Banalités de base II [1]
Concomitances : 1919, 1936, 1982, 2000, 2008 et, aujourd’hui donc, la loi « Travail » : il semble qu’il n’y ait jamais eu de réforme importante en matière de durée de travail sans, dans le même temps, réforme du droit de la négociation collective et, plus largement, du droit syndical, prouvant que ces domaines sont intimement liés. Le 1er mai, fête des travailleurs célébrant la lutte pour les huit heures, n’en est-il pas la preuve intangible ?
Il y eut les conquêtes ouvrières de 1919 et de 1936, avec cependant toute leur ambiguïté, la première parce qu’elle s’accompagna d’une intensification radicale du travail, avec le taylorisme arrivant d’outre-Atlantique et la mobilisation totale décrite par Ernst Jünger, la seconde parce que votée tout autant pour lutter contre le chômage que pour donner satisfaction aux revendications des travailleurs. À l’autre bout de la chaîne, la loi de 2008, contractant en un unique texte et la réforme du temps de travail et celle du droit de la négociation ; enfin celle aujourd’hui en débat : texte d’évidents reculs pour les travailleurs. Entre ces deux périodes, les textes de 1982 et de 2000, temps de basculement, dont le bilan au regard des évolutions dont ils étaient porteurs, reste à faire...
« De même que le contrat individuel repose sur la concurrence entre les individus en présence, la convention collective va permettre la lutte des intérêts, des groupements patronaux et ouvriers, c’est-à-dire que c’est la lutte de classes qu’elle va favoriser. Et c’est la raison pour laquelle la CGT est favorable à son usage. Mais on peut concevoir, à l’intérieur de chaque métier, une commission mixte permanente où employeur et employés prendraient conscience de leurs intérêts convergents quant à la bonne marche de l’entreprise dont ils font partie et où, par suite, l’esprit de classe s’effacerait au profit de l’esprit de collaboration. Il se formerait ainsi, au-dessus des syndicats, des totalités professionnelles qui élaboreraient la réglementation du travail. Telle est l’évolution qu’il convient de souhaiter. Si elle doit se réaliser, le régime de la convention collective ne sera, dans le développement des rapports entre patrons et ouvriers, qu’un régime de transition entre celui du contrat individuel et celui de la profession organisée génératrice de la loi professionnelle ».
Ces lignes furent écrites de la main du Doyen de la faculté de droit de Montpellier et publiées en 1938 dans la revue « Droit Social » alors naissante [2]. Point n’est la peine de souligner ici que ce commentaire s’inscrivait dans la réaction effrayée aux grèves de juin 1936, vécues par la bourgeoisie comme l’explosion du corps social, telle une division mortelle pour la France.
Point n’est davantage besoin de souligner à quel titre s’esquissait là le programme pétainiste qui allait s’incarner dans la Charte du Travail du 4 octobre 1941, celle-là même qui instituait le « syndicalisme » unique, obligatoire, regroupant les salariés et les employeurs.
« Il est créé dans chaque famille professionnelle ou profession et à chacun des échelons local, régional et national, un organisme corporatiste à compétence sociale et professionnelle qui prend respectivement le titre de Comité social local, régional et national » édictait l’article 27 de cette Charte.
Et un étrange frisson (de plaisir ou d’effroi, selon la position de chacun) ne peut que saisir le lecteur contemporain de ces lignes écrites il y a près de 80 ans : la conscience des intérêts communs entre employeurs et salariés, porteuse d’une loi de la profession, n’est-elle en passe d’advenir, ne serait-elle pas même déjà advenue ? Et ces totalités professionnelles ne seraient-elles déjà là, évidentes et masquées tout à la fois ?
Alors qu’est désormais proclamée ou décrétée la fin de l’antagonisme entre le capital et le travail, que plus que jamais les « partenaires sociaux » sont reconnus, la puissance de la négociation collective promue, force est de s’interroger : va-t-on vers un néo-corporatisme ? Gérard Lyon-Caen s’en inquiétait déjà dans les années 1980 [3], et s’interrogeait quant à un éventuel retour de cette tentation qu’auraient portée en germe les lois Auroux et l’ordonnance du 16 janvier 1982, en ce qu’elles s’appuyaient sur la négociation collective et introduisaient les accords dérogatoires. Une décennie plus tard, un grand juriste allemand, Spiros Simitis, commentant l’évolution du droit social de l’Union européenne, dans une communication [4] pour un congrès de l’Association européenne de Droit du Travail et de la Sécurité sociale qui se tint à Leyden en 1996, s’en inquiétait de nouveau.
Au regard de l’évolution du droit du travail, et tout particulièrement de la loi « Travail », il nous semble urgent de reprendre les questions alors posées, non sans toutefois retravailler l’axiomatique sur laquelle elles reposaient.
I. Qu’est-ce que le corporatisme ?
Disons-le nettement, le corporatisme est une politique étatique, visant à déléguer à des entités ou « totalités professionnelles » – ce que l’on qualifie désormais de « corps intermédiaires » – diverses prérogatives en termes de fixation de règles, de pouvoirs pour les faire respecter... entités dont le périmètre est fixé par l’État et auxquelles toute personne qui entre dans son champ doit se soumettre et même adhérer. Les ordres professionnels, et tout particulièrement le Conseil de l’Ordre des médecins, avec son Code de déontologie et ses juridictions internes, les fédérations sportives également – toutes héritage du pétainisme – en sont les archétypes.
