L’actualité du débat est aussi théorique : la question des multiplicateurs budgétaires se trouve en effet à nouveau, surtout depuis l’irruption de la crise des dettes publiques en Europe, au cœur du débat sur les politiques d’austérité budgétaires menées un peu partout dans les pays industrialisés. Explication.

La question des multiplicateurs fait particulièrement polémique en Europe (et surtout en Europe du Sud) où les doutes croissants quant à la pertinence de ces politiques n’ont pas empêché l’adoption du Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG) au sein de l’union économique monétaire. Ce dernier renforce encore considérablement les règles préventives, correctives et d’encadrement des politiques budgétaires nationales au sein de l’Europe.

Elle se trouve également au centre de controverses théoriques renouvelées. Ces controverses opposent les chantres européens de l’orthodoxie dominante, préconisant en gros la règle de l’équilibre budgétaire structurel (ou en moyenne de cycle), et des voix dissidentes post-keynésiennes et hétérodoxes contestant fondamentalement la logique et l’efficacité des politiques restrictives en contexte de chocs financiers et récessifs majeurs.

 Multiplicateur budgétaire ?

Ce concept est relativement récent (début du XXème siècle) et est développé par des économistes « keynésiens » [1] au cœur de la crise des années 30. Il s’inscrit en réaction par rapport au dogme de l’équilibre budgétaire, et aussi des politiques de baisses des salaires, comme réponse adéquate à la crise majeure et à la dépression qui prévaut à l’époque.

Il se situe en rupture radicale par rapport au postulat selon lequel c’est « l’offre qui crée la demande » (Loi dite de JB. Say). Il met au contraire au cœur même de la théorie économique le rôle de la demande effective et anticipée.

Le mécanisme mis en exergue est assez simple et est le suivant. Dans une situation de sous-emploi ou de crise économique, une relance budgétaire publique, par exemple par une augmentation de l’investissement public, entraînera à terme une augmentation largement plus que proportionnelle (multiplicateur supérieur à 1) de l’activité économique et indirectement de l’emploi. Le principe de base est que l’impulsion budgétaire de base ou initiale ne s’éteindra pas au bout d’un seul cycle dans le circuit économique ; elle entraînera au contraire dans sa suite de nombreux autres cycles productifs mais d’ampleur chaque fois décroissante.

L’effet final total sur l’activité ou le PIB sera la somme cumulée dans le temps de tous ces effets partiels consécutifs d’ampleur décroissante.

Plus le multiplicateur est élevé, plus la politique budgétaire restrictive sera coûteuse en termes de perte de croissance et d’emplois, et moins aussi elle sera efficace (et plus elle risque même d’être contreproductive) en termes de réduction du déficit public et du taux d’endettement.

 Pessimisme néo-classique/néo-keynésien

Par la suite, l’analyse du multiplicateur a encore été considérablement enrichie et complexifiée par la prise en compte :

  • 1. de la nature de l’impulsion expansive ou restrictive (dépenses publiques d’investissements, de consommation publique, de transferts aux ménages et subsides etc., ou réductions d’impôts directs ou indirects, de cotisations sociales etc.)

  • 2. de la sensibilité de l’investissement privé et de la demande de monnaie au taux d’intérêt (introduction des variables monétaires et financières), en fonction notamment du régime de taux de changes (fixe ou flexible) et du degré de sensibilité des mouvements de capitaux aux taux d’intérêt (mobilité internationale du capital)

  • 3. de la sensibilité de l’offre des producteurs et de la demande d’exportations aux prix (profitabilité et compétitivité-prix), et donc indirectement du degré de sous-utilisation des facteurs de productions

Au fil du temps, surtout lors du tournant néolibéral du début des années 80, s’est ainsi développée une théorie standard sur les multiplicateurs au contenu relativement pessimiste et basse quant à leur niveau.

