Le tabac, une histoire fumeuse. Où elles sont passées les 124 entreprises belges du tabac recensées en 1979 ? Elles ont fait la noce : mariage arrangé, dans les QG des multinationales à vocation hégémonique. Pour les petits ouvriers agricoles de l’hémisphère sud, c’est kif.
Dans la presse, c’est un classique. Les jours où il ne se passe pas grand-chose et qu’il y a des trous à remplir dans la gazette, un des jokers est le papier « Mais qu’est ce qu’il – ou elle – est devenu.e ? »
L’actualité défunte fourmille de célébrités, internationales ou locales, dont l’étoile a pâli au point de les faire sombrer dans l’oubli. C’est le triste sort de toute marchandise.
L’emblématique cigarette Belga n’échappe pas à la règle ? Avec sa publicité du « geste sympa » (en offrir une aux copains), de la camaraderie bon enfant : « avec Belga, jamais seul ».
Disparue corps et bien, la Belga ! Rachetée en 1999 par la multinationale British American Tobacco, numéro deux mondiale derrière Philip Morris, la cigarette belgicaine sera, quasi nonagénaire, mais sans fanfare, poussée en 2005 dans la fosse commune pour être remplacée dans les étals par la hollywoodienne Lucky Strike. Concurrence au sommet oblige.
Là, on est en plein dans le sujet.
Le point de départ de qu’est-ce qu’il est advenu de machintruc n’est en effet autre que l’étude publiée au mois de février 1979 par le Gresea sous le titre « Fume, c’est du belge ! ». Du costaud, 53 pages serrées format A4. C’était sous-titré « Ou l’insertion du marché belge du tabac dans le commerce international ». Ils ne croyaient pas si bien dire, car pour une insertion, c’en a été une.
Prestidigitation affairiste
En 1977, la Belgique produisait plus de deux milliards de cigarettes. Aujourd’hui, zéro.
En 1977, on y comptait encore 657 planteurs (3.200 en 1955). Aujourd’hui, zéro. [1]
En 1978, 124 entreprises faisaient dans le tabac. Aujourd’hui, zéro.
En 1978, trois grosses boîtes, toutes belges et totalisant quelque 2.000 travailleurs, étaient assises sur les trois quarts du marché belge de la cigarette. Enfin, quasi, car comme le faisait gentiment remarquer le Gresea, la première d’entre elles, la Tabacofina (44% du marché) était en réalité entre les mains d’un Sud-Africain, la Rupert-Rothmans. Mais cela ne se voyait pas trop. Quoi de plus belge qu’une Belga, ou une Johnson, ou encore une Saint-Michel, produite par le numéro 2, la société Gosset (16% du marché) ? Le danger allait venir d’ailleurs.
Si aucune de ces entreprises, ni leurs usines, ni leurs marques légendaires n’existent plus, c’est à cause d’un goût prononcé dans les hautes sphères de la décision économique pour ce qu’on appelle dans le jargon managérial la consolidation. D’aucuns lui préfèrent le terme plus neutre de concentration. Mais libre à chacune et chacun de dire plutôt monopolisation. C’est appeler chatte, une chatte. Éliminer la concurrence, tendre au monopole.
Le patron d’Imperial Tobacco, Gareth Davis, en 2005, alors n°4 mondial, a eu ce mot après avoir essuyé un échec dans l’absorption d’un concurrent : « Nous continuons à penser qu’une consolidation aura lieu dans le business ; il existe six entreprises actuellement et nous voyons mal qu’il en sera de même dans cinq ans. » [2]
Bref, Tabacofina sera gobée par Rothmans en 1989 et disparaît de la Bourse.
La British American BAT gobe Rothmans en 1999.
La dernière fabrique BAT de Flandre, à Merksem, ferme ses portes en 2004. [3]
La dernière BAT de Bruxelles, à Molenbeek, l’avait précédé en 2001.
C’est 230 travailleurs sur le carreau, ici, et 363, là. Travailleurs non qualifiés et, en majorité, des travailleuses. S’étonner après qu’ils « n’adorent » pas beaucoup la mondialisation et votent plutôt « populiste ».
