Le travail est-il une marchandise comme une autre ? On a beaucoup à apprendre, à cet égard, du point de vue exprimé en 1835 par un ouvrier tisserand de Manchester. C’est 26 ans avant l’institution de la première internationale du mouvement ouvrier. C’est 109 ans avant la Déclaration de Philadelphie de l’OIT...
L’ouvrage de Edward Palmer Thompson (1924-1993) « La formation de la classe ouvrière anglaise » (1963) est un classique. Il a valu à son auteur le titre de fondateur de l’historiographie moderne du mouvement ouvrier. C’est un classique dont les dernières rééditions remontent à 1991. Inutile de le chercher chez les libraires : épuisé. Idem pour la traduction française (éditions Gallimard/Le Seuil, 1988). On ne peut que le regretter.
Le passé peut être très instructif. On n’en voudra pour exemple ici qu’une brève citation. Il s’agit d’une déclaration faite par un ouvrier tisserand de Manchester, recueillie en 1835 dans le cadre d’une enquête mandatée par le Parlement britannique. On lui avait demandé si, à son avis, les salaires devaient rester à leur niveau « naturel », c’est-à-dire fluctuer au gré de l’offre et de la demande. Dans sa réponse, l’ouvrier a fait observer qu’il n’y aucune similitude entre ce qu’on appelle « capital et travail ». Voici son raisonnement :
« Dans le capital, je ne peux voir autre chose qu’une accumulation des produits du travail. ... Le travail est toujours apporté au marché par ceux qui n’ont rien d’autre à garder ou à vendre, et qui, dès lors, doivent s’en séparer immédiatement. ... Le travail que je ... pourrais effectuer cette semaine, à supposer que je puisse, imitant le capitaliste, refuser de m’en séparer ... parce qu’un prix inadéquat me serait proposé, est-ce que je peux le mettre en bouteille ? est-ce que je peux le mettre au saloir ? ... Ces deux distinctions dans la nature du capital et du travail, (à savoir que le travail est toujours vendu par les pauvres, et toujours acheté par les riches, et que le travail ne peut d’aucune manière être stocké mais doit à chaque instant être vendu ou à chaque instant être perdu) suffisent pour me convaincre que le travail et le capital ne pourront jamais être, avec justice, soumis aux mêmes lois ... » [1]
La déclaration est remarquable. 1838, c’est vingt-six ans avant l’acte fondateur de la première internationale du mouvement ouvrier, 1864, qui pose que « l’aveugle foi de l’offre et la demande » caractéristique de « l’économie politique de la bourgeoisie » ne saurait être confondue avec la « production sociale dirigée par la prévision sociale » qui est au cœur de « l’économie politique de la classe ouvrière ». Et 1938, c’est plus de cent ans avant la célèbre déclaration de l’Organisation internationale du travail, dite de Philadelphie, 1944, qui énonce que « le travail n’est pas [ne doit pas être] une marchandise » et, donc, doit être soustraite aux lois du marché. En 1838, l’ouvrier tisserand anonyme de Manchester savait déjà cela.
Pour mémoire, comme rappelle E.P. Thompson, la classe des ouvriers tisserands représentait dans la Grande-Bretagne des années 1820-1840 la troisième population laborieuse la plus importante, derrière les ouvriers agricoles et les domestiques. Elle était le fer de lance – la chair à canon – de la Révolution industrielle, la majorité de ses membres vivant dans une extrême misère, tant en raison des pressions exercées par la mécanisation progressive des filatures qu’à cause, exode rural aidant, d’une armée de travailleurs surnuméraires. Mourir de faim faisait partie des aléas ordinaires de la vie. C’est ce que mettra notamment en évidence les enquêtes parlementaires menées en 1834 et 1835 qui virent naître des propositions de loi tendant à instaurer un salaire minimum, rejetées à lourde majorité, on s’en serait douté.