Les « effets d’éviction »
L’approche standard construite sur la base de la synthèse néo-classique/néokeynésienne mettait surtout en avant deux freins supposés importants limitant fortement l’ampleur des multiplicateurs :

  • L’effet dit « d’éviction par les taux d’intérêt », les politiques de relance budgétaire – par la dépense ou les baisses d’impôts – se traduisant, en contexte de politique monétaire neutre ou d’absence d’accompagnement monétaire, par un relèvement plus ou moins marqué des taux d’intérêt. Il s’en suit alors une baisse de l’investissement privé d’autant plus marquée que celui-ci est sensible au taux d’intérêt et que ce dernier est lui-même réactif à l’endettement public. Dans cette approche, la relance budgétaire par la dépense ou le déficit public est largement neutralisée par le recul induit de l’investissement privé. Il y a substitution – et non augmentation – de la demande globale.

  • L’effet d’éviction par les prix, dans un contexte où le taux de chômage effectif est supposé peu éloigné du taux de chômage dit « naturel » ou de « non-accélération de l’inflation (salariale) » (NAIRU), autre pièce angulaire des théories orthodoxes dominantes. Dans ce cas-là, la politique de relance budgétaire est supposée surtout se traduire par une hausse des prix (inflation) plutôt que de la production réelle, les hausses de prix aggravant encore les fuites à l’importation ou à l’exportation nette du fait des pertes de compétitivité ou de profitabilité (effets d’offre négatifs).

Cette analyse pessimiste des multiplicateurs budgétaires keynésiens devient dominante dès les années 80, dans la foulée de la contre-révolution néo-conservatrice des années Reagan-Thatcher et de l’échec (et abandon) de l’expérience socialiste française des années 1981-82, avant le tournant de la rigueur de 1983.

Il faut reconnaître que l’expérience des politiques expansionnistes de relance budgétaire keynésienne vers le milieu des années 1970, en réaction à la récession de 1975 et aux deux chocs pétroliers, vient apporter de l’eau au moulin des critiques devenues féroces en provenance du courant néo-libéral et monétariste dirigé par Milton Friedman, ainsi que du courant naissant des « anticipations rationnelles » (Robert Lucas).

Les politiques keynésiennes de relance budgétaire des années 1970 semblent en effet se traduire par une aggravation du syndrome « stagflationniste », soit une combinaison inédite de stagnation économique persistante, de hausse du chômage et d’accélération de l’inflation. Cette combinaison s’avère en effet totalement incompatible avec le cadre d’analyse keynésien standard, postulant une relation stable et négative entre inflation et chômage (la courbe dite de Phillips).

L’échec des thérapeutiques keynésiennes des années 70 est alors interprété tant par les courants néolibéraux que par la majorité des analyses marxistes comme la preuve par les faits que la crise n’est pas une banale crise conjoncturelle de l’insuffisance de la demande, mais bien une crise structurelle d’insuffisante rentabilité de l’offre (version néo-libérale) ou de baisse tendancielle avérée du taux de profit (version marxiste).

 L’apothéose des approches anti-keynésiennes

Ce rejet des approches keynésiennes traditionnelles en matière de multiplicateur budgétaire est encore conforté pendant les années 90 par l’apparition d’une mouvance influente non-keynésienne voire carrément anti-keynésienne influencée par les approches dites ricardiennes [2] et l’école précitée des anticipations rationnelles.

L’approche ricardienne, reprise par R. Barro (en 1974), s’avère en fait d’une certaine manière une variante radicale de la théorie des effets d’éviction de la demande privée par la demande publique. La différence principale est que l’éviction ne vient pas de la contraction des investissements privés mais bien de la hausse induite de l’épargne privée (et donc de la baisse consécutive de la consommation privée). En effet, dans le schéma ricardien, en cas de relance budgétaire [3], les agents économiques (ici principalement les ménages) anticipent une hausse des impôts futurs suite à l’aggravation attendue du déficit public et à l’augmentation consécutive de la dette publique et de ses charges d’intérêts. Ils augmentent donc leur taux d’épargne et réduisent leur consommation permanente.

