En ce début d’automne 2017, règne en Europe un climat politique économique un peu moins trouble et inquiet qu’il y a un an, et ce malgré le piétinement des négociations entamées avec les britanniques autour des conditions du Brexit. Les élites dirigeantes européennes se sentent en effet rassurées par l’élection du très libéral et européiste Macron, ainsi que par le maintien très probable au pouvoir en Allemagne d’une Madame Merckel pourtant notablement affaiblie par des résultats électoraux médiocres et une percée historique de l’extrême-droite populiste. Rien à ce stade ne garantit pourtant le succès de futures négociations franco-allemandes autour du projet macronien d’une avancée fédéraliste en Europe.
Les très orthodoxes libéraux allemands, qui devraient faire leur entrée dans le futur gouvernement allemand, y sont notoirement réfractaires. Bref, les perspectives politiques européennes restent malgré tout entachées d’incertitude. Et les signaux politiques restent en alerte, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, avec un sentiment de forte aggravation des incertitudes et des risques géo-politiques mondiaux. Un climat et des signaux qui dévoilent en fait un système économique et politique à bout de souffle et sans projet qui ne semble bénéficier qu’à une extrême minorité hyper-fortunée de la population (ceux qu’on appelle les « 1% »).
Une politique « schizophrénique »
A ce jour, et même si les signes conjoncturels à court terme semblent un peu plus porteurs qu’il y a un an, le capitalisme financiarisé reste plus que jamais embourbé dans de nombreuses contradictions et fractures, particulièrement en zone Euro. Il y a, d’une part, une politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) massivement expansionniste qui tente depuis deux ans désespérément, avec un succès pour le moins mitigé, de sortir du piège de la déflation (c’est-à-dire d’une inflation jugée trop basse combinée à une croissance anormalement molle) en relançant le crédit, l’endettement privé et « donc » la croissance. Et, d’autre part, il y a la Commission européenne qui, sous la pression persistante et très active de l’Allemagne, continue imperturbablement de prêcher la rigueur budgétaire et d’imposer des politiques déflatoires de réformes structurelles. Ceci a pour objectif et pour conséquence une course-poursuite à l’hyper-compétitivité salariale ainsi qu’une flexibilisation et une précarisation accrues des marchés du travail nationaux. Il en résulte en Europe une pression permanente à la baisse sur les coûts salariaux et les budgets sociaux, sur les prix ou l’inflation et in fine sur la demande et l’activité économique réelle elle-même.
Voilà qui illustre parfaitement le positionnement schizophrénique des deux principales institutions censées diriger la gouvernance économique européenne, ainsi que le caractère contradictoire de leurs politiques. Cette politique schizophrénique – du moins en apparence – reste fondée sur la croyance quasi mystique et incantatoire dans la capacité des réformes structurelles de flexibilisation des marchés à dynamiser les gains de productivité et « donc » la croissance et in fine les créations d’emplois. Cette croyance dogmatique est pourtant démentie par les faits ainsi que par des travaux de plus en plus nombreux pointant les risques déflatoires et récessionnistes majeurs liées à l’insécurité économique et sociale croissante et au développement sournois du précariat salarial (les travailleurs pauvres et les contrats « 0 heures ») engendrés par de telles politiques.
Des perspectives économiques européennes un peu plus favorables à court terme …
Les perspectives économiques conjoncturelles européennes de court-terme (2017-2018), qui n’étaient pas très brillantes en automne de l’an passé après le vote du Brexit, se sont quelque peu améliorées depuis selon les données officielles les plus récentes (automne 2017). Ceci s’est opéré dans un contexte pourtant marqué par l’affaiblissement notoire d’un certain nombre de facteurs auparavant particulièrement favorables de soutien de la conjoncture européenne. :
Des prix des importations énergétiques à nouveau en hausse après leur baisse cumulée moyenne de pratiquement 50% depuis 2014. Cette diminution avait représenté à l’époque a priori au niveau européen un « choc » très favorable de pouvoir d’achat pour les ménages et les entreprises ;
Un renchérissement récent de l’euro de l’ordre de 10% par rapport au dollar, après sa baisse de plus de 15% en 2014-2016, permettant alors à l’économie de la zone euro de gagner en compétitivité-prix sur les marchés tant extérieurs qu’intérieurs.
