Le 13 juillet 2015, le sommet de la zone euro a adopté une déclaration formulant les obligations que la Grèce devra respecter afin que soit conclu « un éventuel futur accord sur un nouveau programme » du Mécanisme européen de stabilité (MES). Donald Tusk, le président du Conseil européen, a baptisé ce texte « agreekment », mêlant les termes anglais « accord » et « Grèce ». Cet accord a été ressenti par de nombreux Grecs comme un coup de force et comme une véritable humiliation, même s’il semble éloigner pour un temps l’hypothèse d’une sortie de leur pays de la monnaie unique (le « Grexit »). D’autant qu’il fait suite au refus par référendum, le 5 juillet, à une large majorité (61 % des votants), de la précédente liste d’engagements que la Grèce devrait prendre pour bénéficier d’un nouvel apport de fonds – liste pourtant moins contraignante que celle finalement convenue, même si la déclaration du 13 juillet envisage un possible rééchelonnement de la dette. Les conditions imposées à la Grèce ont également été largement dénoncées comme allant à l’encontre de la souveraineté nationale de ce pays et, plus largement, de la démocratie. Enfin, de nombreux économistes de premier plan ont réfuté catégoriquement la possibilité que ces mesures permettent à ce pays de sortir de la grave récession économique à laquelle il fait face depuis une demi-décennie.
Pour de nombreux mouvements sociaux à travers l’Europe, le bras de fer dans lequel le gouvernement grec s’est engagé avec ses créanciers relève non seulement du domaine économique, mais peut-être plus encore de la lutte symbolique et idéologique. Aux yeux de nombreux militants, la résistance opposée jusqu’au 12 juillet par Aléxis Tsípras, sa formation Syriza et son gouvernement de coalition tendait à démontrer l’ineptie de l’adage de l’ancienne Première ministre britannique Margaret Thatcher « There is no alternative » (« Il n’y a pas d’alternative »), dont la forme abrégée TINA est devenue l’incarnation du néolibéralisme [1].
Le texte de l’« agreekment » comporte des passages qui paraissent vouloir marteler qu’il n’y a pas d’alternative possible en dehors des principes préconisés par les institutions que sont le Fonds monétaire international (FMI), la Commission européenne et la Banque centrale européenne (BCE) afin de relancer l’économie d’un pays. L’approbation par A. Tsípras puis par le Parlement grec du texte du 13 juillet pourrait par conséquent marquer aux yeux des citoyens qui dénoncent le néolibéralisme l’échec d’une rupture avec celui-ci, entraînant de possibles effets démobilisateurs. Cependant, les conditions dans lesquelles cet accord a été conclu pourraient au contraire attiser la colère d’une partie des citoyens contre les institutions qui l’ont soumis à la Grèce, et plus largement contre l’Union européenne (UE) et le projet néolibéral qu’elle incarne à leurs yeux. On peut dès lors se demander quels effets l’« agreekment » va avoir sur les mouvements sociaux qui contestent la validité de « TINA ».
La première section de cette analyse du CRISP en ligne revient sur la situation politique et socio-économique de la Grèce. Pour faire face à la crise de sa dette, ce pays a mis en œuvre les recommandations néolibérales de ses créanciers. Les mobilisations de la population grecque contre les premiers mémorandums, puis l’arrivée au gouvernement, en janvier 2015, de la formation de gauche radicale Syriza ont donné l’espoir à de nombreux mouvements sociaux en Europe qu’une politique alternative allait être menée, démontrant selon eux la caducité de la formule TINA. La deuxième section montre que le soutien de ces mouvements, et notamment des organisations syndicales, n’est toutefois pas sans poser question. La troisième partie met en évidence les grandes lignes de l’« agreekment » et les premières réactions que cet accord a suscitées, en Grèce et à l’extérieur du pays. Dans un quatrième temps, la réflexion se porte sur les réactions possibles des mouvements sociaux face à ce qui peut être lu comme une victoire du principe TINA ou comme un coup de force antidémocratique. Différentes attitudes peuvent se dessiner, entre repli et démobilisation, d’une part, et radicalisation des luttes sous différentes formes, d’autre part. Le rôle des organisations sociales et syndicales dans l’évolution effective de la contestation sociale dans un sens ou dans un autre est abordé dans la dernière section.
La Grèce, entre laboratoire du néolibéralisme et espoir de son dépassement
Avec 36,3 % des votes valables et 49,7 % des sièges, la Coalition de la gauche radicale (Syriza) est arrivée largement en tête lors du scrutin anticipé organisé en Grèce le 25 janvier 2015. Le lendemain, A. Tsípras a pris la tête d’une coalition « anti-austérité » associant son parti aux Grecs indépendants (ANEL), formation de droite souverainiste. Après l’alternance au pouvoir des deux grands partis traditionnels grecs (la Nouvelle démocratie, de droite, et le PASOK, socialiste), l’arrivée au pouvoir de formations novices a marqué une rupture politique.
