Le SEC2010, pour « système européen des comptes », est un système de comptabilité des comptes nationaux imposé aux membres de l’union européenne par Eurostat.
Quel est l’intérêt, ici, de parler de normes comptables ? Le fait que celles-ci mettent directement en danger l’investissement public et donc la soutenabilité de nos services publics, déjà mis sous pression par les politiques d’austérité européennes. Pour bien le comprendre, il faut englober le SEC2010 dans ce contexte plus large.
Les règles de stabilité budgétaire et les normes comptables européennes
L’Union européenne exerce une pression sur les dépenses publiques de deux manières, distinctes mais liées :
a) Les règles de stabilité et de contrôle budgétaires
Les critères de convergences du Traité de Maastricht (1992) :
Afin de garantir la santé des finances publiques, l’Union européenne a mis en place deux critères pour les candidats à l’entrée dans l’Union économique et monétaire (UEM, future zone euro) :
. leur déficit public ne peut dépasser les 3% du PIB ;
. leur dette publique ne peut dépasser 60% du PIB ou, si elle est supérieure à ce seuil, doit s’en rapprocher à un rythme satisfaisant.
Le pacte de stabilité et de croissance (PSC, 1997) :
Il prévoit un suivi régulier des finances publiques des membres de la zone euro, afin de garantir le respect des critères de Maastricht.
Le six-pack et le two-pack (2011 – 2013) :
Adopté suite à la crise de 2008, ce nouveau dispositif vise à renforcer encore la surveillance macro-économique et la discipline budgétaire de l’ensemble des Etats membres.
Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG, 2012) :
Il renforce de manière plus stricte les critères de convergence :
. le déficit structurel ne peut désormais plus dépasser les 0,5% du PIB nominal (= « Règle d’or », « Règle de plomb » pour ses détracteurs…).
Ce Traité est d’application dans 25 pays depuis 2014.
Toutes ces règles s’appliquent à de nombreux pays, qui se trouvent dans des situations économiques très différentes. Spécialement depuis la crise financière de 2008 et la crise de la dette qui s’ensuivit, elles imposent une rigueur menant directement aux mesures d’austérité, qui ont des conséquences désastreuses au niveau social…
b) Les règles comptables
Les critères budgétaires ne pouvaient être appliqués à l’ensemble des pays de la zone euro/ de l’UE de façon égale/équitable et pertinente sans que ceux-ci ne comptabilisent leur dette, leur déficit et leur PIB sur base d’une même réglementation. C’est dans ce souci d’uniformisation que l’UE a mis en place, via Eurostat, le fameux système européen des comptes SEC 95, remplacé, depuis, par le SEC 2010, en vigueur depuis 2014.
L’implication des normes SEC 2010 sur le budget
Le problème de ces normes comptables, mises en place par des statisticiens n’ayant pas nécessairement une vision politique de l’action publique, est qu’elles renforcent encore la sévérité des règles budgétaires, par le biais de deux mécanismes, dont les effets se superposent :
a) L’élargissement du périmètre de consolidation des administrations publiques
Les critères pour qu’une entité économique soit considérée comme une administration publique sont revus à la baisse. Ceci a pour conséquence que de nombreuses sociétés, associations et autres organismes ayant des liens avec le public sont ‘consolidés’ dans les comptes nationaux. Les dépenses faites par ces entités sont donc désormais comptabilisées comme des dépenses publiques et, en conséquence, le déficit public augmente à due concurrence. Lorsque le déficit augmente, on atteint plus vite le seuil des 3% (ou 0,5%) du PIB imposé par les critères budgétaires. Il faut dès lors, bien que la situation économique réelle soit strictement inchangée, réduire les dépenses afin de redescendre sous le seuil…
b) La comptabilisation des investissements financés par emprunt
Lorsqu’une entité considérée comme un pouvoir local (commune, CPAS, province, zone de police, zone de secours, régie ou intercommunale du secteur non marchand) désire procéder à une opération patrimoniale (par exemple, lorsqu’une commune désire construire un hôpital ou une école), elle contracte généralement un emprunt. Le remboursement de cette dette se décompose en charges d’intérêts et en capital. Les charges d’intérêts, payées en annuités, sont considérées par les pouvoirs locaux comme des dépenses de fonctionnement, c’est-à-dire des dépenses ayant un caractère répétitif, sans influence sur le patrimoine. Par contre, le capital est considéré comme une dépense d’investissement, ayant un impact sur le patrimoine. Avant les normes SEC 2010, au plan comptable, les pouvoirs locaux pouvaient étaler le remboursement du capital dans le temps. Cela permettait « d’adoucir » (d’amortir) le coût de l’investissement. Il y avait d’ailleurs une logique économique derrière cette pratique, car une opération d’investissement a une portée sur le long terme et représente une acquisition de patrimoine, qui conservera sa valeur durant plusieurs années.
