Conditions de travail

Dans « Travailler Aujourd’hui » [1], de nombreux salariés décrivent une forte dégradation des conditions de travail. Mais celle-ci reste largement invisibilisée. En effet, dans les champs politiques et médiatiques, le travail est parlé essentiellement par ceux qui entendent le régenter et l’organiser, non par celles et ceux qui l’accomplissent.

La parole des salariés est aux antipodes des discours des dénommés « décideurs » qui accompagnent ce que l’on a coutume d’appeler les réformes du marché du travail et de la législation du travail. Ces discours font du travail un coût dans le champ économique et une obligation morale dans le champ de la vie sociale. Alors que les salariés décrivent avec précision comment ils redéfinissent les finalités de leur travail, comment ils font face à la multiplication des procédures et des rythmes de travail, comment l’arbitraire des décisions patronales les contraint dans des lieux de travail éloignés de tout accès à une défense collective de leurs droits, comment ils arbitrent entre des injonctions contradictoires (respect des procédures de sécurité et réalisation des objectifs de productivité), comment ils tentent de se construire des contre-pouvoirs protégeant leur santé et leur droit, comment malgré la violence de la précarité et des techniques d’individualisation des solidarités sont reconstruites, etc.

Dans ces récits, le salariat apparaît pour ce qu’il est : un rapport social de domination ! Il laisse les salariés libres juridiquement de ne pas travailler mais les place dans une situation d’obligation économique à le faire. C’est en se présentant sur le marché du travail que les salariés pourront éventuellement trouver acquéreur de leur force de travail. Ce n’est que par cet achat que pourra être reconnue une création de valeur économique. Le salarié doit donc s’aliéner au marché du travail et à ses acteurs dominants qui sélectionneront –sur base de leurs propres critères dits d’employabilité –la force de travail utile à leurs projets d’accumulation de capital.

Cette configuration tisse une toile de fond toute empreinte de précarité. Précarité sur le marché du travail, où tenaillé par les dispositifs d’activation et les menaces de sanctions qu’ils comportent, les salariés seront placés dans des relations de compétitions face à de potentiels employeurs, dans un contexte de chômage structurel important. Précarité face à des formes d’organisation du travail qui tendent à marginaliser les contre-pouvoirs collectifs construits par les salariés eux-mêmes (notamment leurs délégations syndicales). Précarité encore générée par des divisions internes (de genre, de génération, de « racisation ») produites en grande partie par la violence des rapports d’exploitation.

Stratégies syndicales

Face aux conditions de travail contemporaines, la question des stratégies syndicales est déterminante. Les partisans d’un syndicalisme indépendant, défendant une transformation sociale et politique radicale, ayant pour finalité l’émancipation des travailleurs, sont confrontés à un enjeu majeur : la perpétuation, la construction et le renouvellement de pratiques autonomes de résistances.

Ces pratiques ne sont pas toutes à inventer. On peut s’appuyer sur l’expérience de mouvements sociaux, sur ce qu’ils ont expérimenté face à l’état de guerre permanent que le capitalisme fait régner.

Différentes propositions peuvent être formulées afin d’énoncer les fondements de telles pratiques.
Elles concernent l’aptitude à la résistance des salariés et plus largement des classes sociales objets de processus de domination ; les expériences qui rendent compte des recherches et investigations menées par les salariés eux-mêmes au sujet de leur travail, des conditions et des formes d’organisation qui l’encadrent ; la transformation du travail et non l’adaptation des salariés à l’ordre établi ; le soutien au déploiement de syndicalismes d’action directe ; la réalisation de l’indépendance syndicale ; l’élaboration et la valorisation d’une conscience de classe.

L’aptitude politique des groupes objets des rapports sociaux d’exploitation,de domination et d’aliénation

