core inflation » (inflation fondamentale) qu’ils distinguent du « headline inflation » (inflation des titres de journaux). Voilà qui indique bien que c’est l’usage qu’on va faire de l’indice qui en détermine la nature.
Un des usages, méconnus, de la montée des prix est de rogner sur les salaires. Jolie démonstration en Grande-Bretagne.
Voici comment juge un journal financier la hausse de prix entre 2005 et 2011 : « Les prix augmentant deux fois plus vite que les salaires, les revenus ne seront vraisemblablement pas plus élevés en 2011 qu’ils n’étaient en 2005 – dans les faits, cela correspond à un gel des salaires durant six ans, le plus long étranglement du pouvoir d’achat depuis 1920. » (Financial Times, 19 février 2011).
De même, dans un papier titré « L’inflation peut servir de soupape de sûreté » , l’éditorialiste du Financial Times, Samuel Brittan, note que « Les travailleurs acceptent plus facilement une baisse de leur revenu réel si elle résulte d’une hausse des prix plutôt que d’une réduction de leur salaire. » (FT du 29 mai 2009).
Ce « levier » n’a pas échappé aux décideurs belges. Voici en effet ce que déclarait dans le journal De Morgen, le 10 novembre 2006, le précédent gouverneur de la Banque centrale de Belgique, Guy Quaden, à l’issue de la dernière révision de l’indice : « Grâce au nouvel indice, l’inflation sera plus faible. » Il faut lire cela à deux fois. Ce qui est dit ici est que l’inflation (officielle) peut être ramenée à un niveau inférieur à l’inflation (réelle) en modifiant (en manipulant) simplement les éléments statistiques qui la déterminent. Pourquoi réduire l’inflation officielle ? On ne cherchera pas midi à quatorze heures : le but est de freiner l’augmentation des salaires due à leur indexation ou, en d’autres mots, réduire en bloc tous les salaires. Rebelote en 2012 [2].
Ouvrons une parenthèse théorique. L’inflation, comme on sait, caractérise une augmentation générale des prix et du coût de la vie. C’est une érosion générale de la valeur de l’argent qui a pour principal effet, précise l’économiste John Maynard Keynes, « de modifier la distribution de la richesse entre différentes classes sociales ». [3] Dit autrement, l’inflation est tout sauf neutre. Lorsque les prix augmentent, il y a des perdants et des gagnants. Perdants : les rentiers, tous ceux qui ont une épargne et à qui on doit de l’argent, dont l’inflation réduira la valeur. Gagnants, à l’inverse, les débiteurs, tous ceux qui ont des dettes et qui doivent de l’argent, dont la valeur, à rembourser, sera moindre. L’inflation est un mécanisme de »redistribution« . De quelle nature ? Voici peu, en 2008, le journaliste du Financial Times, Wolfgang Münchau, l’exprimait ainsi : »une augmentation de l’inflation correspond à un transfert de richesses des pauvres à la classe moyenne". Résumons à l’emporte-pièce : les riches y gagnent, les pauvres y perdent.
De quelques voiles qui masquent...
Le niveau de vie est donc pris en tenailles entre le micro (la fiche de paie, soumise à pression) et le macro (les prix, en augmentation), c’est entendu. Sa dégradation est cependant masquée par des illusions d’optique savamment entretenue dans les médias. On en examinera ici deux.
La première illusion d’optique réside dans le fait que la mesure du pouvoir d’achat travaille en général avec des moyennes et que, à cet titre, elle est sans valeur aucune. La seconde illusion d’optique tient à la durée, la perspective longue : elle se heurte à l’illusion de l’argent.
Commençons par un « classique ». Voici ce que, à quatre d’ans d’intervalle, clame la presse : « Nous n’en sommes pas toujours conscients mais nous n’avons jamais été aussi riches ! ». C’était dans le journal Le Soir, le 21 décembre 2007, et le grand prêtre auquel le journaliste donne la parole est Yvan Van De Cloot, économiste de la banque ING. Et puis, presque à l’identique : « Les Belges n’ont jamais été aussi riches. » Là, c’était dans L’Écho, le 20 avril 2011, dans un article sur le patrimoine financier des particuliers en Belgique.
C’est évidemment pour rire. Le « Belge » dont il est question ici n’existe pas. C’est une pure fiction, de l’escroquerie intellectuelle, du bourrage de crâne.
Mais une fiction qui a l’avantage de brouiller les cartes, les esprits. Encore un exemple ?
