La lutte pour le pouvoir d’achat : un des plus vieux « métiers » du monde. L’inflation qui guette, la monnaie de singe qui menace, les fins de mois, le tarif à la tête du client, etc. Le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel (Hgl pour les intimes), 1770-1831, a vécu tout cela. On peut en tirer quelques leçons...
C’était mieux avant. Voilà un propos de bistrot qu’on entend rarement sortir de la bouche d’un adolescent, ou d’un jeune adulte dont le regard n’est pas encore rêveur. Ce sont en général des vieux qui disent cela. Ou des gens portés sur l’étude de l’histoire. Bon, à la question, il n’y a pas de réponse univoque.
Dans son dernier livre, Pourquoi je préfère rester chez moi (Fayard, 2017), le romancier et essayiste Benoît Duteurtre rappelle d’emblée que, en France, « grâce à la loi Macron, [on peut] prendre l’autocar et mettre deux fois le temps qu’il fallait en train pour aller d’un endroit à l’autre ». Le train ? Pas rentable pour le transport de bétail humain. Duteurtre, c’est un vieux, un nostalgique et le progrès, technocrate et capitaliste, à ses yeux, ne fait qu’enlaidir et appauvrir nos vies. Il raconte cela très bien. Il fait œuvre de santé mentale.
Ce bon vieux Victor
Alors, mieux avant ? Dans un nôtre texte antérieur, Le pouvoir d’achat des misérables (mars 2013), étaient examinées les conditions de vie d’un jeune Parisien désargenté, vers 1830, au temps de la Restauration. Donc, après Waterloo et la « victoire contre-révolutionnaire » sortie du « branle-bas des monarchies contre l’indomptable émeute française » - c’est ainsi que Victor Hugo s’exprime, il connaissait le prix de la Révolution française. On trouve cela dans Les misérables, un classique du peuple qui rend bien l’air du temps et bien d’autres choses.
Au fil des pages, là, on découvre donc que le jeune Parisien désargenté, avec 700 francs de revenus annuels, se débrouille assez bien : le logement ne pèse que 4% dans le budget, et le restaurant, où il dîne chaque soir, à seize sous le repas, revenait à 365 francs l’an, soit un peu de la moitié de ses revenus. Mais bien manger, hein ? Tout le reste, après, on s’en fout.
Rappelons tout de même, toujours du texte précité, que le logement pas cher à 4% du budget grimpe à 20% en moyenne en 2004 (lourd, ce poste, dans le budget des ménages !) et que l’alimentation, à l’inverse, qui « mangeait » plus de 50% du budget de notre petit Parisien, chutera à quelque 12% en moyenne dans le budget moyen du ménage moyen en 2004. D’aucuns diront que c’est un effet de « l’économie de la misère » (bien caractérisée par Marx) et de sa dégradation constante de la qualité des marchandises produites : malbouffe industrielle et compagnie. On laisse dire.
L’Esprit de Hegel en diligence
Qu’en était-il, à la même époque, en Allemagne ? La correspondance de Hegel (trois volumes chez Gallimard) fourmille à cet égard d’indications intéressantes. Hegel, pour mémoire, avait salué la Révolution française comme « un magnifique levé de soleil » (et Napoléon comme « l’âme du monde ») tandis que Lénine, mais chacun sait cela, a dit que qui n’a pas compris Hegel ne peut se dire marxiste. Mais les conditions de vie en Allemagne, en ce temps, au début du 19ème siècle ? Ce n’était pas comme la France, le pays était fragmenté au possible. Lorsque Hegel troque son poste de professeur à Heidelberg pour un autre, plus prestigieux, à Berlin, en 1818, il lui faut, pour s’y rendre, non seulement un passeport, mais encore obtenir de ne pas payer de frais de douane pour ce qu’il emporte avec lui (dans la liste du déménagement, avec pour chaque caisse et colis indications de poids, ses livres représente 54% du total ; les livres, c’est lourd, précieux, aussi.)