6 plus 0 égalent 4
Mais, là, on n’est pas encore arrivé à la « consolidation » prédite par le PDG d’Imperial Tobacco. Patience, patience. Car, en 2018, abstraction faite du chinois CNTC qui produit essentiellement pour le marché intérieur, il n’en reste plus que quatre.
Dans l’ordre, donc, Philip Morris (14%), British American Tobacco (12%), Japan Tobacco (8,5%) et Imperial (3,5%), du côté vieilles nations industrielles.
C’est qu’entre-temps, la British American a gobé la franco-espagnol Altadis (Gauloises et Gitanes), et Japan Tobacco le britannique Gallaher (Benson and Hedges), les deux larrons en attente de consolidation. Restent en lice, en 2018, un Japonais et trois États-Uniens, car la BAT a beau pavoiser avec du british-américan, il en va de cette « relationship spéciale » comme dans la plupart des autres domaines : l’actionnariat BAT, c’est près de 70% de flottants dominé par des investisseurs spéculatifs états-uniens (20% sur un total de 33% d’actionnaires identifiés [4]).
Le côté suprémaciste des multinationales états-uniennes n’a évidemment rien de fort mystérieux. Déjà, en 1979, le Gresea relevait dans son étude, en commentant le fait que, à l’époque, les États-Unis fournissent 25% du tabac mis en œuvre dans le marché commun européen, que ces tabacs relativement chers, donc peu « concurrentiels », bénéficient, à l’instar de nombreux pays dits « en développement », « paradoxalement eux aussi de réduction de tarifs douaniers », celle-ci ayant « été exigée par les USA pour compenser la perte (…) résultant de l’augmentation des tarifs douaniers due à l’harmonisation des tarifs dans la CEE ». Le Gresea commente : « Les Américains ont donc réussi à faire supporter par la collectivité européenne une partie des coûts de production de leurs filiales en Europe. Ce sont en effet celles-ci surtout qui utilisent des tabacs américains. » Gageons que les autres pays extraeuropéens qui ont pâti de ladite harmonisation tarifaire n’ont quant à eux rien su « exiger pour compenser ». [5]
Les clés du paradis, suite
Ajouter à cela l’effet de masse, la puissance de feu de qui dispose la taille pour manger plus petit que soi. Dès lors que les États-Unis ont supplanté la Grande-Bretagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la messe était dite, jusqu’à nouvel ordre économique mondial. Même effet de masse, évidemment, en termes de budget de décervelage publicitaire : ces « classes dangereuses » des ghettos urbains qui ne jurent que par Marlboro, un comble ! Mais machine bien rodée, car il est de notoriété publique que les marchands de journaux et tabacs se voyaient offrir l’étalage de présentation des cigarettes à la condition expresse que, à la rangée supérieure et en nombre, trônent les américaines [6].
Même effet de masse en matière d’investissements et d’innovation dans les moyens de production, un fait que l’économiste Schumpeter avait épinglé dans sa défense de l’entreprise monopolistique. C’est encore l’étude du Gresea qui vient éclairer. En 1881, la première machine venant automatiser la production de cigarettes en crachait 200 par minutes. En 1951, cette belle mécanique en éjectait 1.250, et 5.000 en 1977. Les petites et moyennes productions jouaient d’emblée perdantes. La machine en question, était une Mark 5 puis Mark 9 de la Molins Ltd, dont le site en propose une aujourd’hui qui en allonge 12.000 par minute… (Molins, comme précise le Gresea, c’est 50% BAT, 50% Imperial). Et il faudrait encore évoquer ici les labos « high tech’ » des multinationales qui ont en catimini trafiqué les cigarettes pour y injecter jusqu’à quelque 599 additifs, dont de nombreux cancérigènes, qui ont le don d’accroître la dépendance addicitive et, tromperie sur la marchandise, représentent jusqu’à 10% du poids des cigarettes : des « études » Philip Morris et BAT en ont tronqué les résultats jusqu’à ce qu’une équipe de chercheurs de l’Université de Californie, en 2012, en révèle la duplicité en rétablissant la vérité. [7]
Ajouter, enfin, le « climat d’entreprise », qu’on sait plutôt défavorable à la consommation du tabac – et qui n’a guère d’impact économique aux États-Unis. C’est que ce grand pays occidental riche d’un outil de production costaud est le seul qui se classe dans le « top ten » mondial du tabac – l’Europe [8], a contrario, ne produit que 2% du tonnage mondial et est importateur net de 300.000 tonnes (2018), soit un peu plus du double de sa propre production (140.000 tonnes). [9]
La production européenne UE, c’est douze pays sur vingt-sept. Les huit principaux : Italie, Espagne, Grèce, Pologne, France, Croatie, Bulgarie et Hongrie. La France mise à part, il s’agit de nations encore largement agraires, pour ne pas dire retardataires, « en développement », comme qui dirait. On a là une particularité du business du tabac – qui s’inscrit évidemment dans le syndrome des malédictions frappant les matières premières. La rengaine est connue : le Sud produit, le Nord consomme. Ce, sur la base du non moins archiconnu échange inégal.