Le multiplicateur est alors carrément nul (éviction totale), même à court terme. Ce modèle est en fait basé sur une série d’hypothèses hautement discutables [4], mais a néanmoins été validé dans des cas bien particuliers par certaines études empiriques suggérant que la relance budgétaire est d’autant moins efficace que le ratio d’endettement public est déjà élevé ou croissant au départ. Ceci sera interprété comme une indication que la relance budgétaire ou fiscale (baisse d’impôts) n’est pas perçue par les agents privés « rationnels » comme durable et irréversible, donc crédible.

Dans les années 1990, les analyses anti-keynésiennes vont encore plus loin en concluant, dans certains cas à tout le moins, à la présence de multiplicateurs carrément négatifs. Ces conclusions se basent sur l’analyse de diverses expériences ou épisodes de politiques budgétaires restrictives au cours des années 80 et 90, et qui se seraient paradoxalement traduites par des regains – et non des reculs - d’activité et d’emploi.

L’explication théorique avancée, dans le prolongement des approches ricardiennes, est que la politique budgétaire restrictive, surtout si elle est appliquée sur le versant dépenses (baisses) plutôt que recettes (hausses), accroîtrait significativement la confiance des agents économiques privés (ménages surtout, mais aussi investisseurs) dans une réduction future des charges d’intérêts sur la dette publique, donc des impôts ou taux de prélèvements futurs à leur charge. Ceci se traduirait alors, via le facteur « confiance », par une réduction de l’épargne de précaution privée ainsi que par une relance endogène de la consommation et de l’investissement privés. Cette relance serait aussi aidée par la baisse des taux d’intérêt suite aux anticipations de baisse de l’endettement public.

A l’inverse du « crowding out » des politiques de relance keynésiennes, on aurait ainsi ici un mécanisme de « crowding in » (induction) de la demande privée venant surcompenser la restriction de la demande ou dépense publique. Une des conclusions controversées de ces travaux anti-keynésiens est l’affirmation, en cas de politique de consolidation et restriction budgétaire, de l’efficacité largement supérieure des réductions de dépenses par rapport aux augmentations de recettes publiques.

Ces dernières sont supposées en effet avoir des effets « désincitatifs » (sur le travail, l’investissement productif privé, etc.) alors que les réductions de dépenses publiques, dans la droite ligne de la vulgate libérale, sont supposées réduire les « inefficiences » intrinsèques au secteur public.

Ces travaux ont soulevé de vives polémiques et contestations dans le monde académique. Un certain nombre de contre-études ont attiré l’attention sur le fait que les résultats favorables prétendument « anti-keynésiens » mis en avant sur l’activité et l’emploi étaient très largement imputables aux politiques monétaires d’accompagnement expansionnistes et compensatoires mises simultanément en place lors de ces épisodes budgétaires restrictifs.

Presque tous ces épisodes avaient en effet été caractérisés par de fortes baisses volontaristes de taux d’intérêt par les banques centrales, soutenant le crédit intérieur, la consommation privée et le marché immobilier, ainsi que par de larges dévaluations externes des taux de change dopant la compétitivité et les exportations.

Les effets expansifs mis en avant ne pouvaient donc être imputés aux politiques budgétaires restrictives elles-mêmes, mais bien à la vigueur et à l’efficacité des politiques expansionnistes d’accompagnement monétaire et financier mises en place pour précisément neutraliser les effets récessifs des politiques de consolidation budgétaire prises isolément.

 L’orientation « mainstream » dominante

De tout ceci il résulte que le paradigme officiel dominant reste pendant plusieurs décennies défavorable aux politiques budgétaires actives – même si dans la réalité les pratiques semblent plus nuancées [5]. Seul le jeu passif et adaptatif des « stabilisateurs budgétaires automatiques » [6] est toléré, pour autant que ce « jeu » soit symétrique, c’est-à-dire, soit effectif aussi bien en haute qu’en basse conjoncture.