En d’autres termes, le corporatisme repose sur un monopole accordé par l’État. Dans ce sens, nous ne pouvons que nous accorder avec la remarque de Gérard Lyon-Caen, selon lequel il ne saurait y avoir de syndicat corporatiste (tout au plus peut-il avoir des revendications dans ce sens), dans la mesure où l’adhésion n’est pas obligatoire, d’une part, et que, d’autre part, aucun monopole n’est accordé à une seule organisation et, enfin, qu’aucun pouvoir juridictionnel n’est conféré aux organisations tant de salariés que d’employeurs [5].
En termes de relations de travail subordonné, la seconde caractéristique du corporatisme réside dans l’effacement décrété, la négation de l’antagonisme, par l’autorité publique, entre le capital et le travail. Selon le projet porté par la Charte du Travail de 1941, les corporations devaient regrouper patrons et salariés dans une unique entité : ce projet, on le sait, resta à l’état de chimère. Mais soulignons ici que ce rêve d’un achèvement de l’histoire ne saurait se faire spontanément : le corporatisme, en matière de relation de travail, implique, en effet, non seulement un renoncement du législateur à poser des normes « pour le peuple, par le peuple », et une rupture avec le principe de liberté contractuelle, mais, qui plus est, lui impose d’intervenir activement, y inclus par le recours à l’appareil répressif, aux fins de nier le conflit de classes.
Si l’on retient ces critères – la création étatique de totalités professionnelles, la délégation à celles-ci du pouvoir de légiférer et sanctionner, comme définissant le corporatisme, en apparence tout au moins, rien n’indique que l’on aille dans ce sens et bien moins encore les lois Auroux qui, alors, visaient clairement à mettre en tension, au sein des entreprises, la contraction fondatrice entre le capital et le travail : les réactions du CNPF , les interventions de la droite parlementaire qui en portait alors, et elle seule, ses revendications lors des débats, en témoignent sans ambiguïté.
Rien donc n’indique que l’on aille vers une politique corporatiste, dès lors qu’aucun monopole de représentation n’est institué, aucune fusion des représentants patentés des forces en présence au sein d’une même entité n’est décrétée par la loi. La liberté contractuelle, dans toute ses dimensions – en termes d’adhésion (on de non-adhésion) à un syndicat, mais également de signature d’accords collectifs et tout autant de dénonciation, demeure pleine et entière, en plein respect tant du droit interne [6] que des engagements internationaux de la France [7]. Au moins en apparence… Le fameux article 1er du Code du Travail n’institue nullement un renoncement du législateur, mais seulement une négociation obligatoire préalable à son intervention et encore sait-il allègrement s’en affranchir [8]... Tout au plus peut-on lire dans la volonté du ministère du Travail, portée par le rapport Combrexelle et inscrite dans les lois du 5 mars 2014 et 17 août 2015, de réduire le nombre de branches professionnelles, une ingérence de cette nature [9], peu important et ses motivations et l’absence de recours à un mode purement autoritaire [10].
II. L’effritement de la négociation de branche
Au demeurant, le propre du corporatisme est d’agir comme régulateur et législateur au niveau de la « profession ». Or, si l’on admet que le principal objet de l’action syndicale porte sur le partage de la valeur, force est de reconnaître que la négociation au niveau des branches professionnelles est, de fait, entrée et depuis longtemps en léthargie, et ceci pour deux raisons. La première est liée au très faible niveau des salaires minimum conventionnels : déjà, en 1978, les trois quarts des grilles hiérarchiques de salaires fixaient des salaires minima pour les échelons les plus bas, inférieurs au SMIC, les salaires moyens étant estimés alors de 20 à 30 % supérieurs aux minima conventionnels [11]. C’est au demeurant en raison de cette faiblesse de la négociation de branche quant aux salaires minimum [12] que fut instaurée par la loi du 13 novembre 1982, l’obligation annuelle de négocier dans les entreprises sur les salaires réels [13], et nullement dans une volonté d’affaiblir celle-là, dans une logique de « décentralisation de la négociation ».
Nous n’avons pas de données récentes sur le taux de conventions prévoyant des salaires inférieurs au SMIC et, au demeurant, ces données ont peu de sens si l’on ne les rapporte pas au nombre de travailleurs couverts par ces conventions. Mais on ne peut que remarquer le nombre, à l’évidence croissant, de branches importantes où aucun accord salarial n’a été signé depuis plusieurs années.
La seconde raison réside dans la disparition des classifications professionnelles, sur lesquelles s’articulent les négociations salariales. En effet, durant la décennie 1990-2000, la quasi-totalité des accords de classification qui, pour l’essentiel, s’appuyaient sur les arrêtés Parodi, ont été dénoncés, afin qu’il leur soit substitué les trop fameux systèmes de classification à « critères classants », selon le degré d’initiative, l’autonomie, la polyvalence et le niveau d’étude (indicatif) requis…. Les métiers ont disparu ; seules demeurent les tâches [14] assignées à chacun ; tout au plus trouve-t-on des « emplois-repères » en annexe de ces classifications, encore que, par exemple, la convention collective nationale de la mutualité en fasse totalement l’économie, ainsi que la convention collective des architectes depuis 2000 et jusqu’à tout récemment [15]. Or, il ne saurait y avoir, à proprement parler, de salaires minimum conventionnels que pour autant qu’existe une grille objective de classification, une grille fondée sur des métiers, et à notre connaissance seule demeure de ce type celle de l’industrie textile, secteur moribond s’il en est [16].