Depuis plusieurs années, Syriza a proclamé vouloir rompre avec les politiques d’austérité mises en place pour enrayer la crise économique et sociale et résoudre le problème de l’endettement de la Grèce. Ce discours a fait naître chez de nombreux citoyens et militants, dans le pays et en dehors, l’espoir d’une politique différente de celle préconisée par la Troïka (FMI, BCE et Commission européenne). Cet engouement a été renforcé par plusieurs éléments. D’abord, la résistance de la population grecque s’est exprimée depuis le début de la crise de la dette par de nombreuses mobilisations (grèves, manifestations, actions violentes…). Ensuite, poussé notamment par cette contestation sociale, Syriza s’appuie sur un résultat électoral sans pareil depuis plusieurs décennies pour une formation de gauche radicale en Europe occidentale. Enfin, A. Tsípras est devenu une figure connue à travers l’Europe, notamment en raison de sa candidature à la présidence de la Commission européenne en 2014, pour le compte du Parti de la gauche européenne.
L’évolution de la situation sociale de la Grèce au cours des dernières années explique également que ce pays soit devenu un symbole aux yeux des mouvements sociaux et citoyens opposés au néolibéralisme. Sous l’égide de la Troïka, la Grèce a en effet mis en œuvre depuis 2010 une politique qui a eu des effets profonds : le chômage s’est considérablement accru (il dépasse à présent 25 % en moyenne et s’élève à plus de 50 % pour les jeunes), les salaires, revenus de remplacement et pensions de retraite ont été revus à la baisse, parfois très drastiquement (de 38 %, en moyenne, pour les retraites), un tiers environ des agents de l’État et des services publics ont été licenciés sans être remplacés [2], l’application des conventions collectives de travail a été suspendue, la protection légale des salariés a été revue à la baisse et la flexibilité a été accrue, tandis que les dépenses publiques ont été fortement limitées, notamment en matière sociale et de santé (moins 40 % pour le budget des soins de santé). En outre, de nombreuses privatisations ont été opérées. La Grèce a par conséquent été considérée par certains comme un « laboratoire du néolibéralisme » en Europe ou, selon les termes employés par A. Tsípras le 8 juillet 2015 devant le Parlement européen, « un champ d’expérimentation de l’austérité » (qui aurait échoué, d’après lui). Cette situation a également été dénoncée comme un échec, non pas seulement social, mais également économique, la reprise annoncée n’intervenant pas et l’endettement du pays ne cessant d’enfler, pour atteindre quelque 175 % du produit intérieur brut en 2014, contre 127 % environ en 2009.
Dès son arrivée au pouvoir, le nouveau gouvernement grec a tenté de prendre ses distances avec la Troïka – dont les composants ont été rebaptisés « les institutions » – et ses indications. Toutefois, la stratégie poursuivie par ce gouvernement a suscité de nombreux débats parmi les opposants au néolibéralisme.
Ainsi, A. Tsípras et son équipe ont tenté de négocier la révision de la situation de la Grèce en se situant à l’intérieur du cadre institutionnel de l’UE et de l’Eurozone, alors que bon nombre d’intellectuels et de militants considèrent ce cadre comme problématique en soi et estiment que la rupture est un préalable indispensable. Le gouvernement grec a insisté sur sa volonté de voir le pays rester au sein de la zone euro, position déjà affirmée par A. Tsípras durant la campagne électorale européenne de 2014 et la campagne grecque quelques mois plus tard. Ce faisant, il s’est inscrit dans le respect des conditions de l’Union économique et monétaire et s’est placé en situation de demandeur d’aide, ce qui a nettement atténué la menace qu’un « Grexit » pouvait représenter pour l’économie européenne.
Ce scénario de sortie de l’euro alimente également de nombreuses réflexions sur les avantages et les inconvénients qu’une telle situation pourrait présenter. Envisager la sortie d’un pays de la zone euro, voire l’implosion de cette dernière, n’est pas propre à certains opposants au système capitaliste puisqu’il anime également bon nombre de formations eurosceptiques, en ce compris des partis d’extrême droite tel que le Front national français – mais pour des raisons fondamentalement différentes. Notons au passage que le débat sur la sortie éventuelle de la Grèce de la zone euro a accrédité aux yeux de certains la thèse d’une faille dans la pensée néolibérale, le discours dominant passant en quelques années de l’idée qu’une sortie de l’Eurozone est impossible à l’idée que celle de la Grèce est souhaitable, voire inévitable.