Cependant, la norme SEC 2010 impose que seules les charges d’intérêt peuvent désormais être étalées dans le temps. Le capital est directement comptabilisé en dépenses, à 100%, l’année même de l’investissement ! Ceci plombe littéralement les finances des pouvoirs locaux, qui se retrouvent d’un coup avec un énorme déficit sur les bras. Or, les pouvoirs locaux sont inclus dans les objectifs budgétaires, sous la supervision des Régions. Une augmentation soudaine de leur déficit par un gros investissement est difficile dans une cadre budgétaire tendu puisque, à situation économique réelle inchangée, les limites en matière de déficit sont dépassées plus facilement, nécessitant un réajustement (c’est-à-dire une diminution des dépenses).
Pourtant, l’investissement public des pouvoirs locaux est essentiel car il représente plus de la moitié de l’investissement public belge, alors que son impact sur la dette belge est minimal (la dette des pouvoirs locaux ne représente que 5,3% de l’ensemble de la dette belge). On peut donc dire que l’investissement des communes représentait la dernière vraie marge de manœuvre pour effectuer des dépenses publiques. Cette possibilité n’existe plus.
Une combinaison désastreuse pour nos services publics et les politiques de progrès
Si le premier mécanisme (l’élargissement du périmètre des administrations publiques) n’a en fait, à lui seul, qu’un impact marginal sur les finances publiques, la combinaison des deux mécanismes est plus inquiétante. En effet, toutes les entités nouvellement consolidées sont directement limitées dans leurs investissements.
Prenons pour exemple les hôpitaux belges, considérés, depuis avril 2016, comme des administrations publiques. Cette seule consolidation a fait passer la dette belge de 106% à 106,2% du PIB. Cette hausse de 0,2% du PIB est peu préoccupante. Ce qui est inquiétant, c’est qu’au vu de l’état actuel de nos hôpitaux, ceux-ci vont nécessiter de gros investissements dans un futur proche. Or, tous ces investissements seront directement imputés sur les budgets de l’année en cours, et ils seront donc difficilement réalisables dans l’actuel contexte de rigueur budgétaire. Problème…
De plus, les hôpitaux ne sont qu’un exemple parmi d’autres. On réalise peu à peu qu’il existe une réelle crise des services publics en Belgique, liée à leur financement : la situation des prisons, les attentats et les mesures d’urgence prises à leur suite, la crise des tunnels bruxellois et l’enlisement du dossier du RER pointent des failles en matière de sécurité, de justice ou encore de mobilité. Et ce n’est que la partie visible du problème : tous les besoins de financement sont bloqués par la rigueur européenne, alors qu’ils sont indispensables pour la survie de nos services publics, et donc pour la prise en compte des besoins sociaux fondamentaux des citoyens.
Au-delà de l’impact sur le bien-être de la population, les règles de l’UE empêchent les pays membres de mener une politique de relance expansionniste (politique keynésienne, ou de la demande), voulue par les partis de gauche, et ne laisse d’autre choix que l’austérité. Pourtant, de l’aveu même de la Commission européenne, les dépenses d’investissement telles que les dépenses dans l’éducation, le soutien à la R&D, les soins de santé ou encore la protection de l’environnement sont propices à la croissance. Croissance recherchée par l’UE depuis le début de la crise économique, sans réel succès, jusqu’à présent... Alors que le plan Juncker cherche avant tout à booster l’investissement privé, les Etats-Unis, de leur côté, font preuve d’une forte flexibilité budgétaire, atteignant un déficit…de 12% du PIB ! Cette politique semble bien fonctionner puisque la croissance a émergé dans ce pays. Les dépenses publiques la soutiennent en effet à plusieurs égards : création d’emplois, compensation du ralentissement de l’investissement privé (rôle « contracyclique ») et maintien d’infrastructures efficaces, nécessaires au bon fonctionnement de l’économie. De plus, la politique monétaire de la banque centrale européenne est propice à la dépense : les taux d’intérêt proches de zéro (voire négatifs) permettent, dans la situation actuelle, d’emprunter à un coût dérisoire...