Ces rapports sociaux, malgré leur force, peuvent mettre à mal mais n’anéantissent pas les capacités à résister et à construire des contre-pouvoirs. Les humiliations quotidiennes au travail peuvent être aussi sources de pratiques de contestation. Ce présupposé –l’aptitude à l’action politique et sociale des populations -fonde les pratiques des mouvements sociaux –et singulièrement de l’action syndicale –en eux-mêmes et non à partir d’une reconnaissance par des institutions complices de reproduction des inégalités sociales. En d’autres termes, les opprimés sont considérés ici comme élément actif et non récepteur passif d’une activité politique. On peut reprendre ici la critique de Marx sur l’attitude que certains courants socialistes adoptent envers le prolétariat, considéré uniquement sous l’angle de la classe la plus souffrante. Marx voit dans le prolétariat également une part d’autoactivité politique. Il est sans concession sur ce point : « nous ne pouvons (...) marcher avec des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour s’émanciper eux-mêmes et qu’ils doivent donc être libérés d’abord par en haut, par les philanthropes grands et petits bourgeois. »13 L’actualité de telles formulations est saisissante. Notamment à la lecture de ceux qui ne voient dans les manifestations ou actions de travailleurs non une intervention politique mais une manière de crier une colère, une détresse, une souffrance quand ce n’est pas l’expression d’un grognement (sic !).

L’émancipation des travailleurs par eux-mêmes n’a rien d’une formule creuse. C’est ce positionnement qui guide des pratiques concrètes de contestation des rapports sociaux de classe, de genre et de racisation. Une telle importance accordée à l’autoactivité appuie toute transformation sociale et politique sur le mouvement social et politique des travailleurs et non sur une quelconque institution politique. Marx, encore lui, avertira en ce sens contre toute « servile croyance en l’État » et contre ce qui décourage et diminue l’activité du mouvement ouvrier.

Il s’agira également de prendre la mesure des pratiques de résistance implicite et explicite à l’œuvre et éventuellement d’en proposer certains prolongements. En ce sens, cette affirmation sur l’aptitude politique des populations est un préalable indispensable pour échapper à l’utopie dangereuse d’institutions et d’organisations qui viendraient libérer les populations sans activité autonome de celles-ci.

Rendre visible l’invisible

Cette aptitude politique des salariés peut s’observer notamment dans le fait que certains d’entre eux ne prennent pas pour argent comptant la totalité des discours gestionnaires sur leur travail.

Faire advenir la réalité de certaines situations rendues invisibles est un combat fréquent et déterminant. Par exemple, rendre visible certaines atteintes à la santé produites par l’utilisation de produits toxiques, démontrer les causes de la dégradation d’un service rendu à la population, parfois réduites par le pouvoir organisateur à une question de mauvaise organisation ou de mauvaise affectation des budgets existants.

Soutenir un positionnement critique face à de nouvelles exigences apparaît également comme un levier pour la critique et la transformation du travail. Qu’il s’agisse de travailleurs sociaux qui entendent refuser toute logique répressive à l’égard des personnes qu’ils rencontrent (Sans-papiers, travailleurs sans emploi, jeunes en « décrochage scolaire, ...), de techniciens dénonçant des délais trop courts pour accomplir un travail de qualité (prenons l’exemple de la maintenance dans le nucléaire ou encore des ascensoristes, etc.), de soignants qui analysent la dégradation de la qualité des soins, d’ouvriers sur des chaînes de production de l’industrie alimentaire qui constatent des fraudes sur l’utilisation de matières premières périmées ... Des salariés en viennent à investiguer sur leurs propres conditions de travail. Par ce travail d’investigation et de recherche, le mensonge entretenu par la description managériale et gestionnaire peut progressivement se fissurer. Cette démarche contribue à rendre explicite l’hostilité latente aux formes d’organisation du travail et de management. Les procédures d’évaluation tendent alors à apparaître pour ce qu’elles sont : des mesures de la docilité du personnel. Les plans sociaux sont bien des licenciements en masse. Les troubles musculo-squelettiques sont les symptômes de l’intensification. Ces investigations permettent aussi d’identifier l’utilisation d’obligations légales décontextualisées par l’employeur comme des opportunités pour davantage précariser et fragiliser. Des analyses de risques psychosociaux qui se concluent par la mise en place de lignes d’écoute et de cellules d’aide psychologique sans aucune transformation des conditions de travail participent de cette logique. Des dispositions qui prévoient que « seuls les travailleurs volontaires » prendront part à tel type d’activité également. Alors que le libre choix est un non-sens dans une relation juridique de subordination. Cependant, la dénonciation de ces dispositifs d’organisation du travail ne suffit pas. Elle pourrait parfois même conduire à illustrer leur force. Une pratique collective de réappropriation des conditions de travail est indispensable. Reste que ces auto-investigations sont un préalable à la reconstitution de collectifs de travail fédérés autour d’une parole libérée sur les conditions de travail et sur la recherche des moyens nécessaires pour imposer des transformations.