Par contre, l’échec électoral relatif des populistes aux Pays-Bas et de Marine Le Pen aux présidentielles françaises, combiné à l’élection du très europhile et libéral Macron, ont quelque peu dissipé les incertitudes politiques européennes
Mais l’amélioration assez homéopathique des perspectives de croissance, ainsi que le caractère « rassurant » dans certains pays (USA, Allemagne, Royaume-Uni) des taux de chômage officiels très bas, proches des taux dits de « plein emploi », masquent difficilement la persistance de taux de sous-emploi réels ou effectifs beaucoup plus importants qu’affichés. Il en est ainsi lorsqu’on prend en compte par exemple la baisse spectaculaire des taux d’activité aux Etats-Unis [1] , le développement des mini-jobs sous-payés en Allemagne et en Angleterre, ou encore l’envolée du temps partiel ou incomplet involontaire, en particulier chez les femmes et les jeunes. Un autre indice de cette détérioration réelle du marché du travail à moyen terme est l’absence totale de pressions salariales inflationnistes significatives ainsi que la poursuite (ou reprise) de la baisse de la part salariale. Tout ceci témoigne en fait d’un rapport de forces sociales restant très largement dégradé au détriment du travail.
Au point que dans les sphères dirigeantes – notamment dans les principales banques centrales, tant à la FED qu’à la BCE – le débat est actuellement très vif par rapport à l’opportunité et aux risques d’un resserrement des politiques monétaires jusqu’ici restées relativement accommodantes (USA) voire potentiellement expansionnistes (Europe). Compte tenu de la forte hétérogénéité des situations économiques nationales, notamment entre le Sud et le Nord de l’Euro-zone, la BCE marche sur des œufs !
Le débat porte cependant aussi sur les perspectives plus stratégiques et de plus long terme. Des voix de plus en plus insistantes et convergentes – notamment à la « Banque des Banques centrales », la BRI -, s’inquiètent des risques croissants de nouvelles crises financières majeures et gravement déstabilisatrices suite à la surabondance de liquidités monétaires improductives. Ces dernières gonflent en effet artificiellement les cours boursiers et autres marchés spéculatifs, ou financent à bas prix des montagnes d’endettement – notamment en Chine. La BRI et les « faucons » réclament donc d’urgence une « normalisation » des politiques monétaire, à savoir un arrêt des politiques non-conventionnelles dites « d’assouplissement quantitatif » et une remontée des taux d’intérêts. Des taux d’intérêts (réels, ou hors inflation) jugés trop bas sont en effet considérés comme poussant à une mauvaise allocation du capital et des investissements privés (d’où des booms et crashs immobiliers) ainsi qu’au surendettement et à des prises de risques financiers excessives (d’où l’accumulation de créances potentiellement « douteuses »).
Enfin, au-delà de ce regain d’optimisme de très court terme, beaucoup d’observateurs pointent les fragilités multiples de l’embellie provisoire actuellement en cours : 1) les gains de productivité du travail restent durablement et historiquement faibles – ceci témoignant sans doute précisément de l’échec des politiques structurelles de flexibilisation des marchés, 2) en conséquence la croissance potentielle future estimée reste également structurellement faible, et 3) les taux d’endettement jugés élevés (tant privés que publics) constituent un risque majeur en cas de remontée trop rapide ou brutale des taux d’intérêts
On retrouve ainsi en finale ci-dessus l’un des thèmes majeurs du débat économique récent, tournant autour de la « stagnation séculaire ».
Stagnation séculaire ?