La stratégie poursuivie par le gouvernement grec actuel a fait l’objet de critiques, parfois dures, de la part de militants ou de mouvements sociaux en Belgique ou ailleurs en Europe. En Grèce non plus, elle n’a jamais reçu un soutien inconditionnel et unanime au sein de la coalition Syriza, pas plus que le gouvernement n’est appuyé par le parti communiste KKE. Cependant, la résistance aux pressions internationales qu’il a incarnée durant près de six mois en a progressivement fait un étendard de la contestation des politiques d’austérité. Comme telle, la critique de la « pensée unique » remonte aux années 1990. Elle s’est prolongée dans le mouvement altermondialiste apparu au tournant du millénaire puis a pris de nouvelles formes dans le contexte de la crise économique et financière déclenchée en 2008, à travers la mobilisation des Indignés ou du mouvement Occupy notamment. Si l’arrivée au pouvoir de Syriza et son ambition de mener une politique anti-austérité se sont nourries de cette contestation, elles lui ont également donné une nouvelle forme : après l’Amérique latine, où les expériences de résistance au néolibéralisme du Venezuela, de la Bolivie, de l’Équateur voire de Cuba sont observées avec intérêt par de nombreux mouvements sociaux de gauche, cette contestation s’est trouvée assurée pour la première fois en Europe par un gouvernement.
La décision du gouvernement grec de procéder à un référendum sur les conditions mises à l’octroi de nouveaux crédits a elle aussi fait l’objet d’intenses polémiques au sein de ces mouvements mais a, de par le fait qu’elle a donné la parole au peuple lui-même, été assez largement saluée comme une réponse démocratique à des négociations dénoncées, elles, pour leur caractère technocratique et antidémocratique.
Un soutien international pas exempt de limites
Dans les milieux hostiles au néolibéralisme, la ligne suivie par l’actuel gouvernement grec n’a pas seulement soulevé des espoirs. Elle a également engendré des initiatives concrètes de soutien, de différents types. Financier : avant même le scrutin de janvier, des collectes ont été organisées, notamment en Belgique, pour financer la campagne électorale de Syriza. Récemment, une initiative de levée de fonds (crowdfunding), finalement plutôt symbolique, a été lancée par un Britannique pour tenter d’aider concrètement la Grèce à rembourser des prêts du FMI venant à échéance. Sous forme de manifestations : durant les jours qui ont précédé l’échéance du 30 juin marquant la date prévue de remboursement de plus d’un milliard et demi d’euros au FMI, puis avant le référendum du 5 juillet, des manifestations ont été organisées dans différentes villes européennes, dont Bruxelles, à l’appel d’associations et d’organisations syndicales. Par la conscientisation et l’expression de solidarité : à travers les réseaux sociaux, un soutien a été apporté aux Grecs, y compris pour les appeler à rejeter les propositions soumises à référendum. Plus largement, et depuis plusieurs années, les syndicats, belges notamment, ont invité des syndicalistes grecs à venir témoigner de la situation de leur pays en Belgique et des groupes de militants belges sont allés sur place constater les conséquences de la situation socio-économique. En termes d’expertise, enfin : plusieurs spécialistes étrangers ont participé à Athènes aux travaux de la Commission pour la vérité sur la dette publique qui a été instituée au sein du Parlement grec, sous la coordination d’Éric Toussaint, président de la branche belge du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (CADTM) et membre de la commission qui a procédé à la fin des années 2000 à l’audit de la dette équatorienne.
Pour autant, peut-on considérer qu’il s’est agi là d’un soutien franc et massif ? Cela n’est pas nécessairement évident. Ainsi, il semble que dans aucun pays, le mouvement syndical, par exemple, n’a mobilisé ses affiliés comme il est en mesure de le faire – et cela peut s’avérer très variable d’un État à l’autre – sur des questions internes. Aucun cas de grève de solidarité avec la Grèce n’a été rapporté. Certes, la FGTB et certaines composantes de la CSC ont souscrit à l’appel « Avec les Grecs » qui a organisé deux manifestations à Bruxelles dans les jours qui ont précédé la fin des négociations et le référendum. Les syndicats belges n’ont toutefois pas mobilisé leurs militants en masse, pas plus qu’ils n’ont organisé, par exemple, une réelle campagne d’information et de sensibilisation de leurs affiliés à la situation grecque et à ses possibles impacts sur l’évolution de l’UE – et, par ricochet, de la situation des travailleurs belges eux-mêmes. Au niveau européen non plus, les critiques de la Confédération européenne des syndicats (CES) ne se sont pas traduites par l’organisation d’actions de masse, de nature à peser sur les États membres ou les institutions européennes. Dans une lettre ouverte du 7 juillet adressée aux dirigeants européens, aux chefs d’État et de gouvernement, ainsi qu’à la directrice générale du FMI, publiée pour appuyer le résultat du référendum [3] (référendum dont la CES avait cependant critiqué la tenue), la CES invitait d’ailleurs à trouver un « compromis raisonnable », formule qui traduit une position à tout le moins hésitante.