Ces actions peuvent se renforcer aux travers d’alliances avec d’autres mouvements sociaux (mouvements écologistes, mouvements pour le droit au logement, « gilets jaunes », etc.).

Transformer le travail et non adapter les salariés à l’ordre établi

Il est donc important de mettre en cause le « management » des entreprises. Mais cela ne suffit pas. Le travail n’est pas qu’une question de management ou de gestion à l’intérieur d’un cadre qu’il s’agirait de préserver. Cependant, afin d’éviter tout « gouvernement par la psychologie » [2], c’est-à-dire tout gouvernement qui vise l’adaptation des individus aux contraintes, il est déterminant de ne pas figer les travailleurs en position d’éternelles victimes. Le projet n’est pas la gestion des coûts psychiques, physiques, sociaux et environnementaux du travail. Il ne s’agit pas de coacher des collectifs de travail afin qu’ils s’adaptent mais que ceux-ci dégagent des possibilités de transformations concrètes qui améliorent les conditions de travail.

C’est là qu’il faut rappeler un élément fondamental. La valeur économique est produite par la force de travail du travailleur. Le capital n’est rémunéré que par ce que le travail lui donne. Les travailleurs ne sont pas considérés ici comme des victimes d’un système mais comme des acteurs d’un affrontement social. Ce qui sort les travailleurs d’un statut misérabiliste d’éternelle victime et en fait des êtres légitimes pour contester l’organisation du travail et pour créer sur le terrain spécifique du travail un rapport de force.

Cette dynamique nous conduit dans le champ politique puisqu’il y a des arbitrages collectifs à réaliser qui sont loin d’être neutres pour la société. À l’échelle d’une entreprise, définir une organisation du travail, des stratégies de maintenance, des modalités de recrutement... relève aussi du politique puisque cela aura des impacts sur le produit, le sens et le contenu du travail. Arbitrer cela selon des critères de performance économique et des critères de santé relève encore du politique.

Ainsi, penser le travail, c’est aussi accepter de penser le fonctionnement de la société et ce qu’il s’y crée comme bien-être ou mal-être social. Agir sur le travail, c’est donc aussi agir sur la société.Il s’agit de « remettre le travail au cœur des rapports de force, et reconnaître que quotidiennement les travailleurs y investissent leur intelligence. C’est alors rappeler l’enjeu de la dignité au travail et des valeurs que chacun est appelé à y défendre. Cela implique de la conflictualité. » [3]

À y considérer de plus près, le travail, l’organisation du travail et les conditions de travail nécessitent des arbitrages politiques permanents. Quel travail pour quelle utilité ? Politique. Qui décide du travail ? Politique. Qui travaille pour qui ? Politique. Dans quelles conditions ? Politique. Qui conçoit et qui exécute ? Politique.

L’enjeu du travail comme question politique et démocratique est la réappropriation par les classes salariées des questions essentielles qui règlent leurs conditions de vie. Le mouvement ouvrier –et singulièrement les syndicats –est l’acteur qui a permis une certaine politisation du travail, en instituant des délibérations collectives sur les salaires, les horaires, etc.

Aujourd’hui, les transformations dans le champ du travail paraissent inaccessibles tant les rapports de forces y sont défavorables. Cependant, si le syndicalisme prend bien en charge le quotidien et le futur, il ne peut rester sans voix face à la reconfiguration néolibérale du travail.

Dans le capitalisme, l’exploitation de la force de travail est source d’accumulation du capital. Dans le concret, le travail est l’occasion de liens avec d’autres, collègues, usagers, clients. Le travail est investi par les valeurs morales du salarié, son sens de la justice et ses appartenances alors que les formes d’organisation du travail individualisent et précarisent. Elles en viennent à rendre même invisible le fait que l’on travaille toujours avec les autres. C’est bien ce que les directions d’entreprise tentent d’orienter à leur profit : faire jouer le collectif, ce qui fait communauté, en sa faveur, en vue de réaliser ses objectifs. Avec la menace de la précarité au ventre, les coopérations sont forcées de se déployer dans des directions souvent mutilantes pour les salariés.

Le travail sous domination capitaliste néolibérale inscrit l’individu dans l’univers restreint de son entreprise et de sa compétitivité. C’est le lien qui unit le sens du travail à la société qui est pris violemment à partie. Or, dans de nombreux collectifs de travail, cette dimension est essentielle : à quoi sert ce que je fais –ce que nous faisons ? Les formes d’organisation du travail néolibérales produisent un ordre où la compétitivité est la seule fin légitime et tente d’exclure toute forme de conflictualité.