Le thème de la stagnation séculaire recouvre une double problématique structurelle. La première est celle d’un niveau anormalement bas et/ou déclinant de l’investissement productif (d’où aussi, à terme, du potentiel de croissance). La seconde est celle du ralentissement persistant des gains de la productivité du travail [2] et donc également de la croissance. Ces deux aspects sont éminemment liés, dans la mesure où c’est par l’investissement neuf que les innovations technologiques et le progrès technique peuvent être incorporés aux nouveaux processus de production et de travail, et y soutenir, par conséquent, les gains de productivité du travail
Le déclin de l’investissement productif pose aussi un problème particulier de politique économique (et en particulier de politique monétaire) aux élites dirigeantes et aux banques centrales. En effet, l’outil traditionnel de politique économique de relance de l’investissement est la baisse des taux d’intérêt « directeurs » des banques centrales. Dans la mesure où les taux d’intérêts sont aujourd’hui presque partout à des taux plancher et historiquement bas – voire assez fréquemment négatifs à court terme –, la baisse des taux disparaît de la panoplie des instruments préférés disponibles pour relancer l’économie. D’où le recours un peu désespéré et inédit des banques centrales à des politiques monétaires dites « non conventionnelles », notamment via des rachats massifs de titres (publics ou privés) sur les marchés financiers. [3]
Recul tendanciel de l’investissement productif
Mais le problème est plus profond et dépasse de loin la question de la perte d’efficacité des instruments de politique monétaire. Pour les tenants – de plus en plus nombreux – de la thèse de la stagnation séculaire [4] , l’économie mondiale se trouverait dans une situation « d’excès d’épargne » et de baisse tendancielle et structurelle du taux d’intérêt dit « naturel » (ou encore dit « de plein emploi »). Associée à une réduction parallèle de l’efficacité (ou productivité) marginale du capital ou de l’investissement, on assiste à un recul tendanciel de ce dernier. Ceci est exprimé autrement par certains auteurs marxistes comme une tendance à la raréfaction des opportunités d’investissements jugées suffisamment rentables pour le capital. Ceci intervient alors que, paradoxalement, la profitabilité des entreprises se retrouve à un niveau historiquement élevé, et ne peut s’expliquer que parce que se multiplient dans la sphère financière ou ailleurs les opportunités de profits juteux et de rentes « sans production ni risque ». Dans une économie quasi-stationnaire où les gains de « surplus » s’amenuisent dangereusement et où, en outre, ces gains déclinants sont de plus en plus accaparés par l’élite possédante (les « 1% ») et ses consommations ostentatoires, les conséquences sont multiples. Ainsi, les conflits de répartition économique se durcissent, les classes moyennent s’appauvrissent, une partie croissante du salarial plonge dans la précarité et la pauvreté et les bienfaits louangés de la « mondialisation heureuse » se voient contestés par un nombre croissant de perdants de ce paradis virtuel voire chimérique.
Contradictions de l’austérité
Pour en revenir à la stagnation séculaire, dès lors que la politique monétaire de taux bas devient inopérante à relancer l’investissement, on se retrouve dans une configuration proche de ce que les keynésiens [5] appellent une « trappe à liquidité » [6]. Il s’agit là d’une configuration où la création monétaire ne parvient pas à relancer le crédit privé, la demande nominale et l’activité réelle. Le risque est alors de voir les « torrents de liquidité » ainsi déversés alimenter des bulles spéculatives boursières, obligataires, immobilières, etc., avec les risques d’éclatement de crises financières déstabilisatrices que cela comporte. En principe, dans ce contexte de « trappe à liquidité », la politique de relance budgétaire et fiscale (re)devient en principe efficace, car elle ne risque pas de faire remonter les taux d’intérêts et donc d’évincer les investissements privés. Mais encore faut-il que les traités européens et leurs normes budgétaires inflexibles – avalisés y compris par les dirigeants sociaux-démocrates européens – le permettent. Encore faut-il aussi que les marchés financiers sourcilleux « acceptent » une hausse même transitoire de taux d’endettement publics déjà élevés. Or, force est de constater que, faute d’Union fiscale et d’une capacité budgétaire commune en Europe, les marges d’activation budgétaire sont faibles et contraintes par les Traités budgétaires récemment adoptés. Dans les rares pays européens qui disposeraient d’une marge potentielle de relance budgétaire (Allemagne en tête), et dont généralement le taux de chômage est (relativement) faible et proche du taux de chômage dit non-inflationniste [7], les classes dirigeantes devraient aller à l’encontre de leurs propres intérêts et de leur doctrine économique. Elles devraient ainsi prendre le risque « contre-nature » d’une relance de l’inflation salariale et d’une érosion des marges bénéficiaires de « leurs » entreprises ou des taux de rentabilité de leurs capitaux et placements financiers. Enfin, les « faucons budgétaires »-, notamment à la BCE, en Allemagne et à la BRI - partisans d’une austérité sans failles, s’inquiètent de ce que des taux d’intérêts bas facilitent le financement des dettes publiques européennes et pourraient ainsi desserrer la contrainte budgétaire et inciter les gouvernements à reporter les efforts d’assainissements imposés par les Traités en vigueur.
