Depuis la mise en place de la gouvernance économique européenne en 2010, la Commission ne fait plus qu’aboyer. Elle a créé des outils pour mordre. Le salaire (et donc le syndicat !) sont dans le collimateur. Il s’agit de créer un plafond salarial maximal et non un plancher minimal à l’échelon européen, pour une harmonisation à la baisse. Attaqué, le syndicat cherche de nouvelles stratégies pour remettre le salaire au cœur de ses revendications.
Le salaire, et donc le syndicat, sont aujourd’hui violemment attaqués par les autorités européennes [1]. Le salaire comme droit négocié est au cœur de l’identité du syndicat. Il est longtemps resté une question purement nationale, exclue des compétences de l’Union européenne (UE) depuis le Traité de Maastricht. Mais, depuis 2010, avec la mise en place de la nouvelle « gouvernance économique européenne » (pacte pour l’euro, Six-pack, etc), les acteurs économiques de l’UE ont kidnappé le salaire. La Banque centrale européenne (BCE), la Direction de l’économie et des finances de la commission (DG ECFIN) et le Conseil des Ministres de l’économie et des finances (Conseil ECOFIN de l’UE-28) l’ont transformé en une statistique de « coût du travail », indicateur à limiter afin d’améliorer la compétitivité. D’un droit négocié national, le salaire serait-il devenu un prix de marché européen ?
La gouvernance économique contre les salaires
Avec le dispositif législatif européen (dénommé « Six-Pack » car il comprend cinq directives et un règlement adoptés en janvier 2012 [2] ), la Commission ne fait plus qu’aboyer. Elle a créé des outils pour mordre. Elle a mis en place un tableau de bord d’indicateurs économiques de « contrôle ». En matière de salaire, si un Etat dépasse un certain seuil de coût unitaire de main d’œuvre (CUM), une procédure [3] est enclenchée avec recommandations puis sanctions financières à la clé pouvant aller jusqu’à 0,1% du PIB. Autrement dit, un plafond maximal d’augmentation des salaires doit être respecté [4].
Tout récemment, en octobre 2015, le phénomène de contrôle sur les salaires s’est encore accentué avec l’obligation de créer des « conseils nationaux de la compétitivité » dans les États de la zone euro. Composés d’experts [5] , ces conseils devraient « contribuer au processus de fixation des salaires au niveau national en fournissant des informations pertinentes » [6] , l’idée étant de contrôler l’évolution de la compétitivité par rapport aux concurrents mondiaux. La Commission adoucit ici les propositions présentées quelques mois plus tôt dans un document d’orientation dénommé « rapport des cinq Présidents » (les présidents de la Commission, de la BCE, de l’Eurogroupe, du Conseil et du parlement). Ce dernier, daté de juin 2015, plaidait pour la création d’« autorités de la compétitivité » (et non de conseils) et préconisait que « les partenaires sociaux nationaux tiennent compte de l’avis des autorités de la compétitivité lors des négociations sur les salaires ».
C’est ainsi que, depuis 2010, et de plus en plus, sont mises à mal non seulement le salaire, mais aussi ses institutions [7] partout en Europe, et ce plus ou moins violemment selon l’état de soumission du pays à l’UE : avec des interventions autoritaires de la Troïka (Commission, BCE, FMI) par des plans d’austérité obligatoires dans les pays dits de la périphérie au Sud, à l’Est et en Irlande (réduction unilatérale des salaires minimums, coupes brutales dans les services publics) ou par des recommandations de la Commission dans les pays du Nord (mise en cause de l’indexation en Belgique, réduction du salaire minimum en France ,….). Déconstruire ainsi les systèmes de négociations collectives conquis de haute lutte signifie attaquer frontalement l’existence même du syndicat dans chacun des Etats membres : la Commission ne s’en cache pas indiquant qu’il faudrait « promouvoir des mesures qui se traduisent par une réduction globale de la capacité de fixation des salaires des syndicats » [8]. Directement menacés, comment ripostent les syndicats européens ?
Le diagnostic syndical commun : contre le bulldozer anti-salarial de l’UE
Le salaire est longtemps resté une question taboue pour la Confédération européenne des syndicats (CES) [9] qui lui préférait le dialogue social européen sur des questions moins centrales et moins conflictuelles. Mais, l’attaque frontale de l’UE l’a fait émerger.