Ainsi, il apparaît que le soutien exprimé à l’égard du peuple grec a traduit les espoirs importants placés par de nombreux mouvements sociaux dans la résistance du gouvernement d’A. Tsípras mais que, dans le même temps, ces mouvements n’ont pas été en capacité – voire, n’ont pas tous eu la volonté – de mettre des moyens conséquents dans ce soutien. Peut-être parce qu’ils ne croyaient pas eux-mêmes à la capacité de la Grèce de suivre une voie différente vu sa situation actuelle. Cette attitude peut refléter leur propre impuissance, jusqu’ici, à imposer un tel changement à leurs gouvernements. Sans doute aussi parce que le discours sur la responsabilité des Grecs dans la situation économique de leur pays, largement mis en avant par les responsables politiques européens et par la plupart des médias, est partagé par beaucoup de ces militants (professionnels ou non). Les mouvements sociaux sont très hétérogènes, a fortiori considérés à l’échelle européenne. Des organisations aux conceptions et aux intérêts très divers s’y côtoient ; la synthèse de leurs positions ne conduit pas nécessairement à des revendications en rupture avec les thèses économiques dominantes. La CES, pour revenir sur cet exemple, associe des syndicats d’obédiences et de pratiques très variées, les uns étant dans une optique de partenariat social accompagnant les principales réformes mises en œuvre par les États membres, d’autres récusant celles-ci et les contestant par le biais de mobilisations. Outre son caractère composite, cette confédération européenne a depuis longtemps adopté une stratégie axée sur la recherche du compromis avec les institutions européennes plutôt que sur une rupture avec les politiques déterminées par celles-ci. Plus largement, la retenue ou les réticences à soutenir la stratégie poursuivie par le gouvernement grec dont ont fait preuve bon nombre d’organisations syndicales et sociales proviennent de leur attachement à la construction européenne et à son symbole fort qu’est l’euro, parfois quelles qu’en soient les implications. Enfin, il serait erroné de croire que l’ensemble des mouvements contestant peu ou prou le néolibéralisme désire effectivement la mise en œuvre d’une politique alternative, dont les contours peuvent apparaître peu ou mal définis et dont la réalisation peut sembler aventureuse.
Le discrédit – voire la diabolisation – jeté sur la politique du gouvernement grec et, plus largement, sur la recherche d’une voie socio-économique alternative par de nombreux dirigeants européens (jusqu’aux présidents de la Commission et du Parlement européen dans les jours qui ont précédé le référendum grec [4]) et par bon nombre de grands médias à travers toute l’Europe ont pu contribuer à saper le soutien que certains mouvements sociaux étaient prêts à apporter à la résistance opposée par le gouvernement grec au reste de l’Eurozone. Pour d’autres, cependant, ces prises de position ont pu renforcer la volonté de soutenir des Grecs décrits comme seuls contre tous, et la dénonciation – en particulier sur les réseaux sociaux – des déclarations politiques et médiatiques hostiles à la Grèce a concentré une bonne partie de leur activité de soutien.
L’attitude du gouvernement grec lui-même a pu altérer le soutien que les organisations sociales et syndicales étrangères étaient prêtes à lui apporter. Depuis le début de la crise, les autorités grecques n’ont pu ou voulu mettre en œuvre des politiques de prélèvement efficace de l’impôt, ni mettre à contribution sérieusement les armateurs ou l’Église orthodoxe. La ligne suivie par A. Tsípras, son équipe et son parti n’a pas été non plus ni toujours claire, ni constante. La démission du ministre des Finances Yanis Varoufakis le 6 juillet témoigne d’une division interne sur la stratégie à adopter face à l’Eurogroupe et à la BCE. Avant cela, le Parlement grec (sur l’initiative de sa présidente, Zoé Konstantopoulou, issue de l’aile gauche de Syriza) avait mis en place un audit de la dette de la Grèce. Les premières conclusions de cet exercice avaient été présentées en présence du Premier ministre, mais celui-ci ne semble pas s’en être saisi pour menacer ses interlocuteurs d’une suspension du paiement de la dette ou de sa répudiation partielle ou totale. Depuis plusieurs semaines, la position du gouvernement grec à l’égard de l’hypothèse d’un « Grexit » a souvent été questionnée, notamment par les médias, en dépit des déclarations répétées d’opposition à ce scénario de la part d’A. Tsípras ou de Y. Varoufakis (à tout le moins lorsqu’il était ministre). Enfin, l’organisation du référendum a elle-même surpris, et pas uniquement dans les chancelleries européennes, et a divisé : la Confédération générale des syndicats grecs (GSEE), où les militants de Syriza sont très minoritaires, a appelé, le 1er juillet, à l’annulation de cette consultation. Cette demande a reçu le soutien de la CES, à laquelle le syndicat grec est affilié, et a eu pour effet de peser sur le positionnement des syndicats d’autres pays, dont les syndicats belges, partagés entre la solidarité à l’égard de la résistance grecque et la loyauté envers leur partenaire syndical local et leur organisation européenne.