Ainsi, quand bien même donc le gouvernement se flatte du dynamisme trouvé de la négociation collective, y inclus au niveau des branches d’activité, à l’évidence celles-ci ne jouent-elles pas, ou plus, de rôle régulateur dans la matière, fondamentale entre toutes, des salaires, mais aussi pour ce qui concerne la reconnaissance des métiers qui, indépendamment de la rémunération, a toute son importance, comme fondement de l’identité professionnelle.
Et de fait, lorsqu’en 2004 la loi permit aux accords d’entreprise de déroger aux accords de branche, à l’exception des rémunérations minimales et des classifications, elle ouvrit la porte à toutes les dérogations, dès lors que ces deux derniers registres étaient devenus purement symboliques.
Sans nul doute, cette faiblesse de la négociation de branche – si l’on compare à la situation allemande – est-elle liée, dans une relation en boucle de cause à effet, à l’absence de mobilisation au niveau des secteurs professionnels, la quasi-totalité [17] des grèves en France se déroulant au niveau interprofessionnel (dans un face-à-face avec l’État, les organisations patronales n’étant qu’en arrière-plan) ou au niveau des entreprises.
III. La décentralisation de la négociation collective
« Une convention collective étendue ou un accord d’entreprise peuvent… » : il est étonnant que cette ouverture devenue rapidement rituelle, à des dérogations sans cesse plus nombreuses, fussent-elles dérisoires [18], n’ait pas donné lieu à des commentaires quant à sa structure même. Ainsi, dès son premier temps, dès le moment inaugural [19] (celui de l’ordonnance du 16 janvier 1982) où fut accordée la faculté par convention collective de déroger à la loi, l’accord d’entreprise fut placé au-dessus de l’accord de branche, puisqu’il ne lui fallait aucune onction de l’État pour produire ses effets. Pour tout avouer, nous ignorons le motif réel qui présida alors à ce choix plutôt qu’à celui d’une égalité en droit (ou en noblesse ?) entre l’accord de branche et l’accord d’entreprise. La finalité initiale et explicite de l’extension n’est autre, en effet, que de faire bénéficier d’un accord ceux qui en auraient été contractuellement exclus, en tant que l’employeur n’est pas adhérent à l’organisation patronale. Elle a aussi, secondairement, un rôle de régulation économique, puisque mettant l’ensemble des acteurs économique sur le même plan. En ceci, le procédé de l’extension constitue un pas vers le corporatisme [20], mais un pas seulement, dès lors que l’État procède, après coup et au cas par cas, pour chaque accord, chaque avenant. Tout à l’inverse, l’accord d’entreprise ne génère aucune régulation économique, sauf à dire que, s’il est favorable aux salariés, il aura, à terme, tendance à attirer ceux d’entre eux les plus qualifiés : mais il ne s’agit là que d’une toute hypothétique régulation par la grâce de la main invisible du « marché du travail ».
De fait, il est probable que cette ritournelle, « une convention collective étendue ou un accord d’entreprise peuvent… », l’exigence de l’extension donc pour ce qui concerne les conventions collectives étendues pour qu’elles produisent leurs effets (contre, à l’inverse, l’effet immédiat des accords d’entreprise), a été instaurée à la seule fin de procéder au contrôle de légalité préalable [21]. Et assurément, un tel contrôle n’est pas vain, lorsque l’on constate le nombre d’exclusions et de réserves émises, même si ce contrôle peut paraître a minima, largement insuffisant, ce que démontre l’importance des remises en cause après extension par la Cour de cassation, d’accords essentiels et notamment ceux instituant les « forfaitsjours » [22].
La logique eût voulu qu’un contrôle a priori de légalité soit introduit pour ce qui concerne les accords d’entreprise dérogatoires, dont la fragilité juridique n’est pas moindre, tant s’en faut, que celle des conventions de branche, les négociateurs syndicaux étant, en général, infiniment moins aguerris et bien davantage sous pression de la partie patronale. Mais, effrayé sans doute par l’immensité de la tâche ou par le risque politique, le législateur a renoncé, à deux exceptions près [23], à l’instaurer.
Toujours est-il que cette petite phrase « Une convention collective étendue ou un accord d’entreprise peuvent... », dont la première occurrence se trouve dans l’ordonnance du 16 janvier 1982 relative à la durée de travail et aux congés payés, a non seulement introduit un affaiblissement de la loi qui, d’impérative par glissements successifs, est en passe de devenir supplétive, mais aussi constitué une esquisse de la décentralisation de la négociation collective, soit, en d’autres termes, la prééminence des accords d’entreprise sur les conventions de branches.
Est-ce à dire, pour autant, que les phases suivantes, et notamment celles, fondamentales, de 2004 et de 2008, que la loi « Travail » ne fait que prolonger, s’inscrivent dans une dynamique propre au droit du travail français, fut-elle parallèle à quelques autres ? En 1999 déjà, c’était ce qu’avançait Spiros Simitis dans son intervention évoquée plus haut. Bien plus récemment, ce fut également la position du politologue, chercheur à l’IRES, Jean-Marie Pernot [24].