Il y a donc –source fondamentale pour le syndicalisme –un vivier d’actions et de mobilisations à construire sur le terrain du travail et des formes d’organisation du travail afin de faire émerger un agir qui puisse contribuer à la redéfinition démocratique du travail et de ses conditions. Comme l’énonce Pierre Dardot et Christian Laval : « La question du pouvoir est donc centrale dans l’entreprise, elle dépend de la propriété, mais elle décide aussi de toutes les inégalités dans l’organisation du travail. (...) Cette subordination a un effet sur le travail lui-même, sur la « motivation » du travailleur et sa créativité, mais aussi sur la vie sociale dans son ensemble. Les loisirs atrophiés et passifs, la soif de compensation par la consommation sont liés à cette soumission. Ce qui conduit à faire de la recomposition de l’organisation du travail et de sa répartition entre les échelons de la hiérarchie fonctionnelle un impératif politique décisif, au même titre que la reconnaissance du droit de tous les salariés à la participation aux décisions collectives qui les concernent. » [4]

Dans une logique démocratique, la participation et la délibération des producteurs sont centrales et contredisent la logique de dépossession néolibérale des questions qui concernent les populations. Au-delà, l’ouverture d’espaces permettant à d’autres mouvements sociaux (anti-racistes, féministes, environnementalistes, etc.) d’y intervenir est déterminante. Ceci permet de penser le syndicalisme dans et hors de la relation de travail. C’est dans cette dynamique que peut se construire « sa capacité à fournir au salariat une zone de liberté permettant de réfléchir et d’agir sur le travail et les rapports sociaux de travail. Ce n’est qu’en se pensant comme un mouvement social que le syndicalisme pourra répondre à cette exigence. » [5]

Éloge du syndicalisme d’action directe

Certaines pratiques associées au syndicalisme se déploient en dehors de lui et parfois à l’encontre de celui qui a été institutionnalisé au sein d’une entreprise. Le syndicalisme –comme pratique visant l’organisation et la défense des intérêts et droits collectif sdes salariés –est pratiqué également en dehors de la sphère des organisations syndicales. C’est précisément quand celles-ci s’enferment uniquement dans des pratiques de cogestion et ne fréquentent que les lieux de concertation qu’elles apparaissent illégitimes aux yeux de salariés qui, pour une part, tenteront de construire même très modestement des lieux où raconter son travail et tenter d’agir sur lui sont possibles.

Mais c’est aussi lorsque seule la concertation est pratiquée qu’elle n’aboutit qu’à des résultats très maigres. Des délégués syndicaux montrent comment leurs expériences s’est construite sur l’affirmation de leur propre légitimité, sur la confrontation directe avec les violences commises (par exemple, une intervention immédiate pour dire qu’on ne peut pas parler comme ça à quelqu’un ou qu’on accompagne quelqu’un afin d’empêcher certaines formes de harcèlement), et sur la crédibilité acquise et entretenue auprès de ses pairs.

Ces pratiques nous invitent à réfléchir et à agir par une logique de « syndicalisme d’action directe ». Sa particularité est de prendre appui sur la position de celles et de ceux qui sont l’objet de processus de domination, d’oppression et d’humiliation. Il ne s’agit pas de comprendre la partie adverse et de trouver un terrain d’entente mais de s’appuyer sur un seuil qu’on ne peut franchir. C’est comme cela également que les frontières de ce qui est légitime de pratiquer dans les relations de travail et dans les formes d’organisation du travail peuvent aussi bouger. Les espaces habituels d’arbitraire peuvent voir leur légitimité s’effriter. Des processus séculaires d’évaluation et de mises en compétition peuvent progressivement être combattus.

À un moment donné, dans telle entreprise, des ouvrières ont décidé de devenir déléguées et à ce titre porte-parole du groupe. Sur certains lieux de travail, la réponse trouvée est l’intervention directe et pragmatique (des femmes parleront mieux à d’autres femmes et pourront être davantage défendues) qui permet de mettre fin ou de faire reculer les violences quotidiennes. Il ne s’agit pas ici de « faire la leçon » et de proposer de recopier un modèle d’action qui s’est structuré aux travers de rapports de forces plus ou moins favorables. Il s’agit plutôt de pouvoir réfléchir et agir en se nourrissant d’une expérience, en se référant aux principes qui sous-tendent de telles actions qui ne fondent pas la légitimité de l’action dans une législation, mais dans la légitimité du collectif à exister, qui pourra de manière autonome utiliser ou non un dispositif juridique accompagné d’autres formes d’intervention.