Ceci consiste à ne pas essayer de compenser, par des actions budgétaires délibérées et pro-cycliques [7], la tendance spontanée ou endogène des déficits à se creuser en période de mauvaise conjoncture, de par les hausses des dépenses de chômage et baisses des recettes fiscales et des cotisations sociales, et inversement en cas d’embellie conjoncturelle. A elles seules, ces évolutions budgétaires automatiques ou passives contribuent ainsi à freiner la dégradation et à empêcher un effondrement dépressif cumulatif.

Au niveau européen cependant, avec le Traité de Maastricht et les objectifs de convergence budgétaire [8] et nominale qu’il impose à l’horizon 1997-98, la doctrine européenne se durcit sensiblement. Elle impose en effet à tous les pays candidats indistinctement une réduction très substantielle de leur déficit nominal à une date donnée, et ce, indépendamment des positions ou évolutions cycliques.

L’orientation budgétaire structurelle devient donc clairement et durablement restrictive, et ce, à une large échelle de manière simultanée. L’hypothèse sous-jacente est toujours que les politiques budgétaires restrictives n’ont pas d’impact négatif durable ou persistant sur l’activité économique, l’emploi et la croissance potentielle future.

 La parenthèse keynésienne de 2009

Fin 2008, dans le sillage de l’effondrement de Lehman Brothers et de la véritable panique et contagion financière qui s’en suit, les risques de dépression mondiale incontrôlable et d’implosion financière systémique sont considérés tels que des plans massifs d’aides financières aux banques systémiques, de socialisation des mauvaises créances, et de relance budgétaire sont mis sur pied. Mais pour certains, il ne s’agit que d’une parenthèse keynésienne pragmatique voire opportuniste, pas un changement durable de paradigme.

La relance budgétaire préconisée doit se conformer aux trois « T » - Être « targeted » (ciblée), « Timely » (à temps) et « Transitory » (transitoire). Dans les faits, si on se base sur les indicateurs budgétaires structurels européens existants [9], l’impulsion budgétaire « expansive » au niveau de la zone euro est environ de 3,1% de PIB en 3 ans (2008-2010) et en particulier de 1,5% de PIB rien qu’en 2009.

Mais ces chiffres doivent être abordés avec prudence compte tenu des nombreuses difficultés méthodologiques liées à une appréciation correcte des impulsions budgétaires en contexte de rupture économique majeure, de crise financière et de révisions ex post des estimations de croissance potentielle et d’output-gaps (positions cycliques).

 Le retour en force de l’austérité

Dès le début de normalisation financière internationale et d’inversion cyclique favorable en 2010, le mot d’ordre, particulièrement au niveau européen sous les injonctions de la Commission et de la BCE, redevient celui de la consolidation budgétaire et de la limitation de l’endettement public. Ceci deviendra encore plus impératif avec la « découverte » de la situation dramatique et massivement sous-estimée des déficits publics grecs, provoquant par contagion la défiance à l’encontre de la plupart des dettes publiques des pays du Sud de l’Europe (ainsi que de l’Irlande).

De plus, entretemps, les comptes publics des autres pays se sont massivement détériorés. Il en est ainsi non seulement du fait des interventions publiques massives de soutien en faveur du renflouage des banques systémiques, mais aussi et surtout du fait des stigmates profonds laissés par une récession historique et par les pertes irréversibles de croissance sur les recettes et les déficits publics.

Pire même, les perspectives de croissance potentielle future et mêmes passée sont revues systématiquement à la baisse, faisant apparaître comme de nature structurelles et donc délibérées ou discrétionnaires des déficits publics qui auparavant étaient encore considérés comme strictement cycliques et conjoncturels, donc automatiquement réversibles.

L’analyse dominante de 2010 – rappelée par le FMI dans son autocritique de 2012 - au moment où éclate la crise des dettes souveraines européennes, est que les multiplicateurs budgétaires sont en moyenne plutôt faibles à court terme – avec un consensus autour de 0,5 – et surtout de manière générale nuls voire négatifs à moyen et long terme lorsque prévalent des comportements ricardiens [10].