IV. L’affaiblissement des représentations élues du personnel
Nombre d’auteurs ont constaté une interférence perverse de plus en plus grande entre les attributions économiques du comité d’entreprise et celles dévolues aux syndicats, notamment sur le champ des licenciements économiques, mais également celui de l’égalité professionnelle avec l’obligation de négocier et... peu après, la suppression du rapport relatif à l’égalité professionnelle [25]. Soulignons ici toutefois que cette évolution ne concerne pas seulement cette institution représentative du personnel mais qu’au-delà, elle touche également le domaine du C.H.S.C.T. avec en particulier les négociations « administrées » sur la pénibilité au travail, mais ainsi que celles sur les risques psychosociaux lancées avec éclat il y a quelques années par un fugace ministre du travail comme pare-feu au scandale des suicides au France-Telecom.
Mais ce que nous voulions souligner ici, c’est que cette évolution s’est faite au détriment des compétences des représentations élues du personnel au profit de la représentation syndicale. Spontanément, on serait tenté de se réjouir de ce déplacement : n’est-ce pas là donner « plus de pouvoirs aux syndicats », pour reprendre les termes de l’actuelle ministre du Travail ?
Cette translation ne va-t-elle au-delà pas du principe posé par la Convention internationale du Travail n° 135, qui pose que « Lorsqu’une entreprise compte à la fois des représentants syndicaux et des représentants élus, des mesures appropriées devront être prises (...) pour garantir que la présence de représentants élus ne puisse affaiblir la position des syndicats » [26] ? La méfiance vient rapidement cependant, ne s’agissant pas d’une évolution du droit portée par des revendications ouvrières mais qui, tout à l’inverse résulte, pour ce qui concerne l’évolution la plus cruciale, celle des plans de sauvegarde de l’emploi, d’une proposition d’accord rédigée par le MEDEF pour être plus tard ratifiées par certaines organisations pratiquant ce qu’il est convenu d’appeler le syndicalisme d’accompagnement.
Et si l’on y regarde de plus près, il ressort clairement que, dans l’esprit, si ce n’est dans la lettre, la règle posée par la Convention internationale précitée est radicalement contournée, dès lors que la reconnaissance du fait syndical dans l’entreprise ne se fonde plus désormais par la réalité de l’acte militant (qui, par essence, naît au sein d’une minorité), mais sur les résultats des élections professionnelles. Par construction donc, la « position » des syndicats découle directement du résultat des urnes qui fonde la représentation élue…
V. La dégradation des termes de l’échange ou l’obscure « cause » des accords
Sans doute la syntaxe, la grammaire des accords dérogatoires et de la décentralisation de la négociation se sont-elles mises en place dès 1982, mais seule la sémiologie peut rendre intelligible l’évolution du droit. La place n’est pas ici de refaire l’histoire du travail au cours des deux derniers siècles. Toutefois, il importe ici rappeler ce qui nous semble en constituer les trois phases principales.
Après une première période allant de 1789 et l’abolition des corporations, l’institution du délit de coalition... qui permirent l’exploitation sans limite de la force de travail à la fin du XIXème siècle, la reconnaissance des syndicats et, plus largement, du droit collectif va borner l’empire de l’employeur. Et la négociation collective – bien avant même sa consécration par la loi de 1919 – va assumer ce rôle si bien décrit par le texte en exergue de notre propos : l’accord, le plus souvent accord de fin de conflit, va déplacer les bornes de la bataille entre le capital et le travail, en faveur de celui-ci et, le plus souvent, sur le registre fondamental du partage de la valeur.
Pendant près d’un siècle, il sera dit, sous une forme ou une autre, que « le contrat collectif apparaît comme un de ces traités de paix, que les belligérants ne se décident à signer que lorsqu’ils ont longtemps, les uns et les autres, souffert des maux de la guerre » [27]. Or, ce jeu contractuel, purement synallagmatique, où s’échangent paix sociale contre augmentation de salaire, va s’épuiser à la fin des années 1970, en raison de la montée du chômage principalement.
Ce que pourront offrir désormais les syndicats, ce seront des morceaux de loi, des levées d’interdits ou d’obligations à charge des employeurs. Se substituant à l’obsolète interdiction du travail de nuit des femmes dans la seule industrie (issue, rappelons-le ici, de préoccupations morales), prohibe-t-on le travail de nuit pour tous les salariés et dans tous les secteurs ? Ce n’est qu’afin de mieux pouvoir, par convention, en lever l’interdit. La durée hebdomadaire légale du temps de travail est-elle réduite de 39 à 35 heures ? Le maintien du salaire se trouvera à négocier contre la rupture du principe de calcul du temps de travail à la semaine, et une intensification forte du travail. L’État donne ainsi aux syndicats une monnaie d’échange dans ce jeu nouveau du partenariat social, à convertir contre quelque contrepartie, fut-elle parfois toute symbolique ou dérisoire, concédée par l’employeur… Tout est susceptible de marchandage désormais [28], les institutions représentatives du personnel étant elles-mêmes, pour reprendre l’heureuse expression de Pascal Rennes, « livrées au marché de la négociation » [29].