Dès avril 2008, la CES organise la première euro-manifestation ayant pour slogan « l’augmentation des salaires et une meilleure répartition des bénéfices », et non un vague « pour l’Europe sociale ». En mai 2011, lors de son Congrès à Athènes, la CES se permet d’afficher un diagnostic commun entre la grande majorité des organisations syndicales européennes [10] : elle s’est clairement opposée à la Commission et à sa gouvernance en protestant contre le bulldozer anti-salarial de l’UE. Pour les délégués présents, la solidarité avec le peuple grec devait passer par une coordination européenne des ripostes : une poussée unitaire capable d’opposer une solution de rechange à l’harmonisation des salaires « par le bas » [11]. « Ils ont franchi le Rubicon. L’urgence, c’est de contrecarrer les plans d’austérité de la Commission [européenne] », a déclaré le président sortant de l’Union générale des travailleurs (UGT), l’Espagnol Candido Mendez. La régression sociale étant vouée à se généraliser, les délégués grecs avaient proposé de s’appuyer sur leur « laboratoire » pour élaborer des stratégies : « Le médicament [les plans d’austérité et la gouvernance économique] s’avère pire que le mal, analyse l’un d’eux. Il faut se battre contre l’orthodoxie de la Banque centrale européenne qui pratique la thérapie de choc et rompre avec le dogme de la compétitivité. Harmoniser les salaires, oui ; mais vers le haut ».
Au dernier Congrès de Paris (29 septembre-1er octobre 2015), alors que, durant les quatre dernières années, la capacité syndicale à peser sur le salaire et le temps de travail a encore perdu du terrain dans tous les pays de l’Union, la CES annonce : « Si nous voulons préserver et accroître le pouvoir syndical à l’avenir et atteindre des objectifs tels qu’une augmentation salariale grâce à de solides institutions de négociation collective et une large couverture de celle-ci, des salaires minimum légaux plus élevés là où ils existent et de meilleures conditions de travail pour tous, une stratégie européenne forte est nécessaire [12] » .
S’il existe donc bien un consensus syndical pour refuser que s’installe en Europe une austérité salariale permanente, une question demeure : quelle pourrait être cette stratégie syndicale européenne ?
Pistes pour une politique salariale, au cœur de l’euro-syndicalisme
Une première réponse date de la fin des années 1990. La CES, suivant les traces de la fédération européenne des métallurgistes (FEM) [13] tente alors de mettre en place une stratégie de coordination des négociations collectives nationales [14]. L’idée est de promouvoir une norme salariale syndicale destinée à lutter contre le dumping salarial. Cette règle établit que les salaires réels (c’est-à-dire hors inflation) doivent augmenter au moins parallèlement à la croissance de la productivité. Cette approche, axée sur la productivité, est neutre en termes de concurrence et de coûts, et donc en termes de redistribution. Elle renonce explicitement à agir sur les écarts entre les niveaux de salaire entre pays dans l’espace européen mais cherche avant tout à éviter une redistribution des revenus au profit du capital. Alors que la gouvernance économique agit pour une harmonisation des salaires à la baisse sur toute l’Europe, il est important de remettre cette norme syndicale au goût du jour et de renforcer les tentatives de coordination européenne émanant des syndicats. En outre, une approche plus offensive contrant la politique salariale européenne actuelle serait de promouvoir le renforcement de toutes les institutions de négociation collective dans les différents pays (mécanismes d’extension des conventions collectives, indexation des salaires,…) pour soutenir un régime de croissance européen tiré par les salaires [15].
Deuxième piste explorée : le salaire minimum européen, comme mot d’ordre qui pourrait s’imposer étant donné la disparité des rémunérations pratiquées dans l’UE et l’absence de plancher dans certains pays. En 2005, un réseau de chercheurs proche des syndicats [16] a cherché à définir une règle européenne de salaire minimum par rapport au salaire moyen national : 50 % à court terme, puis 60 %. Les salaires minimums légaux étant actuellement compris entre 36 % et 61 % du salaire moyen – ce qui correspond respectivement à 2 euros en République tchèque et à 9,61 euros en France, l’application de cette règle permettrait une augmentation relative des salaires minimums dans l’ensemble des pays [17].