Dans ces conditions, le consensus officiel au niveau européen (zone EURO) est que la consolidation budgétaire résolue voire à marche forcée est « un mauvais moment inévitable à passer », à un coût « raisonnable » à court terme et surtout transitoire en matière de perte de croissance. Elle est surtout présentée comme sans effet négatif aucun sur la trajectoire ou les perspectives de croissance réelle et potentielle à moyen et long terme.

Certains argumentent même en faveur d’une thérapie de choc budgétaire, mettant en avant les prescriptions des approches anti-keynésiennes postulant le caractère expansif des politiques budgétaires restrictives axées sur la réduction des dépenses publiques, et ce, via les effets d’offre et d’anticipations « rationnelles » des agents privés aux comportements supposés ricardiens.

 Et voici la gouvernance économique

Ces approches d’inspiration ricardiennes et anti-keynésiennes s’avèrent très largement partagées par les instances internationales dominantes (FMI, OCDE, Commission européenne surtout). Elles débouchent avec une logique redoutable sur des prescrits aux implications lourdes en termes de démocratie politique. Puisque les multiplicateurs budgétaires sont estimés faibles à court terme et supposés nuls voire négatifs à moyen terme, leur conclusion est qu’il faut « dépolitiser la politique budgétaire », c’est-à-dire la sortir du champ délibératif démocratique, comme cela a été fait pour la politique monétaire en la confiant à une Banque centrale (européenne) « politiquement indépendante » (BCE).

Le monde politique, de par la courte durée de ses mandats électifs (4 à 5 ans au mieux), est considéré par une vaste composante de la pensée économique dominante comme trop sensible aux coûts sociaux « transitoires et limités » à court terme des politiques d’austérité et de consolidation budgétaire et insuffisamment conscients de leurs « avantages ou gains décisifs de moyen et long terme ».

Selon cette logique, surtout dans le cadre d’une monnaie unique soumise à la surveillance étroite des marchés financiers, la conclusion tirée est qu’il faut limiter drastiquement la souveraineté démocratique sur les politiques budgétaires nationales, et confier la gouvernance budgétaire à des instances nationales et supranationales « politiquement indépendantes » (des « Fiscal Councils »).

C’est toute la logique des réformes récentes imposées à l’échelle européenne aux Etats-membres en matière de gouvernance budgétaire européenne, se traduisant par l’imposition de règles budgétaires numériques et de mécanismes correctifs extrêmement contraignants, avec d’abord les Programmes de stabilité, puis le « Six pack », le « Two pack » et enfin le TSCG.

 Des lézardes dans le front austéritaire

Dès le second semestre 2011 cependant, la reprise européenne initiée en 2010 avorte de manière assez brutale et apparemment inexpliquée, prenant la plupart des prévisionnistes [11] par surprise, et l’Europe retombe en récession en 2012 et 2013. Ce « double-dip » (rechute en récession) qui se prolonge sur de nombreux trimestres entraîne dans son sillage une mise en échec en 2012 puis à nouveau en 2013 de la plupart des programmes de consolidation budgétaire, échec encore confirmé et renforcé par la persistance de la récession ou stagnation jusqu’au premier semestre voire la fin de 2013 dans certains cas.

Fin 2012, dans une étude au retentissement considérable, le FMI reconnaît s’être trompé de manière substantielle sur le niveau des multiplicateurs budgétaires, du moins à court terme. Ainsi, alors que les multiplicateurs implicites utilisés pour générer les prévisions de croissance du FMI étaient de l’ordre de 0,5 seulement, le FMI reconnaissait que ceux-ci s’échelonnaient dorénavant selon lui de 0,9 à 1,7 (moyenne simple de 1,3). Plusieurs éléments sont avancés par la suite pour tenter d’expliquer de telles erreurs.