Et le plouc qui produit, qu’est-ce qu’on en fait ?
L’étude du Gresea, par vocation tiers-mondiste, aborde la question sans cependant approfondir. Il y a matière, pourtant. Ne serait-ce que parce que l’habit ne fait pas le moine et la cigarette tient de la fausse blonde dans son aguichant petit smoking noir entouré d’un film cellophane sur lequel ne manque que la mention « consommer de préférence avant – voir le bar-code » pour passer pour une marchandise produite sous les auspices des plus hautes autorités sanitaires post-industrielles occidentales. À corriger. Comme le rappelait le Gresea, 80% du tabac consommé sous nos cieux proviennent des PVD, les pays dits en développement. Ce qui ressort assez bien du tableau ci-dessus.
Au Malawi, ainsi, rapportait John Vidal [10] dans un reportage en 2005, pays parmi les 15 plus pauvres et qui assure quelque 10% de la production mondiale de tabac , presque tout part à l’exportation (60% de ses devises étrangères et 34% de ses revenus), Philips Morris ravissant un tiers de la récolte, mais en gardant les mains hors du cambouis, tous ses achats se font par un intermédiaire, la société Dimon (entre-temps par fusion devenue Alliance One International), un des trois gros « traders » du tabac. On imagine sans peine qu’au QG de Philips Morris les discussions ne portent guère sur les conditions de vie de l’ouvrier agricole du Malawi. Il touchait à l’époque moins d’un dollar par kilo récolté, et ce au bout d’un mois de travail. Il n’est pas seul dans son cas. L’industrie du tabac au Malawi, rappelle un rapport 2004 de l’agence onusienne de l’agriculture (FAO), « absorbe environ 20% de la main-d’œuvre totale qui s’élève à cinq millions de personnes » [11].
D’autant moins seul que ce ne sont pas moins de 100 millions de Terriens (résidant à 80% dans les pays du Sud) qui dépendent pour leur maigre subsistance de la vitalité du commerce du tabac. Et ce sont, rappelle un bref article de l’Organisation internationale du travail « les catégories de population les plus défavorisées des pays producteurs : en Inde, les millions de travailleurs appartenant à certaines castes et à des minorités religieuses et ethniques ; en Inde également, mais aussi en Indonésie, les femmes ; au Malawi, les paysans pauvres ; aux États-Unis, les travailleurs immigrés, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, les enfants qui travaillent dans les plantations ; au Brésil, les travailleurs indigents qui risquent la servitude pour dettes ; et dans certains autres pays, les victimes de conflits » [12]. L’article date de 2003, mais on peut sans crainte supposer que la situation n’a que peu évolué.
Pour conclure, provisoirement, superficiellement : fume ! c’est du dollar qui enrichit caisses de l’État [13] et des actionnaires ès-multinationales états-uniennes !
L’étude du Gresea peut être consultée au siège de l’association, rue Royale, 11 à 1000 Bruxelles. Téléphone : 02/219.70.76 info gresea.be & www.gresea.be
Photo : Anton Raath, Cigarette Advertising : Belga, Flickr (CC BY-SA 2.0)
Pour citer cet article : Erik Rydberg, "Fume c’est pas du belge, Éconosphères, 18 février 2021, disponible à l’adresse : http://www.econospheres.be/Fume-c-est-pas-du-belge