Et puis, voyager, en ces temps-là... Lorsqu’il se rend à Bruxelles, en 1822, c’est délicieusement lent. Le parcours en diligence Magdebourg-Brunswick, 78 kilomètres, c’est un départ lundi 16 septembre à midi pour arriver à destination le lendemain à cinq heures du matin. Dix-sept heures de route, mais assis confortablement dans une « voiture rembourrée garnie de maroquin vert ». Ce ne sont pas là les meilleures conditions pour dormir, certes, mais comme il note à l’étape suivante, « la nuit était belle, les étoiles brillaient au ciel ; l’étoile du matin se leva dans tout son éclat. » En TGV, on passe à côté de bien de choses. L’étape Liège-Bruxelles, 96 kilomètres, cela se fait facile en 12 heures, précise-t-il, sur une route joliment « pavée » qui compare bien avec « le nouveau pavé de la Königstrasse à Berlin » : les temps modernes, déjà ! Et puis Bruxelles, avec ses rues dont le rez-de-chaussée est « occupé par une seule rangée de grandes vitrines, avec les plus belles marchandises exposées avec élégance », voilà qui donne presque une envie de rénovation urbaine - à l’ancienne. Voyager dans le temps grâce aux témoins du passé est une leçon vivante de ce que le progrès nous a fait gagner, mais aussi ce qui a été perdu en chemin.
Petits comptes en thalers
Et l’économie, où est l’économie dans tout cela ? Pour ce, il faut procéder par le biais de données relatives : connaître la valeur absolue de l’argent à l’époque, traduite en centimes et euros du jour, sachant la multiplicité des monnaies ayant cours (très variables selon les micro-royaumes allemands d’alors), relève d’un travail de spécialiste dont l’art risque d’égarer. Chez Hegel, ce sont des louis d’or, des batzen, des kreutzer, des thalers, des carolins, des florins, donnés tantôt comme rhénans, tantôt comme prussiens, voire encore autrichiens. Maman chat y perd ses petits.
Lorsque cependant il signale qu’il gagne, comme directeur de gymnase à Nuremberg, 1.560 florins l’an, le point est éclairant car ce montant inclut le logement de fonction gratuit dont il dispose, qu’il évalue à 150 florins, c’est-à-dire un petit 10% de ses revenus. On n’est pas loin de la situation française décrite par Hugo. Se loger n’était pas le gros souci des fins de mois. Quand par contre il prend ses fonctions, en 1818, à l’université de Berlin, avec un traitement de 2.000 thalers, le logement vient en sus, et la grande ville, c’est plus cher, il faut compter 300 thalers, soit, donc, 15% des revenus.
Inflation hégélienne
L’amusant est que l’inflation qui grignote le pouvoir d’achat, Hegel n’en ignore rien. C’est la raison, sans doute, pour laquelle il opte à Berlin pour l’arrangement consistant à recevoir une partie du traitement en nature, à savoir, demande-t-il, dix muids de blé et vingt muids d’épeautre. Cela fait un sacré tas de céréales.
Le muid d’avoine représentant, selon le Larousse universel en deux volumes de 1923 (toujours utiles, ces vieilles choses), quelque 3.700 litres, c’est, à la grosse louche, plus de 100.000 litres de ces deux céréales que Hegel s’octroie en déduction de son traitement. Pour faire pains et petits gâteaux lui-même ? Non pas.
C’est pour se mettre à l’abri de l’inflation : la valeur unitaire de ces 30 muids portés en déduction de sa fiche de paie est en effet fixée d’avance contractuellement et ne varie donc pas avec les fluctuations sur les marchés. Dans une lettre à sa sœur Christiane, le 26 juillet 1817, il lui raconte ainsi qu’il a certes « souffert du renchérissement, comme partout », mais ajoute-t-il, « la vente de grains à un prix plus élevé a à peu près compensé l’augmentation de dépenses causée par le prix du pain. »
De là à penser que les revendications salariales, aujourd’hui, pourraient s’en inspirer, en prévoyant par exemple qu’une partie du salaire annuel soit payée en lingots d’or : déjà, cela ferait hurler les banques et nos excellences des finances. (Les États libéraux et la Banque centrale européenne vénèrent comme on sait l’inflation comme un bien précieux entre tous : entre 2009 et 2016, rapporte L’Écho du 22 avril 2017, elle a ravi 7 milliards d’euros aux épargnants belges, soit près de 80% des intérêts sur leur carnet, tout bénéfice pour les banques et la comptabilité nationale). Ajoutons encore que Hegel était payé en monnaie sonnante et trébuchante, de celle dont on testait, dans les temps anciens de l’imagerie populaire, la teneur en argent ou en or en mordant dedans : « grâce à Dieu - écrit-il à son ami Niethammer le 23 novembre 1815 - on n’introduit pas de papier-monnaie » dans les appointements. Hegel avec une carte de crédit, on voit mal.