En 2008, Philippe Defeyt, économiste de formation, s’est livré, pour le compte de l’Institut pour un Développement Durable (IDD), à une petite recherche sur le pouvoir d’achat pour voir comment, au départ de treize articles de consommation courante, le temps de travail nécessaire pour les acheter avait évolué entre 1983 et 2008. Il arrive à la conclusion suivante : « Sur le long terme, pour les produits de consommation de base, les Belges ont gagné. » C’était dans Le Soir du 29 mai 2008. Le journal saisira d’ailleurs l’occasion pour enfoncer le clou. Il titrera cet article : « La vie était pas moins chère avant. »
Comme dans les cas précédents, l’argument est bâti sur un tour de passe-passe. Qui est riche, qui a gagné en pouvoir d’achat ? Réponse : le Belge « moyen » – qui n’existe pas.
On s’en rend compte lorsqu’on examine, dans l’étude originale de Defeyt, les matériaux sur lesquels il s’est basé pour faire son petit calcul et dont la presse, naturellement, ne dira rien : ce serait démolir le conte de fées. On s’aperçoit là que Defeyt a utilisé, pour les années 1983, 1988 et 2008, des statistiques relatives au salaire net moyen, toutes catégories de travailleurs confondues, qu’il a croisées avec des statistiques sur le temps de travail hebdomadaire moyen, toutes catégories confondues, pour ensuite les corréler avec le coût moyen (IPC) de 13 produits selon lui illustratifs. Cherchez l’erreur…
L’erreur apparaît avec force lorsque, avec Nico Hirt, on décortique ce qui se cache derrière la notion de revenu moyen [4]. Cela donne ceci, sur la base des revenus imposables de 2003 :
Revenu mensuel moyen : 2.050 euros
Revenu mensuel médian : 1.575 euros (23% inférieur au précédent)
Revenu mensuel modal : autour de 960 euros (53% inférieur au revenu moyen)
On voit bien ici que le revenu moyen ne veut rien dire. Et c’est logique. Supposons une population de deux personnes. L’une gagne 10, l’autre gagne 100. Leur revenu « moyen » sera, à tous deux, 110 divisé par deux : 55. Comparé à celui qui gagne réellement 10, c’est farfelu, c’est faire comme s’il gagnait cinq fois plus que ce dont il dispose pour vivre. Idem pour le riche qui gagne 100 : d’un trait ses revenus réels sont artificiellement diminués de moitié. Le revenu moyen, répétons-le est une pure fiction.
Le revenu médian, lui, est plus intéressant, plus éclairant sur la situation réelle. Ici on a divisé l’ensemble des revenus en deux blocs de telle sorte que la ligne (le chiffre) de démarcation indique exactement le montant en dessous et au-dessus duquel ces deux blocs se répartissent. Un revenu médian de 1.575 euros signifie qu’une moitié de l’ensemble des revenus mensuels est supérieure à ce montant et l’autre moitié inférieure. Le procédé est, lui aussi, fictif. Il y a des fortes chances que sur l’ensemble des revenus aucun ne corresponde exactement à la médiane de 1.575 euros. Mais ce montant indicatif est nettement plus sûr que le précédent – il montre que la moitié des ménages gagne moins que ces 1.585 euros, donc beaucoup moins que le fictif revenu mensuel moyen de 2.050 euros.
Cela devient encore plus intéressant et éclairant avec le revenu mensuel modal. Là, on chute à quelque 960 euros, plus de 50% en dessous du « Belge moyen ». Qu’est-ce à dire ? Fruit d’un savant calcul de fréquences, le revenu modal indique le montant autour duquel se concentre le plus grand nombre de revenus : c’est autour de celui-ci que « gravite » la plupart des revenus, c’est le revenu le plus « représentatif » du niveau de vie des gens. Ce revenu-là ne fait jamais les grands titres et pour cause.
Avec 960 euros, on n’est pas loin du seuil de pauvreté (820 euros). Mais loin, très loin, des revenus 2011 du patron de Beckaert : 150.000 euros (4,5 millions de francs belges), par mois… Là, on comprend aisément l’utilité du revenu moyen. Il fait disparaître le revenu représentatif de 960 euros, il noie dans la masse les revenus fabuleux des puissants.
La bataille contre la théorie dite de l’homme moyen, dont le statisticien belge Quételet était un des grands promoteurs, n’est pas neuve. En 1912, et dans toute son œuvre, Maurice Halbwachs y apportait déjà une réfutation magistrale dans son ouvrage « La classe ouvrière et les niveaux de vie ». Comme on le voit, Halbwachs raisonnait en termes de classes. Pour lui, le niveau de vie, « synonyme approximatif du pouvoir d’achat », indique la place qu’occupe le groupe ou l’individu par rapport à la société : dedans ou dehors, au centre ou à la périphérie" [5]. Pour Halbwachs, les données de niveau de vie et de pouvoir d’achat sont des instruments pour analyser la nature de classe de la société. Par ce qu’ils gagnent et par ce qu’ils choisissent de consommer, les ouvriers et employés (les deux catégories sociales maniées par Halbwachs) se distinguent et se séparent : pas les mêmes intérêts, pas les mêmes options, pas le même bagage culturel, etc.