Premières réactions à l’« agreekment »
Les réactions observées à partir du 13 juillet ont été aussi contrastées que les positions relevées avant cette date. Les responsables européens ont globalement salué l’accord intervenu au sein de la zone euro. Les services du FMI ont en revanche fait connaître leur conviction que les décisions qu’il contient ne permettront pas de relancer l’économie grecque et qu’un allègement de la dette de la Grèce est inévitable. Le 16 juillet, la BCE a émis un jugement semblable. De nombreux économistes de premier plan attachés à l’économie de marché (Joseph Stiglitz, Paul Krugman ou, en Belgique, Paul De Grauwe ou Geert Noels) ont également émis de vives critiques à l’égard d’un programme qui, selon eux, asphyxiera davantage encore la Grèce et conduira, peut-être à brève échéance, l’Eurogroupe à devoir préparer un nouveau plan d’aide. P. De Grauwe, de la London School of Economics, a ainsi indiqué que l’accord vise, non à aider la Grèce, mais à permettre à celle-ci de rembourser ses pays créanciers afin de maintenir la valeur de leurs créances [5]. Comme d’autres, cet économiste estime que cet accord, humiliant pour les Grecs, peut avoir eu pour but de sanctionner un gouvernement dont l’ambition affichée était de se démarquer de la politique économique considérée par l’Eurogroupe comme unique voie possible.
Effectivement, l’« agreekment » comporte de nombreuses mesures relevant des préceptes classiquement mis en avant par les économistes néolibéraux, notamment dans le cadre des plans d’ajustement structurel que le FMI et la Banque mondiale imposent à différents pays (en voie de développement, d’abord) depuis les années 1980 ou qui forment l’ossature de la politique économique et monétaire mise en œuvre au niveau européen. Il prévoit ainsi, notamment, de reporter l’âge de la retraite et de réduire davantage le montant des pensions, de maintenir le gel des salaires, de diminuer à nouveau le nombre d’agents de l’État, de restreindre encore la portée des conventions collectives de travail, de limiter le rôle des syndicats, de relever les impôts indirects, d’opérer d’importantes privatisations, et ce, dans le but proclamé de dégager un surplus primaire permettant d’assurer le remboursement de la dette publique. En imposant de telles mesures à la Grèce en échange de la perspective d’un nouveau plan d’aide, l’accord du 13 juillet a mis un terme à la tentative du gouvernement de ce pays de redresser la situation socio-économique par d’autres voies. Il a clairement pour effet d’affirmer qu’une autre voie n’est pas possible, en dépit de ce que proclament les citoyens et mouvements sociaux qui vilipendent le principe TINA. En ce sens, l’accord participerait d’une autre caractéristique du néolibéralisme, identifiée par Naomi Klein comme « stratégie du choc » [6], soit l’utilisation d’événements critiques, de catastrophes et de crises pour mettre en œuvre une politique économique néolibérale ou durcir celle-ci.
En raison d’autres aspects de son contenu, mais également de la manière dont il a été conclu, l’accord du 13 juillet a aussi été vivement dénoncé comme une atteinte à la souveraineté nationale grecque et à la démocratie – la situation de débiteur et de demandeur d’aide de la Grèce la plaçant ipso facto dans un rapport de dépendance, voire de domination. Ce texte prévoit en effet que le Parlement national devra adopter les mesures prévues, sous la surveillance étroite des institutions (le FMI, la BCE et la Commission) et de l’Eurogroupe. Le gouvernement devra revoir toute une série de lois adoptées au cours des derniers mois et jugées non conformes à la voie tracée par les institutions afin de les faire modifier. Il devra accepter le retour des experts des institutions à Athènes et soumettre tout projet de loi à l’accord de celles-ci avant de le présenter au Parlement. Autrement dit, la capacité législative du gouvernement et du Parlement grec sont soumises à l’approbation d’experts et de représentants d’institutions non élues au suffrage universel. La logique démocratique cède donc le pas à une logique technocratique. Ces obligations apparaissent à beaucoup comme d’autant plus antidémocratiques qu’elles contrastent avec la consultation du peuple grec opérée lors du référendum du 5 juillet.