L’exemple de certaines mobilisations de salariés précaires est à cet égard instructif. Des employés des chemins de fer qui entendent défendre les salariés qui travaillent –quelle que soit leur activité –dans une gare20. Des déléguées d’un secteur qui rassemblent via des réunions au sein d’une commune des travailleuses peu organisées et peu représentées. Des délégués d’une entreprise commanditaire qui organisent la défense et la représentation des entreprises sous-traitantes. Une délégation qui agit de concert avec les délégations d’autres sites dans d’autres pays afin d’échanger des informations et de tenter de faire barrage collectivement face à la politique menée par l’employeur. Des centrales syndicales qui affilient des travailleurs sans-papiers.

La pratique précède souvent le droit de l’accomplir. Le cadre de la légalité à l’heure en particulier d’un capitalisme néolibéral particulièrement offensif est de moins en moins favorable aux droits sociaux et aux mobilisations collectives. Il est en ce sens légitime de ne pas uniquement s’en référer aux cadres législatifs produits par des rapports de force rarement favorables aux groupes sociaux placés dans des rapports d’inégalité.

On sait que derrière les législations se cachent les conditions effectives de leurs mises en œuvre ou de leurs relégations. On a vu des démarches d’évaluation des risques conclure à l’absence de stress au travail dans des lieux de travail où les atteintes à la santé y étaient directement liées. Dans un tel cadre, être en résistance contre la bureaucratisation de l’approche de la santé et de la sécurité au travail peut s’avérer source de mieux-être !

Toute pratique d’action collective doit donc incorporer le fait qu’elle ne s’aventure pas au sein d’un milieu naturellement accueillant. Comme l’énonce Isabelle Stengers : « la seule généralité qui tienne est que toute création doit incorporer le savoir qu’elle ne se risque pas dans un monde ami, mais dans un milieu malsain, qu’elle aura affaire à des protagonistes –l’État, le capitalisme, les professionnels, etc. –qui profiteront de toute faiblesse, et qui activeront tous les processus susceptibles de l’empoisonner (la récupérer) » [6].

Il nous faut perpétuer et reconstruire une forme de syndicalisme dont les tenants du capitalisme et du management néolibéral ont horreur, une forme indépendante, autonome, démocratique et radicale au sens où elle définit les questions qui la concerne et tente d’intervenir sur les causes plutôt que de s’en limiter aux conséquences.

L’indépendance syndicale

Un très fort compartimentage de l’action syndicale est parfois souhaité, induit ou exigé de l’employeur qui profite d’une approche strictement juridique et bureaucratique de l’action syndicale. Dans cette approche, chaque délégué a son domaine de compétence (le CE, le CPPT, la DS) et hors de question de marcher sur les plates-bandes de son voisin ou que l’on marche sur les siennes. Ce fonctionnement est souvent induit par l’employeur qui entend définir les sujets qui sont légitimes d’être placés dans l’ordre du jour et également les termes légitimes dans lesquels ils peuvent être définis.
Invitant ainsi les organisations syndicales à se détacher de leurs propres termes, de leurs propres arguments, et des mots utilisés par les salariés pour décrire leurs conditions de travail. C’est un travail de redéfinition constante qui vise à neutraliser toute forme d’action autonome.
Dans ce cadre, il est déterminant que les conditions de l’indépendance syndicale fassent l’objet d’une lutte constante. À ce titre, plusieurs pistes de travail peuvent être définies :