Les multiplicateurs seraient sensiblement supérieurs lorsque les politiques (restrictives) initiées s’exercent

  • dans un environnement durablement récessif, incertain ou déprimé (« bad times »), caractérisé par une forte sous-utilisation des facteurs de production (capital et travail), plutôt que dans un contexte conjoncturel au contraire porteur et stable (« good times ») ;

  • dans un contexte où les agents privés sont confrontés à des contraintes de liquidité fortes, car les banques sous-capitalisées rationnent le crédit aux ménages - surtout pauvres - et aux PME fragilisées par la crise ;

  • lorsque la politique budgétaire restrictive ne peut plus être compensée aisément par un fort assouplissement monétaire, en particulier si les taux d’intérêt nominaux à court terme sont déjà proches de zéro et ne peuvent donc plus baisser alors que l’inflation se ralentit fortement. Il en résulte en fait une hausse restrictive des taux d’intérêt réels (hors inflation) et du taux de change réel de l’euro [12] qui brident la demande privée et les exportations, freinent le désendettement public comme privé, et amplifient les risques sérieux de déflation (baisse des prix). On se trouve alors en plein syndrome keynésien de « trappe à la liquidité » - la politique monétaire devient impuissante, particulièrement en Europe où le mandat de la BCE lui interdit en principe de monétiser directement les déficits publics et la prive du rôle crucial, particulièrement en contexte de crise et d’incertitude financière, de « prêteur en dernière instance ».

  • dans une configuration où les multiplicateurs nationaux, particulièrement dans les petites économies ouvertes, supposées caractérisées par les multiplicateurs les plus faibles (fuites à l’importation), sont amplifiés par la compression des marchés à l’exportation suite à la juxtaposition des austérités nationales pratiquées par les principaux pays clients.
  • br />

Dans la foulée, et contrairement aux idées reçues et diffusées par les anti-keynésiens, le FMI (et la Commission ultérieurement [13]) reconnaissent que les multiplicateurs liés à des politiques restrictives en dépenses publiques sont à court terme supérieurs – et non inférieurs – à ceux en matière de hausses des recettes publiques.

 Une révision doctrinale (très) limitée

Il ne faut cependant pas croire que l’autocritique du FMI de fin 2012, ni même plus récemment celles de la Commission ou de l’OCDE [14], viennent remettre en cause fondamentalement le cœur de leur doctrine.

La remise en cause ne concerne réellement que l’estimation des multiplicateurs de court terme, et beaucoup moins voire pas du tout ceux de moyen et long terme – ceux qui comptent vraiment dans le débat. Sur le fond, les services de la Commission ne cèdent pratiquement rien [15].

Ils reconnaissent juste qu’en cas de vagues successives de consolidations budgétaires comme en 2011-2013, des « erreurs ou lenteurs d’adaptations » des anticipations en principe rationnelles des agents privés peuvent conduire transitoirement à une crédibilité imparfaite des politiques de restriction budgétaire, et donc à des multiplicateurs de court terme plus élevés qu’anticipés. Mais, selon les hypothèses et calibrages de la Commission, des « effets de confiance importants » apparaîtraient bien dès la 4ème année après le début de l’épisode de consolidation et conduiraient à une reprise économique rapide dès lors que les agents économiques anticipent une réduction permanente et durable des déficits publics et de la dette, ainsi qu’un niveau d’imposition plus faible. On retrouve donc ici bien l’hypothèse ricardienne, mais retardée de quelques années pour justifier la sous-estimation flagrante des multiplicateurs récessifs de court terme.

En gros, le narratif de la Commission est que les agents privés mettraient un peu plus de temps que prévu à adopter des anticipations pleinement rationnelles et donc à asseoir la crédibilité totale – et donc l’efficacité – de la consolidation budgétaire entreprise. Tout ne serait qu’affaire de confiance des agents économiques dans la « validité » des prévisions de la Commission, et donc des politiques restrictives mises en œuvre, selon le principe des « prophéties auto-réalisatrices ».

Rien ne vient donc remettre en cause le postulat de multiplicateur nul à moyen et long terme et donc d’indépendance totale postulée de la croissance potentielle future de moyen et long terme par rapport aux politiques budgétaires. On se trouve donc bien face à une modélisation théorique – sans véritables fondements empiriques ou historiques - reposant pleinement et dangereusement sur des postulats hasardeux d’anticipations rationnelles des agents économiques – rationnelles s’entendant comme parfaitement conformes aux postulats – largement invalidés par les faits dans le monde réel – de la théorie micro-économique de l’équilibre général d’une économie mythique en concurrence pure et quasi-parfaite.