Sur les réseaux sociaux, notamment, ces dispositions ont été dénoncées comme un coup de force, voire un coup d’État. Sur Twitter, le hashtag (mot-clé) #ThisIsACoup (« Ceci est un coup d’État »), lancé par des Indignés de Barcelone, a connu un succès fulgurant dès la nuit au cours de laquelle a été finalisé l’« agreekment ». P. Krugman, lauréat en 2008 du prix Nobel d’économie, a estimé que ce hashtag « est parfaitement juste » et que cet accord constitue « une trahison grotesque de tout ce que le projet européen était censé défendre » [7]. En outre, le témoignage apporté par Y. Varoufakis peu après sa démission apporte des éléments concrets à ceux qui estiment antidémocratique le fonctionnement des institutions européennes – de l’Eurogroupe en particulier [8]. Plus largement, cet épisode pourrait avoir un impact assez négatif pour l’image de l’UE auprès des citoyens.
Au-delà des prises de position, l’accord du 13 juillet a très rapidement suscité des mobilisations. Alors que les nombreux mouvements de grève survenus en Grèce depuis le début de la crise s’étaient taris depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement actuel, le syndicat des fonctionnaires (Adedy) a appelé le jour même à un mouvement de grève le 15, jour où le Parlement a examiné le plan adopté par la zone euro. Des manifestations, prenant parfois un caractère violent, se sont déroulées le 15 devant le Parlement. À l’étranger, des rassemblements et manifestations ont été organisées le même jour dans au moins une cinquantaine de villes européennes (dont Bruxelles et Liège), y compris en Allemagne et dans d’autres pays dont les gouvernements ont affiché la plus grande intransigeance à l’égard du gouvernement grec (tels que la Finlande ou les Pays-Bas), ainsi qu’en dehors de l’UE (en ce compris l’Australie, le Canada, les États-Unis ou Israël). Ces actions semblent cependant avoir été d’une ampleur et d’une durée limitées.
Ces manifestations de solidarité ne semblent guère avoir été organisées par des syndicats, ni même par les grandes associations classiques de la société civile. Le mode de fonctionnement de ces organisations ne permet d’ailleurs guère une réactivité aussi instantanée, à moins d’avoir anticipé les événements en y attachant une attention prioritaire, ce qui n’était pas vraiment le cas, pour les raisons évoquées plus haut. Ainsi, la CES a réagi à l’accord du 13 juillet par un simple communiqué [9]. Les manifestations ont davantage été provoquées par des appels lancés sur les réseaux sociaux, ce qui n’exclut pas pour autant que ces appels soient le fait de membres de groupes constitués (politiques ou associatifs). Les réseaux sociaux ont donc servi de lieu de critique et d’échange (et d’invective). Cela peut tout autant nourrir l’analyse et la critique préalables à une action protestataire que servir d’exutoire à la colère et défavoriser la mobilisation. Or, dans ce cas-ci, les réseaux sociaux semblent avoir été un facteur déterminant dans l’organisation de manifestations dans les rues de nombreuses villes (rappelant en cela le rôle qui leur a été prêté dans l’éclosion des « Printemps arabes »).
Quel futur pour les mouvements sociaux après l’« agreekment » ?
L’acceptation de l’accord du 13 juillet par A. Tsípras puis par le Parlement grec, y compris par une majorité des parlementaires de Syriza (même si un quart des députés de ce parti se sont opposés ou se sont abstenus et si le comité central de Syriza a rejeté cet accord à une courte majorité), pourrait avoir des répercussions importantes et durables pour la contestation des politiques néolibérales et de l’UE. Plusieurs options s’offrent aux mouvements sociaux : la démobilisation (qu’elle soit totale ou partielle), la radicalisation (des moyens d’action ou de la perception du système ; radicalisation pouvant aller jusqu’à un ralliement aux formations politiques d’extrême droite) ou la reconfiguration de leur action par les organisations sociales.