  • Le décompartimentage des équipes syndicales lorsqu’elles sont enfermées, souvent par l’employeur, dans un rôle bureaucratique de participation à des réunions dont le contenu et le rythme leur est imposé. Souvent aussi, le comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) est présenté comme un lieu de seconde zone. Le risque serait d’une part, que des équipes syndicales fonctionnent en vase clos sans utiliser les opportunités stratégiques que représente la coordination entre les représentants des CE, CPPT et les délégués syndicaux et d’autre part que l’on se cantonne à une approche légaliste de la santé et de la sécurité au travail qui fasse la part belle aux procédures plutôt qu’à la prise en compte des réalités relatives aux conditions de travail et de l’expérience des salariés. La redéfinition des conditions de travail par les nouvelles formes d’organisation du travail invite à la défense de l’ensemble des travailleurs au-delà des barrières imposées par les structures socioéconomiques. Les expériences en matière d’actions syndicales de (ou en faveur de) travailleurs précaires montrent que c’est en rompant avec une attache stricte à leur profession et à leur compartimentage que l’on a pu répondre avec davantage de forces aux problèmes fondamentaux de non-défense et de non-représentation d’une part croissante de salariés, que l’on pense à des actions de défense des sous-traitants, de défense des travailleurs indépendamment de leurs secteurs d’activité (cheminots allant défendre les personnes qui travaillent dans une gare), ou de solidarité (l’action « Robin des bois »23 de travailleurs de l’énergie qui rouvrent les compteurs d’électricité de personnes dans l’incapacité de payer leurs factures...)
  • La dénaturalisation des conditions de travail. Tout comme il était naturel dans une certaine représentation (patronale) des conditions de travail de se blesser quand on exerce un travail naturellement dangereux, il serait devenu normal –naturel –de faire supporter une organisation du travail et d’en subir les effets physiques et psychiques qu’elle génère. Les conséquences sur la santé sont gigantesques et restent largement sous estimées. Il s’agit de construire un regard autonome sur les conditions de travail et les formes d’organisation afin d’en mesurer les impacts et de pouvoir viser les rapports sociaux qui les produisent.

    Santé au travail et conscience de classe

Ce regard peut légitimer les salariés dans leur connaissance des conditions de travail (il existe une expérience lancée par Solidaires en France qui fait des représentants CHSCT –équivalent en France du CPPT –des personnes chargées de réaliser elles-mêmes les interviews de salariés dans le cadre d’enquêtes sur les conditions de travail et les risques psychosociaux). Il s’agira ensuite d’imposer institutionnellement les réalités identifiées, c’est-à-dire de « faire en sorte que la réalité existe », l’étape suivante étant d’y apporter des réponses favorables aux salariés en évitant que l’opportunité soit saisie par l’employeur de proposer des solutions qui aggravent la problématique (formation à la gestion du stress, etc.) ou de mettre en place un management encore plus contrôlant.

Point de référence essentiel pour le syndicalisme de combat indépendant, le modèle ouvrier italien décrit par Laurent Vogel24 a été développé dans les luttes sociales des années ’70. Ilest fondé sur quatre caractéristiques essentielles :

  • « La santé ne se vend pas » qui introduit « une rupture avec une longue tradition de monétarisation des risques du travail qui s’est souvent affirmée au détriment de l’action pour la prévention. » [7] Ce sont les compromis liés à la négociation de la vente de la force de travail qui sont remis en cause par les luttes collectives pour un contrôle des travailleurs sur leurs conditions de travail.
  • « La santé ne se délègue pas » pose les bases d’une critique de toute approche de la santé développée par des experts et celles d’une conception démocratique d’un syndicalisme contrôlé et défini par sa base. En ce sens, ces pratiques incarnent directement un projet d’émancipation sociale.
  • Reconnaissance et affirmation de l’intelligence collective des travailleurs tant pour développer des connaissances sur le travail et ses impacts sur la santé que pour élaborer des revendications, des formes d’action pour transformer le travail et ses conditions. « Il pose qu’aucune connaissance experte externe au collectif de travail ne peut décréter quels seraient les risques acceptables. » [8] Il n’y a pas non plus de politique de bien-être au travail sans alliances entre les mouvements sociaux et des professionnels (chercheurs, acteurs de la santé au travail...). Les moyens accordés ou non aux chercheurs dans les différentes disciplines qui ont trait à la santé, les facilités ou les obstacles à l’investigation et à la prévention, les possibilités de transférer et de s’approprier les connaissances montrent qu’il ne peut y avoir mécaniquement de progrès (l’histoire de l’utilisation de l’amiante vient illustrer qu’il ne suffit pas de connaître sa toxicité pour éradiquer le risque d’exposition) [9]. Les apports d’approches scientifiques sont indispensables pour connaître et transformer le travail, son organisation, ses conditions, ses implications physiques, psychiques, sociales, environnementales. Citons l’exemple d’une collaboration entre dockers et universitaires qui ont permis d’établir des liens entre cancers et conditions de travail et ouvrir la voie à des pratiques de prévention et de reconnaissance juridique de maladies professionnelles9.
  • Créations d’outils permettant l’identification de facteurs de nocivité. Dans de nombreuses entreprises, une enquête ouvrière a été expérimentée. Les données étaient souvent recueillies dans des assemblées syndicales avec l’aide de militants professionnels de la santé. « Le développement initial de ces outils passait par une rupture avec la tradition d’une médecine du travail subordonnée au patronat et centrée sur la notion d’aptitude individuelle en vue d’une sélection de la main d’œuvre. » [10]

