De Stendhal à Marx en passant par Victor Hugo : l’enjeu, aujourd’hui largement syndical, de la condition ouvrière comme objet de lutte entre gens « d’en haut » et gens « d’en bas » (les travailleurs eux-mêmes). Retour sur une question sociale futuriste

« Il n’y a parmi vous aucun ouvrier, aucun paysan. » Ces mots résonnent en lettres de feu au début de la version cinématographique du Le rouge et le noir, réalisé en 1954 par Claude Autant-Lara, lorsque Julien Sorel (Gérard Philippe), d’accusé se fait accusateur en s’adressant aux jurés de la cour d’assises où il doit être jugé pour tentative d’assassinat sur la personne de sa très chère Louise de Rênal (Danièle Darrieux). Pour l’auteur, Stendhal, c’était user de la manière forte pour déposer le dossier devant le tribunal de l’Histoire. Sorel ? Un gueux condamné d’avance.

Stendhal, on le sait, avait été fervent bonapartiste, il avait suivi Napoléon jusque dans sa calamiteuse campagne russe en 1812 peu avant que, pour reprendre l’expression de Victor Hugo, « le branle-bas des monarchies contre l’indomptable émeute française » vienne sceller « la victoire contre-révolutionnaire » [1]. Que Stendhal ne sentait plus chez lui dans les meubles de l’ordre social restauré ressort de la rage qu’éprouve Julien Sorel, introduit dans la domesticité de la haute société : « Hélas ! vingt ans plus tôt, j’aurais porté l’uniforme comme eux ! Alors un homme comme moi était tué, ou général à trente-six ans. » [2] Sur cette mobilité sociale là, napoléonienne, était retombée une chape de plomb.

Les jurys d’assises ne sont, il est vrai, plus composés des « bourgeois indignés » de Sorel, tous mâles, ils sont même devenus plutôt populaires, ce qui explique les projets sans cesse remis sur la table de les supprimer au profit de magistrats dits « professionnels ». L’indignation des bourgeois devant la possibilité d’une prise de parole publique des « classes inférieures » (le terme est chez Stendhal) est restée intacte. Combien d’ouvriers, de paysans, au Parlement aujourd’hui ? Poser la question est y répondre.

1880, 1980, 2080...

C’est une question centrale dans le choix fait par Karl Marx en 1880 lorsqu’il rédige en compagnie de Paul Lafargue et Jules Guesde le questionnaire qui sera diffusé en 25.000 exemplaires par la Revue socialiste sous le nom d’Enquête ouvrière et que les éditions LitPol viennent de rééditer.

Comme l’indique Laurent Vogel (ETUI, ULB) dans sa postface, c’était une époque où « les appareils étatiques ont multiplié les enquêtes sur la condition ouvrière », ce notamment pour rencontrer « une inquiétude diffuse des classes dominantes : comment maîtriser les “foules” aux réactions imprévisibles dans une société qui change à des rythmes accélérés ? ». Étant entendu, cela va de soi, que : « La parole ouvrière elle-même est suspecte. Dans la plupart de ces enquêtes, les informateurs privilégiés, voire uniques, sont des intermédiaires : médecins, prêtres et autres notables. Parfois, ce sont des acteurs centraux du processus d’exploitation qui sont appelés à informer : contremaîtres, patrons, ingénieurs. »

Cet ordre des choses n’a guère changé. Dans une brève étude retraçant l’évolution des enquêtes ouvrières en France parue en 2010 sous l’égide du Centre d’études de l’emploi (rattaché aux ministères français de la Recherche et du Travail), le sociologue Michel Gollac et le statisticien Serge Volkoff relèvent que les travaux effectués dans les années 1990 par des professionnels de la médecine du travail ont subi le reproche d’une « délégation de l’appréciation des conditions de travail aux travailleurs eux-mêmes » (textuel). À un autre endroit, avec une candeur qui force l’admiration, les deux auteurs notent qu’une observation de « l’activité dans toute sa richesse et sa diversité » sur les lieux de travail « suppose une longue durée d’observation, voire un entretien avec le travailleur. » [3] Ce « voire » se passe de commentaire.

Repolitiser ?

A contrario, pour Marx, l’analyse du cadre dans lequel s’exerce le travail doit être faite par les travailleurs eux-mêmes, et pour eux-mêmes. Il est remarquable, d’ailleurs, que la tendance générale dans les enquêtes contemporaines de types académique et institutionnel porte plutôt sur les conditions de travail et non sur le travail en tant que tel. Ces enquêtes « du haut », pour reprendre l’heureuse formule de Laurent Vogel, sont, pour le dire crûment, dépolitisées, extraites de leur contexte socio-économique. Marx, à l’inverse, fait œuvre scientifique militante.

Un exemple valant mieux que cent discours, imagine-t-on une enquête sur le monde du travail qui, aujourd’hui, poserait la question : « Avez-vous jamais connu des ouvriers ordinaires qui ont pu se retirer à l’âge de 50 ans et vivre sur l’argent gagné dans leur qualité de salarié ? » Ou encore : « Quel est dans votre métier, le nombre d’années pendant lequel un ouvrier de santé moyenne peut continuer à travailler ? » Dit autrement, l’usure complète du travailleur, c’est vers quel âge ?