La conclusion tirée par le FMI, et de manière plus réticente par la Commission, est qu’il faut juste être plus prudent dans le timing et la juxtaposition des politiques restrictives nationales, plus attentif aux enchaînements pervers susceptibles de s’emballer en cas de consolidation budgétaire trop brutale.

La recommandation de la Commission européenne est donc d’accepter conditionnellement pour certains pays « méritants » - en particulier les « bons élèves » en matière de réformes structurelles libérales - un certain report dans le temps de leurs objectifs d’équilibre budgétaire (ou à plus court terme de retour sous la norme des 3% de déficit), mais sans relâchement de leurs efforts d’assainissement budgétaire structurel de moyen terme.

 Derrière l’austérité, rétablir les taux de profit

Le débat assez technique et épistémologique sur les multiplicateurs et les effets-retour de l’austérité ne doit cependant pas masquer d’autres angles d’attaque relatifs à la mise en cause des politiques austéritaires.

Dans le cas européen notamment, on peut sérieusement se poser la question de savoir si toutes les justifications pseudo-scientifiques apportées en soutien aux politiques d’austérité budgétaires ne masquent pas un agenda caché et peu avouable. Celui de profiter de l’opportunité unique apportée par la crise des dettes souveraines européennes pour mener une offensive en règle contre certains fondements du modèle social européen et pour imposer une flexibilisation tous azimuts du marché du travail.

Le but ultime des politiques d’austérité coordonnées et généralisées serait de rétablir les taux de profit, sérieusement écornés par la crise financière et la grave récession de 2009. En pesant sur les rémunérations et l’emploi public, ainsi que sur les prestations sociales et en particulier les retraites et l’indemnisation du chômage, l’objectif serait de renforcer la pression à la baisse sur les coûts salariaux privés, tant directs (salaire-poche) qu’indirects (couverture sociale).

Dans cette optique les politiques d’austérité n’auraient rien d’absurde du point de vue de la fraction dure et la plus internationalisée du capital financier. Les pertes cumulées de croissance et les hausses dramatiques et massives du chômage dans certains pays ne seraient alors que des effets collatéraux participant d’une stratégie de modification du rapport des forces sociales visant à affaiblir le monde du travail. Le problème est que la sous-estimation du coût économique de cette stratégie de passage en force aurait aussi révélé les contradictions inhérentes à cette stratégie frontale.

La retombée européenne en récession en 2012-2013 met en effet à jour les difficultés à traduire une réduction des coûts salariaux réels – en ce y compris les « coûts » de la protection sociale – en baisses des coûts salariaux par unité produite [16], et encore plus en gains de profitabilité ( [17], [18]). De plus, le niveau plus élevé qu’anticipé des multiplicateurs récessifs et surtout leur persistance apparente dans le temps se traduisent par une difficulté plus durable à traduire des gains de profitabilité (hausse du taux de plus-value) en gains de rentabilité (hausses du taux de profit). Il en est ainsi du fait de la baisse de productivité ou d’efficacité du capital en situation de suraccumulation du capital et de baisse du taux d’utilisation de celui-ci.

Les impasses et revers rencontrés par les politiques d’austérité européennes reflèteraient ainsi plus profondément les débats en cours [19] sur la nature de la crise actuelle persistante – crise keynésienne de demande ou de sous-consommation ou crise marxienne du taux de profit, ces deux analyses n’impliquant pas nécessairement les mêmes diagnostics et thérapeutiques, mais s’imbriquant néanmoins parfois très étroitement.

P.-S.

Article publié dans le Gresea Echos n°77- FMI :
http://www.gresea.be/spip.php?article1251

Notes

[1Dérivé du nom de l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946), considéré comme le père de la macroéconomie moderne.