Un petit tableau va illustrer cela – et permettre de passer à la seconde « illusion d’optique ».
1832 | 1933 | 1933 | 2004 | |
Nourriture | 66 | 41,2 | 31,4 | 12,2 |
Logement | 15 | 21,3 | 25 | 21 |
Habillement | 16 | 13,3 | 12,9 | 4,7 |
Autres | 2,3 | 24,2 | 30,7 | 62,1 |
Comment se répartissent les dépenses des ménages ? C’est un sujet sur lequel la presse revient régulièrement : le « Belge » (moyen) dépense moins pour l’alimentation qu’auparavant, des banalités de ce genre. De fait, sur la longue durée, comme on le voit ici, le poste « alimentation » décroît sensiblement.
En 1832, selon les calculs approximatifs du baron de Morogues, géologue et économiste qui publiait ces chiffres en 1832 dans son ouvrage « De la misère des ouvriers et de la marche à suivre pour y remédier », l’alimentation représente 66% du budget de l’ouvrier français moyen – pour chuter à 12,2% en 2004 (données relatives au Belge moyen). Au milieu du tableau, deux séries de statistiques pour l’année 1933, la première valant pour les ouvriers, la seconde pour les employés. Elles proviennent de Halbwachs qui travaillait sur des données allemandes, les plus sûres à l’époque. Mais, donc, Halwachs distingue : là où l’ouvrier (moyen) consacre environ 40% de son budget à l’alimentation, l’employé (moyen) n’en dépense qu’environ 30%. Même décalage pour le logement : quelque 21% pour l’ouvrier et 25% pour l’employé : le premier accorde moins d’importance à la « fioriture » et petit « chez soi » que le second car, compte plus pour lui, non les apparences et le confort douillet, mais le repas familial, la fête, les plaisirs des sens... Retenir cela. Un budget n’est pas l’autre. Le « panier de la ménagère » (moyen) n’existe pas.
Mais, donc, il y a aussi l’effet de la durée. Elle est source d’une autre illusion d’optique. On dit – et on entend – souvent que si le Belge (moyen) dépense moins pour l’alimentation, c’est qu’il est plus riche, il doit moins dépenser pour l’essentiel et – petit veinard – dispose manifestement de moyens considérables pour le superflu. Rien n’est moins vrai.
Si le poste « autres » (transport, télécommunications, restaurants, etc.) semble exploser au fil du temps, c’est largement le signe d’un appauvrissement. Là où, avant, l’ouvrier pouvait aller à pied à son travail, il doit bien souvent désormais s’y rendre en voiture, il n’a pas le choix. Là où, avant, l’un des deux époux était au foyer et y effectuait des travaux non rémunérés tels que le raccommodage, le nettoyage et le repassage des vêtements, la confection de confitures et de plats cuisinés, sans oublier les soins et l’éducation de l’enfant, qui n’était pas mis à la crèche, ni au jardin d’enfants, ni suivi par des psychologues qui vont résoudre le mal-être d’une vie trop stressante par l’administration de psychotropes, un business aujourd’hui florissant...
On peut multiplier les exemples de dépenses qui, auparavant, n’avaient pas lieu d’être. Le poste alimentation décroît dans le budget du Belge Moyen ? Mais les snacks, rangés à la rubrique « autres » (restaurants et Cie), se sont multipliés, sont aux quatre coins de la rue, attirent à l’heure de pointe des files d’attente dignes des pires moments de l’économie de guerre et du rationnement. Une bonne part de la soi-disant « richesse » accrue des Ménages Moyens sert à payer des activités économiques qui, auparavant, étaient non marchandes. Ce qui est gagné d’un côté est perdu de l’autre.
Sur la durée, il y a eu des modifications assez radicales pour rendre toute comparaison absurde. Peut-être étions-nous plus « riches » avant. C’est affaire de jugement. La « science » statistique n’y sera pas d’un grand secours.
En guise de conclusion, un dernier tableau, peint à l’huile celui-là…
Œuvre de Léon Cogniet (1794-1880, « L’artiste dans sa chambre à la Villa Medici », Cleveland Museum of Art), elle date de 1817. Le « pouvoir d’achat » prend ici la forme d’une pièce spacieuse au plafond haut, propice à l’élévation de la pensée, d’un certain dénuement, aussi, mais « riche » en non possession de choses inutiles. A méditer…