Ces événements peuvent avoir un effet démobilisateur durable. Comme la résistance grecque a soulevé des espoirs importants auprès d’une partie des mouvements sociaux en Europe, son échec est ressenti d’autant plus durement. Après avoir entrevu la possibilité qu’une voie alternative soit effectivement mise en œuvre, et faisant l’impasse sur l’analyse des conditions dans lesquelles l’accord du 13 juillet est intervenu, certains militants peuvent conclure à présent que toute expérience dissidente est vouée à l’échec. Or, comme le souligne Sidney Tarrow, spécialiste de l’analyse de l’action collective, « les gens rationnels n’attaquent pas souvent des adversaires bien fortifiés quand les opportunités sont fermées » [10]. Autrement dit, ils ne se mobilisent pas s’ils ne croient pas qu’ils peuvent faire changer les choses. Concrètement, donc, une première hypothèse que l’on peut avancer est celle d’une démobilisation profonde et potentiellement longue des mouvements sociaux et des citoyens qui, en particulier dans le sillage du mouvement altermondialiste, ont construit et promu une critique plus ou moins radicale du système politique et économique dominant. Autrement dit, à leurs yeux, TINA aurait cette fois remporté la partie et ce, de manière sinon décisive, à tout le moins forte et durable.
Certains militants dépités pourraient aussi se replier sur des causes plus circonscrites qu’un changement de société et réinvestir des luttes à caractère local, des conflits liés à une entreprise ou des thématiques moins directement politiques, par exemple. Ainsi, l’accord du 13 juillet engendrerait une dépolitisation des luttes sociales et un changement d’échelle de celles-ci. Faute de pouvoir espérer dépasser une idéologie dominante, il s’agirait de se cantonner à en contester des manifestations limitées sur lesquelles l’acteur peut considérer avoir une influence. Ce type de repli risque toutefois d’être rapidement confronté au caractère global du système économique.
Un deuxième type de réaction est la radicalisation de la contestation sociale. La manière dont l’UE a négocié ce moment de la crise grecque a eu pour effet de mettre en lumière plusieurs aspects de son mode de fonctionnement et, aux yeux de certains, sa nature non ou antidémocratique. Mais, en se plaçant dans le cadre de l’UE et de ses exigences, et en étant en position de demandeur d’une nouvelle aide, le gouvernement grec n’est pas parvenu à influer sur le cours des choses. Dès lors, des courants militants peuvent aboutir au constat qu’il est nécessaire d’employer des éléments du répertoire d’action collective différents de ceux utilisés jusqu’à présent. Ainsi, on ne peut exclure que se développe le recours à des actions de désobéissance civile, de sabotage ou de lutte violente à l’égard de l’UE et des États qui la composent de la part de mouvements sociaux ou de citoyens peu coutumiers jusqu’à présent de ce type de mode d’action. L’Allemagne, en particulier, a été prise pour cible sur les réseaux sociaux et de très nombreux messages ont stigmatisé – parfois de manière symboliquement très forte, voire xénophobe – l’influence prêtée à ce pays et, en particulier, à sa chancelière (Angela Merkel) et à son ministre des Finances (Wolfgang Schäuble), dans la mise en échec abrupte de la résistance du gouvernement grec.
Des mouvements attachés à un idéal de construction européenne peuvent considérer que le modèle actuel d’UE ne peut être réformé et qu’il est nécessaire de déconstruire le projet européen tel qu’il existe, en premier lieu en mettant en échec un de ses symboles et éléments forts de domination : la monnaie unique. La sortie de la Grèce de l’euro et le démantèlement de l’Eurozone n’ont été jugés souhaitables jusqu’ici que par une petite partie des critiques du modèle néolibéral, ainsi que par des mouvements souverainistes (d’extrême droite ou non). La crainte éprouvée par de nombreux mouvements de gauche d’être assimilés à ces derniers explique d’ailleurs en partie cela. Mais l’échec du gouvernement grec de suivre une voie différente tout en restant au sein de la monnaie unique pourrait amener un nombre plus important de mouvements, même à gauche, à l’idée que le démantèlement de la monnaie unique est un préalable indispensable à un changement de société – pour un pays ou de manière plus globale.
Enfin, la manière dont l’UE a fait plier le gouvernement grec, et le recours d’A. Tsípras à une majorité alternative incluant les partis de droite (Nouvelle démocratie, To Potami et ANEL), le PASOK et la majeure partie du groupe parlementaire de Syriza pour approuver l’accord du 13 juillet peuvent conduire certains citoyens à la conclusion que ni la gauche radicale ni les forces politiques traditionnelles ne sont en mesure d’apporter une solution à la crise et aux problèmes qu’elle engendre. Dès lors, en Grèce comme à l’étranger, la rupture préconisée par des partis souverainistes ou d’extrême droite, en ce inclus les néofascistes d’Aube dorée (qui forment la troisième force politique en Grèce depuis le scrutin du 25 janvier 2015, avec 6,3 % des suffrages), est susceptible d’être perçue comme l’unique voie à même de renverser un système jugé injuste. Le repli nationaliste serait alors la conséquence paradoxale d’une volonté affichée par les dirigeants européens de préserver le projet d’union transnationale – monétaire, en l’occurrence. Et, par la canalisation des mécontentements qu’elle implique, la contestation du néolibéralisme portée jusqu’ici par de nombreux mouvements sociaux apparaîtrait, rétrospectivement, comme ayant constitué pour un temps un rempart contre le repli nationaliste et d’extrême droite.