[2Du nom de l’économiste classique du XIXe siècle David Ricardo, père de l’hypothèse de l’équivalence ricardienne selon laquelle il n’y a pas de différence entre l’emprunt d’aujourd’hui (associé aux futurs impôts qui le financeront) et les impôts de demain.

[3Que celle-ci prenne d’ailleurs indifféremment la forme de hausse de la dépense publique ou de réduction des impôts.

[4Voir notamment à ce propos : J. Creel, B. Ducoudré, C. Mathieu et H. Sterdyniak, « Doit-on oublier la politique budgétaire ? Une analyse critique de la nouvelle théorie anti-keynésienne des finances publiques », Revue de l’OFCE, n°92, janvier 2005.

[5On verra notamment qu’au début des années 80, le président américain Reagan développe une politique de réductions d’impôts assez massives en faveur des riches et de l’investissement, en même temps qu’il réduit les dépenses sociales mais augmente fortement les dépenses militaires. En finale, sa politique fiscale est d’abord très expansionniste, mariant politique d’offre et keynésianisme militaire cher au complexe militaro-industriel.

[6Les stabilisateurs automatiques sont les variations induites ou indirectes de déficits publics (variations de recettes et de dépenses de chômage principalement) qui résultent des effets multiplicateurs induits sur l’activité par les impulsions de relance ou au contraire de contraction budgétaire ou fiscale.

[7Allant dans le même sens que le cycle économique, soit restrictif en cas de dégradation conjoncturelle, soit expansif en cas d’embellie conjoncturelle.

[8Déficit public inférieur à 3% de PIB et taux d’endettement inférieur à 60% de PIB (ou du moins convergeant vers cet objectif à un rythme jugé satisfaisant).

[9Soit les soldes budgétaires structurels ou cycliquement corrigés

[10Ce qui entretemps est quasiment devenu l’hypothèse standard des modèles économiques.

[11Sauf par exemple les keynésiens français de l’OFCE (Office français de conjoncture économique).

[12Avec des pertes de compétitivité à la clé hors zone euro malgré l’austérité salariale généralisée.

[13Jan in ‘t Veld, “Fiscal consolidations and spillovers in the Euro area periphery and core”, European Economy, Economic Papers 506, october 2013.

[14OCDE (2014), « OECD forecasts during and after the financial crisis : A Post Mortem », OCDE Economics Department Policy Noyes, n° 23, february 2014.

[15Voir notamment : M. BUTI and N. CARNOT, « The debate on fiscal policy in Europe : beyond the austerity myth », ECFIN Economic Brief, march 2013.

[16C’est-à-dire en tenant compte des gains de productivité du travail, ces gains étant généralement limités voire nuls et même négatifs dans un premier temps en périodes de stagnation ou de récession économique

[17Part des profits dans la valeur ajoutée

[18En situation d’hyper-concurrence capitaliste du fait de l’importance des surcapacités productives et de l’insuffisance de demande globale, la guerre inter-capitaliste des prix à la baisse est souvent féroce. Elle conduit à des pressions déflationnistes dangereuses qui empêchent les baisses de coûts salariaux unitaires de se traduire en hausses ou rétablissements des taux de marges bénéficiaires. De même, les pays déficitaires tentent de rétablir leur compétitivité-coûts en régime de changes fixes (euro) par des dévaluations salariales, sociales et fiscales internes. Ils se trouvent confrontés tôt ou tard aux stratégies imitatives et mimétiques de leurs partenaires et concurrents confrontés aux risques similaires de pertes de parts de marché (à l’exportation et sur leur propre marché intérieur). Il s’en suit une course-poursuite fratricide et autodestructrice où les gains de compétitivité « to the bottom » s’annulent mutuellement et risquent de déboucher sur la déflation généralisée.

[19Voir à ce propos par exemple : G. CARCHEDI and M. ROBERTS, « The long roots of the present crisis : Keynesians, Austerians, and Marx’s Law », World Review of Political Economy, Vol. 4 n° 1, spring 2013.