Ce modèle n’est bien évidemment pas à retransposertel quel dans les combats d’aujourd’hui. Il doit en plus être enrichi des apports des mouvements antiracistes, féministes, environnementaux et doit intégrer les formes de précarisation tout comme les formes d’organisation du travail contemporaines.

Il reste cependant un point de référence central pour lier intérêts collectifs, démocratie interne, élaboration d’un agenda revendicatif et pour porter la question de l’obtention de résultats [11].

Défendre la santé au travail peut très rapidement constituer uneattente légitime des travailleurs. Il paraît utile de rappeler que la santé au travail a été « un des éléments déterminants de la prise de conscience des ouvriers de constituer une classe différente par rapport aux autres classes de la société. » [12]

Comme le souligne Laurent Vogel, la « lutte pour la santé est inséparable d’une action et d’une organisation collective destinées à transformer les conditions de travail. Sans une telle action collective menée par les travailleurs eux-mêmes, ni la progression des connaissances médicales, ni l’évolution technique n’assurent spontanément des améliorations durables. » [13]

L’action pour la santé au travail n’a donc pas un caractère principalement technique. Elle constitue un enjeu politique qui est lié dans le rapport de forces aux pratiques et stratégies des acteurs à imposer des définitions légitimes des problématiques et des modes opératoires. Promouvoir la santé au travail, c’est défendre le droit à une santé non négociée qui permet l’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé et c’est combattre l’exploitation des salariés par des pratiques visant à leur autoémancipation.

Ce faisant, c’est la perspective de nouvelles conquêtes et de nouveaux droits qui peuvent définir l’horizon des luttes. Qu’il s’agisse de briser la subordination propre au salariat, sans en briser les droits qui sont accordés en contrepartie, de contrôler démocratiquement la production, son organisation et ses conditions.

Conclusions

Comment le travail et sa connaissance qu’en ont les salariés peuvent-ils être rendu visible ? Comment cette connaissance permettra-t-elle de créer des espaces de parole et de délibération afin que les salariés interviennent sur les moyens et les fins de leur travail ? Comment cette connaissance et ces espaces permettront-ils d’élaborer des solidarités et des revendications en lien avec les conditions de travail propres à notre époque ? On peut, en questionnant les stratégies syndicales, en conclure que le prolongement et le renouvellement de l’action syndicale passe par le fait de l’ancrer dans une connaissance concrète de ce qui se joue au travail. Ce positionnement confronte le syndicalisme à plusieurs enjeux majeurs.

- 1« Partir du travail comme expérience concrète, individuelle et collective, expérience profondément ambivalente et contradictoire dans le cadre du rapport salarial, pour faire de la connaissance pratique des travailleurs le fil d’un nouveau projet d’émancipation. » [14] Il s’agit d’un syndicalisme qui n’est pas entièrement accaparé par le travail de représentation et de négociation dans des institutions, même si ces lieux de pouvoir ont leur importance et qui réponde aux aspirations démocratiques des salariés. Pour les militants et pour les délégués, il s’agit d’être en capacité de fédérer des collectifs de travail en recueillant la parole, les expériences des salariés (...) pour construire avec eux des revendications et différentes formes d’action. « La démarche peut paraître évidente, mais elle ne l’est pas, tant il est parfois plus facile de partir de ce que l’on croit savoir sur tel secteur, sur telle profession et d’imposer un discours revendicatif construit par en haut dans un rapport de représentation qui devient distant et extérieur. » Pour les syndicalistes, il ne s’agit pas d’être des experts ou des professionnels de la représentation reconnus comme tels par les parties adverses ou les autorités publiques. « Il s’agit au contraire d’être les chevilles ouvrières qui vont faire émerger cette parole individuelle des salariés pour construire du collectif, pour mettre en œuvre une démarche réflexive sur le sens de leur travail, mais aussi sur les façons de produire des biens et des services, sur leurs usages. En faisant de la connaissance que les salariés ont de l’organisation du travail et des savoirs pratiques qu’ils ont développés pour améliorer celle-ci, le socle de l’action syndicale, l’objectif consiste à profondément renouveler celle-ci et à la démocratiser. » [15]