Par le fait qu’il dépasse largement le seul cas grec et touche à la validité de l’aphorisme TINA, l’« agreekment » pourrait donc démobiliser les mouvements sociaux qui contestent le néolibéralisme, les exacerber ou en altérer la direction. L’option prise pourrait bien tenir à la manière dont réagiront les organisations qui animent classiquement ces mouvements (associations et syndicats, mais aussi partis politiques).
Le rôle des organisations
La sociologie des mobilisations a en effet démontré l’importance de l’existence d’organisations sous-tendant l’action collective. Celles-ci apportent des moyens, humains ou financiers, mais aussi du savoir-faire et des grilles de lecture à leurs membres et sympathisants. Aussi, le « cadrage » que ces organisations feront des événements survenus autour du cas grec en ce mois de juillet 2015 influencera la mobilisation à venir. Selon qu’elles axeront leur analyse sur les causes de l’échec de l’expérience grecque de rupture, sur l’impossibilité de dépasser le modèle politique et économique dominant, ou plutôt sur la critique de la manière dont les gouvernements nationaux et les institutions européennes et internationales ont fait plier le gouvernement d’A. Tsípras, ces organisations seront amenées à tirer des conclusions différentes quant à leurs propres capacités d’action future.
L’orientation des discours que vont développer les organisations syndicales et mouvements associatifs dépendra aussi de leur propre vision des choses et de leurs propres pratiques. Ainsi, les nombreuses organisations syndicales qui accompagnent des reculs sociaux sur leur propre scène auront vraisemblablement tendance à considérer l’accord du 13 juillet comme un moindre mal, là où d’autres syndicats, davantage attachés à une contestation du système lui-même, seront plus enclins à dénoncer vigoureusement l’accord intervenu. Encore faudra-t-il voir de quelle manière les discours de ces organisations se traduiront concrètement dans leurs actions.
L’épisode de l’« agreekment » devrait également amener les organisations sociales à questionner leur rapport à l’internationalisme. Dans une bonne partie du monde syndical et associatif, la solidarité internationale est en effet érigée au rang de valeur majeure. Toutefois, on sait également que la mise en concurrence effective des intérêts des membres avec leurs homologues d’un autre pays (par exemple, ceux des travailleurs d’une entreprise dans le pays du syndicat avec ceux d’une entreprise du même groupe établie à l’étranger) est de nature à rejeter à l’arrière-plan un discours internationaliste au profit de pratiques moins solidaires. Dans le cas de la Grèce, et plus largement de l’appartenance à la zone euro, se pose, notamment pour les syndicats des différents États membres et pour la CES, la question de la solidarité : celle-ci doit-elle s’exercer prioritairement envers la population grecque et les tentatives de résistance de son gouvernement ou envers la préservation de la stabilité économique qu’est censé favoriser l’euro ? Dans un futur plus ou moins proche, une telle question pourrait se poser à propos de l’Espagne, à supposer que, d’une part, Podemos parvienne à prendre un poids suffisant pour peser sur le pouvoir et, d’autre part, que cette nouvelle formation issue du mouvement des Indignés développe une pratique de rupture avec le système économique dominant – deux éléments qui restent à confirmer.
En conclusion, pour bon nombre de mouvements sociaux, d’organisations et de citoyens critiques ou hostiles à l’égard du néolibéralisme, l’accord intervenu le 13 juillet 2015 au sein de la zone euro représente un cap important. Du strict point de vue de sa possible efficacité économique, il est vivement critiqué jusques et y compris par les responsables du FMI et de la BCE. On peut donc lire cet « agreekment » comme une volonté des principaux dirigeants européens de signifier qu’une voie alternative à la politique néolibérale portée par l’UE ne peut pas être développée. Suffira-t-il pour autant à anesthésier toute contestation sociale, ou aura-t-il au contraire pour effet de la renforcer ? Cet accord pourrait en tout cas avoir des effets profonds pour les mouvements sociaux, dans des sens opposés et tant à court qu’à long terme.