Productivité du travail en berne
La seconde caractéristique centrale du régime de stagnation séculaire est le ralentissement ou la stagnation des gains de productivité du travail. Or, tout comme aux Etats-Unis, la productivité du travail en Europe reste atone et ne redémarre pas vraiment. Si on ne prend que les données belges les plus récentes, on observe que les gains de productivité du travail dans l’ensemble de l’économie sont tombés à 0,4% l’an au maximum au cours des 10 dernières années (post-2006), soit 1% l’an de moins que le niveau déjà historiquement bas enregistré la décennie précédente (1997-2007). Et les mêmes tendances lourdes se retrouvent partout. Certains pays (l’Italie par exemple) enregistrent même des chiffres négatifs malgré un très faible dynamisme de son marché du travail. Il est difficile, voire impossible, de ne pas faire le rapprochement avec l’autre constat déjà mis en exergue : le faible niveau des investissements productifs du secteur marchand [8], et ce alors même que, de l’avis général, le secteur des entreprises – et en particulier des grandes entreprises – regorge de cash [9]. Sont ainsi mis en cause, par des approches alternatives, la « grève » des investissements productifs au profit d’une forte progression du taux de distribution des dividendes aux actionnaires, la vague des fusions-acquisitions visant le renforcement des positions dominantes oligopolistiques et la rationalisation plutôt que l’augmentation des capacités de production, les rachats massifs d’actions visant à doper les plus-values financières des actionnaires [10] et les stock-options des manageurs-dirigeants surpayés, etc.
Une relance keynésienne ?
Dans un tel contexte, une politique – sélective – de relance des investissements publics, telle que redécouverte très récemment et recommandée par le FMI et l’OCDE, est-elle susceptible de sortir durablement l’économie européenne de l’impasse ? Rien n’est moins sûr. Il est certes nécessaire d’insister sur la gestion calamiteuse de la crise des dettes souveraines européennes (la crise dite « grecque ») et les dégâts désastreux provoqués par une cure d’austérité budgétaire prématurée imposée à nouveau dès 2010-2011 après la relance éphémère de 2009. Il est également essentiel de reconnaître que c’est cette cure qui a cassé net la reprise économique européenne de 2010-2011 à peine amorcée, et qui a replongé la zone euro dans la stagnation auto-infligée de 2012-2013. Mais, comme nous l’a déjà appris la leçon japonaise, et plus récemment la relance budgétaire keynésienne ponctuelle de 2009-2010, une relance ciblée des investissements publics, même si elle est bienvenue conjoncturellement, ne résoudra pas durablement les problèmes de fonds qui gangrènent le capitalisme financiarisé. Ceux-ci ont pour nom une déformation et répartition structurellement déséquilibrée des revenus (entre capital et travail salarié), une explosion des inégalités sociales et de la précarité, un modèle court-termiste et financiarisé de gouvernance des entreprises qui privilégie majoritairement la distribution de dividendes, la concentration du capital (fusions) et la constitution de rentes financières, au détriment de l’investissement productif et social. Ces problèmes dérivent d’un système qui organise une mise en concurrence systématique des Etats (et de leur endettement), des travailleurs, des systèmes sociaux et fiscaux. Ce système néglige les biens communs et sous-investit dans la transition énergétique et la viabilité écologique, faute de rentabilité financière suffisante à court terme par rapport aux exigences toujours plus gourmandes des actionnaires et fonds d’investissements.
Et en Belgique ?
Dans le cas belge, quels que soient les beaux discours actuels et les cocoricos officiels en matière de créations d’emplois, il faut s’attendre en 2018 à une année difficile, avec une réduction pourtant très limitée du déficit budgétaire structurel et un report annoncé de l’objectif initial d’équilibre budgétaire structurel à atteindre en 2019 [11] . Ceci ne fera cependant en fin de compte que retarder et diluer assez marginalement cet effort, notamment en matière de carcan imposé aux services publics et dépenses de prestations sociales. D’autant que l’effort budgétaire risque d’être alourdi par une réforme (baisse) de l’impôt des sociétés qui ne sera sans aucun doute pas intégralement autofinancée. Il faut rappeler aussi que cet effort a déjà été amplifié par les décisions prises, au niveau fédéral et au nom de la sacro-sainte « compétitivité », de consentir en 2018 à de nouvelles baisses importantes et inconditionnelles de cotisations sociales patronales. Or, ces baisses sont, à ce stade, encore très largement non compensées fiscalement. Une de leurs conséquences principales, comme le montrent les dernières projections du Bureau fédéral du Plan (juin 2017), sera d’augmenter encore le taux de marge bénéficiaire des entreprises, et de faire symétriquement baisser à nouveau un peu plus la part salariale déjà revenue à un minimum historique. Or, des études de plus en plus nombreuses indiquent qu’une déformation excessive dans la répartition des revenus nuit globalement au dynamisme économique et à l’emploi. La « stagnation séculaire » n’est alors ni une fatalité « naturelle », ni une perspective inéluctable. Il s’agit, au contraire, du résultat des impasses et des contradictions des politiques contreproductives actuelles d’austérité et du « tout à la compétitivité ». Ou, autrement dit, du « tout à la profitabilité et au contentement des actionnaires. »