Mais, à l’évidence, ce temps même où les syndicats se voyaient dotés de cette monnaie, ne pouvant plus maintenir le rapport de force nécessaire aux conquêtes de nouveaux droits, ni même à leur maintien, est dépassé : désormais ce qu’il est demandé aux organisations syndicales c’est de « négocier le non-négociable » [30], c’est-à-dire le maintien de l’emploi de ceux qu’ils représentent contre la renonciation à une partie de leur salaire ou l’augmentation de leur temps de travail à rémunération identique, ce qui revient au même. « Négocier le couteau sous la gorge », diront certains, pourtant difficiles à soupçonner de gauchisme [31]...
Bien entendu, on comprend aisément qu’un employeur en difficulté propose à ses salariés un tel échange et que ceux-ci l’acceptent. Mais, ce qui est compréhensible au niveau microsocial, politique, économique et donc juridique, n’est nullement admissible du point de vue macro-politique, économique et juridique. Il ne s’agit pas, en effet, ni pour l’Union européenne, qui prône ou impose la décentralisation de la négociation collective, ni pour la France, qui la met en œuvre aujourd’hui, de permettre la survie d’entreprises en difficulté en les faisant, de fait, subventionner par leurs salariés, mais d’imposer par ce biais la fameuse « modération salariale ».
VI. Le piège de l’argument démocratique
Au nom d’une supposée démocratie, le MEDEF a su amener l’ensemble des organisations syndicales alors représentatives par la vertu d’un simple arrêté, à s’asseoir sous sa présidence, pour négocier leur existence. Et toutes, y compris celles absentes, Solidaires et l’UNSA, d’accepter ce nouveau despotisme de l’audience. Etait-ce cécité, naïveté ou résignation ? Ou calcul de pur intérêt en termes de parts de marché, tant il est vrai que, comme le dirait Simone Weil, « les organisations syndicales voient toujours le but suprême dans leur développement et non dans les services qu’elles peuvent rendre à la classe ouvrière » [32] ? Car il n’était que trop clair que la logique du chiffre, de l’audience, n’avait comme but que de permettre la régression des droits des salariés par la loi de la majorité. Tout n’est que trop lié : la reconnaissance de la représentativité à travers le vote, la ratification des accords collectifs selon la règle des 30 % puis des 50 % et cette régression. Et, à la fin de tout, le référendum qui, comme disait si justement Jean Auroux [33], est « la mort du syndicalisme » [34]. En d’autres termes, pendant toute la période où l’efficience d’un accord était liée à ce qu’il apportait au salarié, selon le principe de faveur qui n’est qu’une conséquence de la civiliste « stipulation pour autrui », peu importait qu’il soit signé par un syndicat, si minoritaire fut-il. La règle de 30 %, l’absence d’opposition n’ont été instaurée qu’aux fins de réduire les droits des salariés en respectant les règles formelles de la légitimité démocratique. Et le passage de 30 % à 50 % n’a, à l’évidence, d’autre finalité que d’exercer un chantage sur les syndicats majoritaires, selon la logique « C’est moi ou le chaos », à peine transformé en « C’est oui à l’Entreprise dans ces temps de crise [35] ou les licenciements... »
Assurément, il s’agit, à l’évidence, d’une démocratie en trompe-l’oeil. La démocratie, en premier lieu, c’est le pouvoir, par une majorité de défaire ce qu’une précédente majorité a approuvé. Or, dans l’état actuel du droit, seul un syndicat signataire d’un accord d’entreprise peut le dénoncer, fut-il désavoué massivement par ses électeurs lors d’un nouveau vote, et quand bien même aurait-il totalement disparu de l’entreprise [36]. Et ce ne sont pas les circonlocutions de la loi El Khomri, qui, s’inspirant du rapport Cesaro, ne traite (quelle surprise [37]) que de la révision des accords et surtout pas de leur dénonciation, qui changera quoi que ce soit à cette violation de ce principe démocratique essentiel.
La démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Or, il ne s’agit nullement, par le jeu de l’accord collectif, de transférer une quelconque parcelle de pouvoir détenue par le capital au travail, alors même que, comme le disait si justement Maurice Combe, l’auteur de l’Alibi [38], ce que demandent les travailleurs, ce ne sont pas des droits dans l’entreprise, mais sur l’entreprise. Et seuls ces droits sur l’entreprise seraient à même de créer une esquisse de démocratie économique.
Quant au référendum, réclamé depuis si longtemps par le patronat, il réalise son rêve d’un lien direct du patron avec les salariés, ainsi placés en état de soumission totale. Et nous serions tenté de poser cette question, procédant par récurrence, pour user d’un terme de mathématicien et selon la logique implacable du contre-exemple, à ses zélateurs : « que penseriez-vous d’une règle identique au niveau politique, qui permettrait à un parti minoritaire d’imposer (à tout moment) un référendum à la majorité ? ». Question test qui permet de voir que l’argument démocratique, lorsqu’il est utilisé dans le registre des relations de travail, est un pur trompe-l’œil...
Et il y a quelque imposture, au demeurant, de la part de l’instance politique de parler de démocratie dans le registre de la négociation, après avoir supprimé les élections prud’homales pour les remplacer par une désignation en fonction d’un taux d’audience faussé [39], reconduisant, comme par miracle, chacun des anciens syndicats représentatifs selon l’ancienne formule et accordant une très confortable seconde place au syndicat le plus réformiste de l’heure, ainsi qu’une majorité de blocage à l’ensemble des syndicats considérés comme tels.