Au plan politique, les syndicats des grands pays sont globalement « pour » la mise en place d’une telle règle : les organisations françaises avec le modèle du SMIC, les anglaises fières de la réussite de leur minimum récemment acquis [18] , et les syndicats allemands, ayant obtenu ce standard universel lors des dernières élections [19]. D’un autre côté, s’est également constitué un front du « Non » : les Scandinaves, les Autrichiens et les Italiens sont restés longtemps fermement opposés à toute règle commune européenne en la matière, craignant de mettre à mal leur système de négociation des salaires minimums sectoriels, souvent élevés. Si leurs veto a bloqué toute revendication en la matière depuis le début des années 2000, au dernier Congrès de Paris, la CGIL italienne a proposé un amendement tentant de faire passer l’idée d’un « instrument européen » en matière de salaire minimum.
Sous la pression de certains membres du front du refus, elle a toutefois du le retirer, la CES restant alors sur la formulation suivante : « Le salaire minimum légal, là où les syndicats le réclament, doit être fixé en concertation avec les partenaires sociaux. Le niveau du salaire minimum légal doit se rapprocher des meilleures normes prônées par les organisations internationales [20]. Avec la négociation collective, il permettra de lutter contre la pauvreté au travail, le dumping social et salarial et stimulera la demande intérieure » (Manifeste de Paris, octobre 2015). Finalement, l’impossibilité de s’accorder sur cette question, malgré l’attaque anti-salariale de plus en plus massive, témoigne du travail qui reste à accomplir pour aboutir, à un échelon transnational, à une dynamique revendicative commune sur les salaires, qui soit mobilisatrice, et non plus rhétorique.
Nous reste alors un lot de questions : Comment sortir de l’impasse du repli syndical national ? Comment éviter que ne s’accentue encore le déséquilibre entre les pays, les tensions sociales, et la paralysie du mouvement syndical ? Comment créer un nouveau rapport de force face aux acteurs économiques de l’UE ?
La mobilisation transnationale, condition nécessaire à l’offensive sur les salaires
Avant de conclure, j’identifierai deux défis de taille : tout d’abord, celui de la mise en place d’une stratégie d’européanisation des luttes. Celle-ci est déjà en route et la mobilisation transnationale prend de multiples formes : des journées d’action européenne décentralisées, comme celle de la grève transnationale du 14 novembre 2012 [21], mais aussi, les récentes manifestations et actions protestant contre le traité de libre-échange transatlantique [22] : dont l’impressionnant rassemblement allemand à Berlin de plus de 250 000 manifestants mobilisés par le syndicat DGB, le 10 octobre 2015. Ce mouvement qui vient de s’exprimer en Allemagne permet d’envisager une riposte à l’échelle européenne pour mettre en échec cet accord antisocial, et peut-être plus largement les politiques austéritaires imposées par l’UE. En effet, ce traité est un ferment important de mobilisation transnationale en Europe car il vise un approfondissement de la déréglementation dans de très nombreux domaines et pays par la convergence réglementaire en termes de normes sociales, environnementales ou sanitaires entre les deux côtés de l’océan Atlantique.
Deuxième défi majeur, lié au premier : la réappropriation du salaire par les interlocuteurs sociaux. En effet, si les salaires doivent être traités à l’échelle de l’UE, c’est à eux seuls de s’en emparer et non aux institutions économiques ; sachant qu’une condition nécessaire à la construction d’une politique salariale offensive à cet échelon est bien celle de la mobilisation collective transnationale [23].
La fixation d’un verrou européen qui rehausserait la plupart des salaires minimaux, c’est-à-dire la mise en place d’un salaire minimum européen pourrait être un facteur important de mobilisations collectives à l’échelle européenne. Et les Comités de coordination des négociations collectives de la CES (ou des fédérations sectorielles européennes) concernant la promotion du salaire minimum européen pourraient alors devenir les « structures politiques propices » facilitant « l’émergence d’un mouvement de protestation social transnational » que Turner appelaient déjà de ces vœux [24].
Ce scénario redonnerait alors aux syndicats une légitimité en matière de fixation des salaires au niveau supranational [25]. Au niveau national (dans les États continentaux en particulier), le salaire s’est longtemps caractérisé par le fait qu’il était délibéré politiquement et défini nationalement. On peut aussi imaginer la définition d’une délibération politique du salaire à une autre échelle et la forme d’une communauté politique à construire au niveau européen à partir du droit au salaire, et non des priorités à la compétitivité et à l’emploi, priorités de l’oligarchie européenne pilotant une surveillance de la modération salariale sous prétexte de compétitivité.