Les partenariats public-privé : une solution ?
Les partenariats publics-privés (PPP) sont des projets qui associent un partenaire public et un partenaire privé. Il n’existe pas de de définition du PPP en droit belge, ni de contrat-type. Le modèle de base est le suivant : le partenaire privé prend en charge le coût de la construction de l’infrastructure et de son entretien durant toute la durée d’exploitation, en échange d’une redevance annuelle payée par le partenaire public.
Les PPP sont de plus en plus envisagés comme une solution pour le financement des infrastructures publiques car, sous certaines conditions, le coût de tels projets n’est pas enregistré dans les comptes publics, et n’alimente donc pas le déficit. Pour cela, il y a une condition : la majorité du risque lié à l’investissement doit être prise par le partenaire privé. Le SEC 95 précise que « (…) le partenaire privé doit supporter le risque lié à la construction, à la demande, ainsi qu’à la disponibilité pour qu’une infrastructure réalisée sur la base d’un contrat de PPP puisse être enregistrée dans les comptes du partenaire privé. (…) Lorsque les administrations publiques supportent la majorité du financement, ou accordent une garantie couvrant la majorité des fonds collectés, ces risques ne sont pas transférés au partenaire privé ».
Le SEC 2010 précise encore que « les clauses prévoyant un remboursement avantageux en cas de résiliation à l’initiative de l’opérateur privé signifient que ces risques n’ont pas été suffisamment transférés au partenaire privé ». Dans ce cadre, en mars 2015, les actifs de plusieurs projets couvrant la période 2011-2014 ont été reconsidérés comme des actifs du gouvernement.
Toutefois, malgré l’avantage budgétaire que génère un PPP, plusieurs inconvénients y sont liés :
coûts et délais de certains montages de dossier et du financement privé (le coût de financement bancaire est plus élevé pour un partenaire privé) ;
risques liés au non-contrôle du partenaire privé ;
relations nouées parfois pour longtemps (or, le partenaire privé pourrait, à un moment donné, augmenter ses redevances)…
Il est donc conseillé par les experts de ne certainement pas envisager un PPP uniquement pour des raisons budgétaires mais d’en analyser scrupuleusement le rapport coût-bénéfice. Un exemple marquant à ce titre est celui du PPP conclu par la Communauté française, le 12 novembre 2008, pour la construction, reconstruction ou extension de bâtiments scolaires. La valeur totale du projet se situait entre 500 millions et 1 milliard d’euros. Un rapport de la société d’audit Deloitte avait alors jugé que le rapport coût-bénéfice de ce PPP était plus avantageux qu’un financement classique, avec notamment un entretien 20% moins cher en PPP. En 2010, le CRISP a bien montré, dans une étude, que Deloitte avait négligé de nombreux aspects essentiels dans son analyse et que l’avantage du PPP avait été surévalué. La conclusion du rapport est claire : la décision politique était en fait motivée exclusivement par le besoin de débudgétiser le montant de l’investissement pour pouvoir financer le programme de constructions...
Par ailleurs, obtenir une déconsolidation des coûts n’est pas chose aisée et peut faire l’objet d’un ‘reconditionnement’. A titre d’exemple, le projet visant à relancer le tram, à Liège, a vu son échéance repoussée de 2022 à 2025 car Eurostat a rejeté (pour la troisième fois) le montage de PPP qui encadrait le projet. Les experts européens estiment, en effet, que le poids du public est trop important dans le montage et qu’il faut dès lors intégrer l’investissement réalisé dans le budget régional. Et cela alors que 33 millions d’euros ont déjà été dépensés !
A la lumière de ce dernier exemple, une question essentielle se pose concernant les PPP. Jusqu’où faudra-t-il aller dans la privatisation de nouvelles infrastructures pour que les coûts soient débudgétisés, et dans quelle mesure les projets réalisés pourront-ils encore garantir un vrai service public ? L’utilisation de règles techniques comptables dans la détermination de questions politiques essentielles telles que la part accordée au secteur privé dans le domaine public est le vrai problème de fond. L’austérité budgétaire mise en œuvre par l’Europe ultralibérale ne nous laisse-t-elle d’autre choix que la privatisation pure et simple et la disparition de notre modèle social ? Inacceptable !...