D’autres questions portent sur le degré d’exploitation du travailleur ou de la travailleuse, un concept évidemment banni du répertoire des experts « d’en haut ». C’est, ici, la question du surtravail (extraction de la plus-value absolue) et, là, celle de l’intensification de la journée de travail (plus-value relative). En menant leur propre enquête, suggère Marx, travailleurs et travailleuses verront plus clair dans la fonction sociale, subalterne, qui est la leur.

Pour quoi, pour qui ?

Là, c’était en 1880. Il vaut la peine de s’y attarder. Lorsque Marx rédige son enquête, c’est largement dans le but de contribuer à la structuration du mouvement ouvrier en France, peu après la fondation de la Première internationale des travailleurs en 1864, peu après aussi l’écrasement sanglant de La Commune de Paris en 1870. Après ? Il y aura comme un trou. La prise de parole ouvrière, sa réappropriation, devra attendre, en Europe occidentale, les décennies d’après-guerre (1948 à 1967) pour qu’en France le groupe Socialisme et Barbarie reprenne le flambeau, et qu’en Italie, 1961-1966, le mouvement italien des Cahiers rouges (quaderni rossi) fasse de même, expressions l’un et l’autre de la résurgence d’une gauche radicale. Alors, question : serait-ce uniquement en des temps de radicalisation que les gens hors du monde ouvrier (ceux « d’en haut ») voient leur « légitimité » contestée par les gens « d’en bas », à l’intérieur du monde ouvrier ?

Un des objectifs principaux du questionnaire rédigé par Marx était d’amener travailleuses et travailleurs à se constituer en bloc social. Avec la fragmentation de l’emploi aujourd’hui, combinant sous-statuts précaires (70 % des embauches au 2e trimestre 2017 étaient des CDD de moins d’un mois en France, rappelait le Canard enchaîné, 25/10/17), extension de l’armée de réserve des chômeurs et minimexés, contrats « zéro heure » (Grande-Bretagne), etc., il est devenu très difficile, mais en même temps urgent, d’imaginer ce que seraient « les contours d’un bloc social à venir », pour reprendre l’excellente formule de Razmig Keucheyan [4] dans un article récent paru dans Le Monde diplomatique.

Ici et maintenant

Dans ce papier, Keucheyan évoque la grève de quarante-cinq jours en région parisienne, couronnée par une victoire, menée en 2017 par des salariés de l’entreprise de nettoyage Onet, sous-traitante de la SNCF. « Pareille lutte, » note-t-il, « s’annonçait d’autant plus improbable qu’elle était menée par des immigrés récents, au sein d’une entreprise sous-traitante et dans un secteur où l’interruption du travail n’a pas un impact vital sur le cours de la vie sociale. Bloquer une raffinerie, c’est bloquer le pays. Mais cesser de nettoyer une gare périphérique en Seine-Saint-Denis… ? » Que le bloc social à venir aura d’autres contours, encore indéterminés, ressort mieux encore des dynamiques dont un Jamie Woodcock, s’inspirant explicitement de l’enquête ouvrière de Marx, rend compte sur son blog : c’est la démarche de Marx transposée dans l’univers des « call centers », des profs d’unif précarisés payés à l’heure ou des coursiers [5].

Relire aujourd’hui l’Enquête ouvrière de Marx, comme souligne Laurent Vogel en conclusion de sa postface, c’est se rendre compte du fait qu’elle « n’a rien perdu de sa pertinence dans un contexte où les transformations rapides de l’organisation du travail ont rendu plus difficile la formation d’une identité collective à partir de la place dans le processus de travail. Qu’il s’agisse des infirmières, du personnel des plateformes logistiques dans le secteur de la distribution, des livreurs Deliveroo ou des nomades de la maintenance dans l’industrie nucléaire, les multiples figures nouvelles de la condition salariale ne peuvent apparaître comme un acteur collectif que par une analyse des conditions de travail menées par ces collectifs eux-mêmes. Le chantier est immense, indispensable et il peut être porteur d’espoir. »

En 1880 comme aujourd’hui, un outil d’émancipation.

L’Enquête ouvrière, éditions LitPol, 62 pages, 10 €, est disponible dans les bonnes librairies (liste sur http://www.erikrydberg.net/litpol), au Gresea (11, rue Royale, 1000 Bruxelles — info gresea.be) ou par commande directe par versement du montant sur le compte BE57 0639 6804 0635 de l’éditeur, Erik Rydberg, avec la communication : Marx + adresse où le recevoir. Disponible de la même manière également, le premier titre LitPol sur les politiques d’intégration des allochtones en URSS paru en 2017 : « Au club des femmes musulmanes » de Clara Zetkin (1926).

 


Pour citer cet article :
Erik Rydberg, « L’enquête ouvrière : chantier d’avenir ? », Econosphères, Septembre 2018, texte disponible à l’adresse : [http://www.econospheres.be/L-enquete-ouvriere-chantier-d-avenir]