VII. Les dispositifs d’un nouvel assujettissement
Cette évolution, la décentralisation de la négociation collective afin d’orchestrer la régression des droits des salariés, ou, plus exactement, de diminuer le coût du travail, ne pouvait se faire qu’accompagnée de la mise en place de dispositifs visant à domestiquer les syndicats, à transmuter les militants en « partenaires sociaux ».
A. Un paritarisme de mauvais aloi
Entre la gestion paritaire [40] de la Sécurité sociale – en tant que financée par les employeurs et par les salariés – mise en place à la Libération et ce que ce terme de paritarisme recouvre aujourd’hui, la différence est pour le moins immense. Se sont multipliés, en effet, des dispositifs extrêmement divers ayant pour objet de nier le conflit de classes fondateur…
Cela va de la création du « fonds de financement du paritarisme » par l’accord national interprofessionnel du 17 février 2012 et la loi du 5 mars 2014, en passant par l’institution de commissions paritaires régionales par la loi du 17 août 2015 [41], pour aboutir, aujourd’hui, par la loi [42], à la mise en place, sous égide de l’État, de formations conjointes ouvertes aux « partenaires sociaux » à la négociation, dès lors qu’il s’agit d’une pure technique et, en tant que telle, totalement « neutre » [43].
B. Une négociation administrée
C’est sous cette appellation, qui relève de l’oxymore, que le ministère du Travail désigne toute une série de négociations obligatoires, qu’il s’agisse de celle devant porter sur la pénibilité (dans la première version des textes), l’emploi des seniors, l’égalité professionnelle...
Toutes ont comme caractéristiques, d’une part, de devoir s’appuyer sur des données quantitatives, si dénuées de sens soient-elles, d’autre part, d’imposer à l’employeur, à défaut de signature, l’élaboration d’un plan d’action (cf. supra) et, enfin, d’instaurer, dans la plus grande des violations du principe de séparation des pouvoirs, des sanctions administratives en cas de non-respect de ces obligations toutes formelles.
Force est de s’interroger ici sur l’intérêt de recourir à la négociation, s’agissant, dans tous les cas, de mettre en œuvre des obligations à charge des employeurs.
Ne serait-ce pas aux fins, par la grâce d’une ratification par un syndicat, de feindre qu’elles sont effectivement respectées, peu important la réalité ? Ne serait-ce pas aussi pour diluer le cas échéant les responsabilités, s’il est avéré qu’elles ne le sont point ?
Enfin, à l’évidence, il ne s’agit que d’une négociation à dés pipés, dès lors que l’un des contractants (l’employeur), de par la loi, peut imposer in fine à l’autre partie (les salariés, dont les syndicats ne sont que leur expression collective), via les « plans d’action », sa volonté. Comment alors peut-on parler du respect du principe de négociation de bonne foi, cette obligation désormais consacrée par l’article 1122 du Code civil [44] ?
C. Une négociation sociétale
Si l’on examine attentivement les domaines sur lesquels les « partenaires sociaux » ont été incités et même convoqués à négocier, on constate que nombre d’entre eux relèvent du domaine du sociétal, selon le vocable en vigueur. Ou, pour user d’un autre terme, du politiquement correct. De fait, il s’agit d’un nouvel ordre moral qui s’instaure progressivement au sein des entreprises par la voie de la négociation comme, naguère, il était imposé par les règlements intérieurs. Si communs soient-ils devenus, les accords qui s’inscrivent dans ce registre n’ont que peu attiré l’attention et les commentaires des juristes : cela n’a rien, au demeurant, d’étonnant, puisqu’ils ne créent ni véritables obligations à charge des employeurs, ni droits opposables par les salariés ; en ce sens, ils ne sauraient générer de contentieux devant les juges, leur finalité non dite consistant précisément à éluder le conflit entre le travail et le capital. Nous n’en prendrons que deux exemples : celui du don de jours pour enfant malades et celui (obligatoire) de l’égalité professionnelle.
Sur cette dernière, les syndicats se voient donc convoqués pour ratifier des accords prévoyant – c’est le cas de beaucoup – que « 100 % des offres d’emploi publiées seront ouvertes aux femmes et aux hommes » et que « des entretiens professionnels seront organisés à chaque retour de maternité ». La belle affaire… Pour le premier point, il ne s’agit que de respecter une obligation vieille de plus de 30 ans et, pour la seconde mesure, elle repose sur la croyance que le « dialogue » avec le « manager de proximité », ce sage des nouveaux temps, est propre à vaincre toute discrimination, que de la « communication » (verticale) naît nécessairement le bien. Dans tous les cas, ces accords ne touchent que le registre procédural – la phase de recrutement, le suivi des carrières – et n’atteignent nullement la condition même des travailleurs et des travailleuses : ainsi peuvent perdurer, malgré les infinies redondances de la loi [45], pures gesticulations, l’inégalité entre les genres.