Le Russe a une tête de Turc
Les autres données sont d’une interprétation plus approximative. Ce qui suit : merci de considérer comme des extrapolations téméraires. Lorsqu’il achète, en 1801, du vin (un petit Médoc), c’est direct 268 litres payés 24 thalers - soit, pour un revenu mensuel fixe de prof non titularisé à Iéna d’environ 8 thalers, près de trois mois de paie.
Bien sûr, il y avait les à-côtés, le « minerval » des étudiants par exemple, qui était payé directement au professeur : Hegel n’en avait que 16 en 1806, pas ce qu’on appelle un pont en or. Il en aura plus, plus tard. Faut d’abord se faire connaître, c’était vrai avant comme maintenant.
Autre à-côté, les « piges », les articles vendus aux publications savantes : en 1816, les Annales de Bamberg payait 16 florins la feuille, soit plus ou moins 9 thalers ou l’équivalent d’environ 15 jours de travail salarié, ce qui n’est pas mal payé, d’autant que, à ce moment, 1807-1808, Hegel dirigeait ces Annales, avec un traitement de 45 florins par mois et la promesse d’un « bonus » d’un florin par exemplaire vendu. L’intéressement du salariat ne date pas d’aujourd’hui.
Précision humoristique finale : qu’il est vain de chercher un coût de la vie exact valant pour tous ressort d’un courrier à Niethammer le 23 décembre 1813 dans lequel le prix de la nuitée dans une auberge de Nuremberg s’établit comme suit : 36 kreutzers pour un Bavarois (24 s’il s’agit d’un conscrit), 48 kreutzers pour un Français, 52 kreutzers pour un Autrichien et, pour un Russe, entre un florin, douze kreutzers et carrément deux florins tout ronds. Hegel précise ici : le Russe est « trois fois plus cher qu’un conscrit bavarois à cause de 3 qualités : 1° le vol, 2° les poux, 3° l’effrayante ingurgitation d’eau-de-vie ». Avec un passif historique pareil, pas étonnant que Poutine ait mauvaise presse dans les capitales occidentales.
Notes :
L’article sur les conditions de vie en France vers 1830 sur la base des Misérables de Victor Hugo : http://www.gresea.be/spip.php?article1124
La correspondance de Hegel traduite par Jean Carrère (1963-67) : trois volumes chez Gallimard (coll. Tel, 1990).
Sur l’inflation comme « arme de destruction massive », voir, en anglais, Carmen Reinhart et Belen Sbrancia, « The liquidation of government debt », NBER Working Papers, mars 2011, montrant entre autres que cette forme de « répression financière » a permis à la Grande-Bretagne de liquider, en la faisant payer par ses habitants, toute sa dette de guerre de 1945 à 1980 : http://www.nber.org/papers/w16893
Sur Lénine et Hegel : on sait que le futur chef d’État de l’URSS a fait choix, la Première Guerre mondiale explosant dans toutes les oreilles, de s’enfermer dans la bibliothèque de Berne pour étudier Hegel, rappel utile à un moment où Trump, Le Pen & Cie égarent les esprits : il faut comprendre le monde avant de chercher à le transformer. La citation exacte (1914) est la suivante : « On ne peut pas comprendre totalement « Le Capital » de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx un 1/2 siècle après lui !! » (Lénine, Cahiers philosophiques, Éditions Sociales/Éditions du Progrès, 1973, page 170).