- 2 Reconstituer syndicalement les différents éléments de la chaîne productive afin d’adapter l’outil syndical à la structuration des entreprises, au recours massif à l’intérim et aux formes de sous-traitance qui exposent davantage encore les salariés à différentes formes de précarité. A cet égard, des regroupements pertinents entre groupes que cela soit sur une base professionnelle mais également géographique peuvent être favorisés aux travers d’une représentation du syndicalisme qui ne soit pas seulement professionnelle mais également interprofessionnelle et territoriale.

- 3 Renouveler des pratiques de représentation, intégrer la manière dont le syndicalisme en tant qu’espace social est lui-même traversé par les rapports sociaux, de sexe, de classe, de racisation, de génération, etc.

- 4 Les formes d’action autonomes peuvent alimenter les conceptions et les pratiques syndicales à partir « d’une connaissance concrète de ce que produisent des organisations du travail profondément transformées dans l’entreprise néolibérale et dans une fonction publique soumise aux normes gestionnaires du new public management. La thématique de la santé du travail et des risques psychosociaux a permis de renouer avec une critique de l’organisation du travail qui s’appuie directement sur l’expérience des salariés. » [16] La définition autonome d’un projet de société est indispensable sans quoi le syndicalisme risque d’être défini par les autres et de se situer à l’intérieur de leur cadre. Cette question concerne tant la délégation syndicale, la légitimité qu’elle se donne et l’autonomie qu’elle tente de se construire que la manière dont se structure l’action syndicale interprofessionnelle. Cela permet également de situer le syndicalisme dans la logique du contre-pouvoir. Sa vocation n’est pas de l’exercer mais de promouvoir les intérêts sociaux, environnementaux, économiques, culturels et politiques des groupes dominés.


Ce rapport a été originellement publié par le CEPAG en mai 2019, consultable à cette adresse : https://www.cepag.be/sites/default/files/publications/analyse_cepag_-_mai_2019_-_travail_action_collective.pdf

Notes

[1Nicolas Latteur, Travailler Aujourd’hui. Ce que révèle la parole des salariés, Editions du Cerisier, 2017.

[2Erwan Jaffrès, Raphaël Thaller, « Une lecture politique des risques psychosociaux », https://www.contretemps.eu/lecture-politique-risques-psycho-sociaux/

[3Idem.

[4Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle, La Découverte, 2014, p. 487.

[5Louis-Marie Barnier, « Un syndicalisme appuyé sur les salariés et ouvert à la société », Annie-Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel et Serge Volkoff (s.l.d.), Les risques du travail, La Découverte, p. 478.

[6Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2008, p. 134.

[7Laurent Vogel, « L’actualité du modèle ouvrier italien dans les luttes pour la santé au travail aujourd’hui », Lucie Goussard, Guillaume Tiffon (s.l.d.), Syndicalisme et santé au travail, Editions du Croquant, 2017, p.203.

[8Idem, p. 204.

[9Annie Thébaud-Mony, La science asservie, La Découverte, 2014.

[10Laurent Vogel, « L’actualité du modèle ouvrier italien dans les luttes pour la santé au travail aujourd’hui », Lucie Goussard, Guillaume Tiffon (s.l.d.), Syndicalisme et santé au travail, Editions du Croquant, 2017, p.206.

[11Ce sont les quatre dimensions que proposent Richard Hyman afin de rendre compte des processus de recomposition au sein des mouvements syndicaux occidentaux. Cfr. Sophie Béroud et Paul Bouffartigue, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, La Dispute, 2009, p. 93-98.

[12Laurent Vogel, « Conditions de travail et inégalités sociales de santé », www.alencontre.org, 2009, p. 1.

[13Laurent Vogel, Idem, p. 7.

[14Sophie Béroud, Postface à Nicolas Latteur, Travailler Aujourd’hui. Ce que révèle la parole des salariés, Editions du Cerisier, 2017, p. 426.

[15Idem, p. 425-426.

[16Idem, p. 426