Quant aux accords de dons de jours de congés pour enfants malades, nous nous bornerons ici [46] à souligner à quel titre ils transmutent la solidarité des travailleurs en acte de charité sous le regard attentif des directeurs des ressources humaines : car si ces dons doivent être anonymes, ils ne le sont nullement pour l’« Entreprise », c’est-à-dire pour la hiérarchie, qui, en fin de compte, par une perverse violation du secret médical, s’arroge le droit souverain de décider qui le mérite vraiment…
On voit comment, en fin de compte, par la négociation administrée et par celle à but sociétal, conçues l’une et l’autre comme pédagogie pour forger les « partenaires sociaux », à quel titre et dans quelle mesure les syndicats sont enrôlés aux fins de produire le consentement, l’assujettissement à l’entreprise, non seulement collectif, mais également individuel.
D. Un pouvoir de direction garanti par l’accord collectif
L’archétype en est sans doute les conventions de forfaits-jours, où le salarié (candidat à l’embauche le plus souvent, donc contraint et forcé) se voit amené à renoncer au paiement de chaque heure travaillée, en vertu d’un accord ratifié par ceux qui devraient être le défenseur de ses droits. Toutefois la portée de ces accords va bien au-delà de ce non-paiement des heures supplémentaires : elle produit un nouvel assujettissement du salarié, dans la mesure où elle transforme son obligation de moyens en obligation de résultat…
Mais, de manière moins éclatante sans doute, cette consécration du pouvoir unilatéral de l’employeur se trouve dans d’infinis accords conclus dans le cadre de la négociation annuelle obligatoire, où un montant global d’augmentation des salaires est ratifié, les catégories les moins élevées – ouvriers, employés – bénéficiant d’une augmentation générale (qui plus est, parfois inférieure à l’inflation), le reste étant consacré, au bon vouloir de l’employeur, à des augmentations individuelles. À bien réfléchir, il s’agit très clairement d’un dévoiement même de la négociation instaurée par les lois Auroux, dès lors qu’elle cautionne pleinement la fixation de ces augmentations par le seul employeur, dans une pure logique d’individualisation des salaires, au prix bien souvent d’une rupture avec le principe « à travail égal, salaire égal ». Ajoutons ici que, même pour ce qui concerne le montant global des augmentations salariales, les syndicats signataires se voient dans l’impossibilité de vérifier l’exécution par l’autre partie de l’obligation stipulée.
VIII. « Une concurrence libre et non faussée », disent-ils
De même que l’Union européenne continue à tolérer l’existence des États membres comme « souverains », tout à la fois pour leur confier la tâche de gérer la misère des exclus (autant par des mesures policières que par l’assistance) et pour les mettre, du point de vue fiscal [47] et (anti)social, en concurrence, les syndicats continuent à être tolérés et par l’Union, et par les États associés, mais seulement pour accompagner la régression sociale orchestrée au nom de la libre circulation des capitaux au niveau mondial. Jean-Denis Combrexelle, dans le rapport qui l’a fait connaître au grand public, fait état de quelques pays de l’Union européenne ayant instauré la décentralisation de la négociation collective : l’Allemagne, la Roumanie, la Bulgarie, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande. Aucun de ces faits n’est inexact. Ce qu’il omet de dire, c’est qu’à l’exception de l’Allemagne, tous ces pays ont été contraints par la Troïka [48] (l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international) ou très fortement incités à le faire par la seule Union européenne [49]. Et nous disons bien omission, car nous ne saurions croire un instant que ce très haut fonctionnaire, rompu au droit communautaire, ignore ces données [50], comme nous ne pouvons le soupçonner d’ignorer que la Grèce avant tout, plus que tout autre, s’est vue imposer ce régime par la même Troïka, et l’Italie, par un diktat de la Banque centrale européenne qui devait rester secret... Et sans nul doute son rapport eut été accueilli bien plus fraîchement s’il n’avait sciemment dissimulé que les préconisations qui y figurent, celles reprises par les lois Macron et El Khomri, sont en tous points similaires à celles imposées par ces instances supranationales [51], au prétexte du « coût » du travail qu’il convient de réduire à tout prix, la question du coût du capital n’étant, elle, jamais posée.
Sans doute donc, à bien des égards, la loi « Travail » s’inscrit-elle dans une évolution du droit du travail national amorcée en 1982 et n’a-t-elle été rendue possible seulement par des coups d’État idéologiques et linguistiques propres à notre pays. En même temps, nous ne saurions ignorer que cette potion amère s’inscrit dans un cadre européen, que le Gouvernement français avec l’Allemagne a activement promu et qu’aujourd’hui, il veut administrer à ceux qui travaillent sur son sol.
Nous nous posions la question en introduction d’un retour de la tentation corporatiste qui avait taraudé la France dans les années 1930. Il est clair que l’idéologie dominante contemporaine et le droit qu’elle produit tendent à nier le conflit fondamental entre le capital et le travail, au même titre que le corporatisme.
De même que, bien entendu, il s’agit, in fine, de soumettre le travail au capital, quitte à rompre avec les règles fondamentales du droit civil : celui de la souveraineté du contrat et de son effet relatif. Le parallèle, cependant, doit d’arrêter là.
En 1956, la Confédération Nationale du Patronat Français mettait en garde ses adhérents contre « une politique irréfléchie d’accords [d’entreprise] qui serait fondée sur le volume d’’une entreprise ou sur le caractère momentanément privilégié qui perturberait gravement l’équilibre issu des conventions collectives » [52]. Bien plus largement, pendant toute la période courant de 1950 au début des années 1970, tant le patronat que les gouvernements successifs pesèrent de tout leur poids pour limiter la négociation des accords au niveau des entreprises, afin précisément de limiter les coûts salariaux. Et cela se traduisait juridiquement, par le peu de place accordé aux accords d’établissement, ainsi qu’ils étaient dénommés, dans le Code du travail. Cette stratégie se comprenait à la fois dans la mesure où la revendication au niveau des branches était faible [53] et où les Etats, dans des systèmes (semi-)fermés, pouvaient jouer sur les taux de changes, la régulation des flux de capitaux et les barrières douanières
Par un étrange retournement de l’histoire, la reconnaissance du fait syndical dans l’entreprise, l’obligation de négocier à ce niveau, tant combattues alors par le CNPF, va devenir le point d’appui radical du Medef pour réduire les droits des salariés et s’il est une leçon à retenir de l’évolution législative de ces dernières années, dont la loi « Travail » n’est que le prolongement, c’est qu’il n’existe pas de « conquête ouvrière » qui ne puisse se retourner contre les salariés lorsque le rapport de force s’inverse.
Toutefois, ce retournement que nous vivons va bien au-delà : Gérard Lyon-Caen, en effet, définissait le droit du travail comme la résultante fluctuante « de l’exploitation capitaliste du travail » confrontée aux « armes » collectives (juridiquement reconnues) des salariés. Or, ce à quoi nous assistons n’est rien de moins que le retournement de ces armes contre les salariés eux-mêmes. Ou, en d’autres termes, pour reprendre la belle remarque de Josépha Dirringer dans ces pages, « la représentation des salariés … n’apparaît plus comme un contre-pouvoir, extérieur et autonome. Elle s’intègre à l’entreprise, devient un rouage du processus décisionnel mené par l’employeur… » [54].
Dans ce sens, ce que nous vivons possède assurément certains caractères du corporatisme : la négation du conflit entre le capital et le travail et une fusion de fait, si ce n’est en droit, des organisations patronales et de la représentation des salariés, les opposants étant soigneusement mis à l’écart, bannis, voire sévèrement réprimés : jusqu’à la distribution de tracts syndicaux sur la voie publique est susceptible de devenir délit [55]. C’est, dans le même temps, une forme du triomphe du libéralisme, mais toute spécifique, puisque ce n’est pas, en matière de relations de travail, le contrat individuel qui prime contre tout, mais l’accord d’entreprise.
Enfin, en introduction, dans notre définition, nous avons omis un des caractères fondateurs du corporatisme, ce en quoi d’ailleurs il se rattache à Emile Durkheim, et qui figure en toutes lettres dans le rapport au Maréchal Pétain en prologue de la Charte du Travail [56], l’appel à la soumission de l’Homme à une entité transcendante qui le dépasse et le fonde.
En l’occurrence alors : la Nation sanctifiée [57]. Or, chacun sait ce qu’il en est aujourd’hui... Cette entité transcendante, qui nous est offerte dans une nouvelle mystique, n’est autre que l’Entreprise. Il n’est qu’à se souvenir de l’actuel Premier ministre, lors de la dernière assemblée générale du Mouvement des Entreprises de France, pour le voir, déclarer : « J’aime l’Entreprise ! » [58]... Religion d’État, donc.
On peut douter, rationnellement, que la « décentralisation de la négociation », telle qu’elle est amorcée depuis longtemps par notre législation et poursuivie aujourd’hui par la loi « Travail », permettra effectivement, selon les vœux explicites de l’Union européenne, la si désirée « modération salariale ». Il est plus douteux encore de croire que cette évolution permettra d’augmenter le taux d’emploi.
Mais ce qui est hors de doute, c’est très précisément la subordination des organisations syndicales, ravalées au rang de partenaires sociaux, au capital, la négociation collective devenant un mode d’exercice du pouvoir de l’employeur, bien plus même qu’un simple acte de gestion [59]. Il n’est qu’à lire ces expressions qui émaillent depuis tant d’années le discours politiques, telle que « Il faut développer le dialogue entre l’entreprise et les salariés » pour s’en convaincre. L’« Entreprise », sacralisée, y apparaît comme le tout (englobant le travail autant que le capital), les syndicats, comme la partie. Le déséquilibre, la dissymétrie fondamentale de la négociation collective se niche là et nulle part ailleurs, dans cette mise en surplomb, sémantiquement (ou idéologiquement) aménagée, juridiquement consacrée, d’une partie sur l’autre.
Ainsi se trouve reconduite et légitimée la domination de ceux qui détiennent les moyens de production, de l’employeur, qui se cache derrière ce terme d’entreprise qui n’en est ainsi que le masque, sur ceux dont, naguère, il était dit qu’ils ne possédaient que leur force de travail.
Et si elle se retrouve reconduite, c’est précisément parce que, le recours à ce couple – « l’entreprise et ses salariés » (ou les syndicats) – en lieu en place de celui « d’employeur et ses salariés », induit que l’entreprise incarne l’intérêt collectif et que les salariés, individuellement et collectivement, ne sont aptes qu’à défendre leurs intérêts particuliers. Ainsi s’allient l’idéologie corporatiste ressurgie de l’aube du XXème siècle et le néo-libéralisme contemporain qui nous gouverne.