Profil du numéro deux mondial de la grande distribution, le groupe Carrefour. Exemple d’une multinationale mise en système. Raison sociale ? Faible.
Ce qu’on nous présente d’ordinaire comme sciences économiques est dominé par des constructions abstraites à forte composante d’hypothèses idéologiques portant sur des grands ensembles (nations, commerce mondial, etc.). Voilà qui est une affaire entendue. C’est une science économique délibérément inaccessible, une affaire de spécialistes, qui ne parle pas de ce que les gens vivent. Elle parle donc peu des multinationales [1].
Elle parle peu de ce qui explique qu’une multinationale est une multinationale, ni des conséquences que cette concentration des pouvoirs va avoir sur le nivellement général (mondial) des conditions de travail, des salaires, des marges de manœuvre de la décision politique démocratique – nivellement vers le bas, chacun vit cela au quotidien.
On va prendre un cas et on va esquisser. Les supermarchés Carrefour, tout le monde connaît, pour y faire ses achats ou les croiser du regard, surtout depuis qu’ils font dans la « proximité », ces mini grandes surfaces qui cherchent à supplanter le petit commerce. En France, entre 1966 et 1998, ce sont quelque 174.000 petits commerces qui ont disparu, près de 60% du total [2]. Une lame de fond. Qui en a décidé ainsi ? On nous dira : le marché, les lois de l’offre et de la demande et patati et patata. Mais chaque chose en son temps, prenons-les dans l’ordre.
La jungle a des lois
Carrefour n’a pas toujours été une multinationale. Ni toujours porté le nom de Carrefour. Il y a eu des fusions et des acquisitions, comme on dit dans le jargon. Il a commencé petit en Belgique sous le nom de Grand Bazar, en abrégé GB. Petit, aussi, en France, c’était bien avant la fusion, en 1999, avec Promodès. On ne va pas retracer sinon pour rappeler que Carrefour est l’aboutissement d’une longue chaîne qui voit une entreprise en absorber une autre, puis une autre, puis encore une autre. Ce mouvement de concentration a fait de Carrefour le numéro deux mondial de la grande distribution, avec un chiffre d’affaires consolidé, hors taxes, de près de 87 milliards d’euros en 2008. En constante progression, cela va de soi, car c’est le but du jeu.
Dans le cas de la grande distribution, on a affaire à une concentration assez particulière. Le secteur, en effet, ne fabrique (presque) rien. Il ne fait qu’acheter et revendre. Tout le « know how », toutes les « stratégies » du secteur se résument donc à un : comment acheter pas cher pour vendre nettement plus cher ? Une des méthodes pour y arriver consiste à utiliser sa position dominante, qui fait du secteur le goulet d’étranglement, le passage obligé entre producteurs et consommateurs, pour centraliser ses propres achats et, par là, d’exercer une pression à la baisse sur les prix payés aux fournisseurs. Mission accomplie, peut-on dire. En 2006, les dix premières centrales d’achats des multinationales de la grande distribution européenne contrôlaient 66,5% des parts de ce marché [3]. C’est une de ses faces cachées. On sait voir de ses propres yeux les supermarchés, il est même de plus en plus difficile de ne pas les voir, il est par contre nettement plus malaisé de distinguer le rôle concret joué par leurs centrales d’achats, elles n’ont aucune visibilité.
Mais elles permettent à la grande distribution de négocier en position de force. Cela ne marche pas à tous les coups. En décembre 2007, le Conseil de la Concurrence, l’autorité de régulation des marchés en France, a condamné 5 fournisseurs et 3 distributeurs de jouets à une amende totale de 37 millions d’euros pour s’être entendus sur les prix de vente durant les périodes de Noël au détriment des consommateurs. Les trois principaux distributeurs, Carrefour, Maxi Toys et JouéClub, s’étaient entendus avec leurs fournisseurs respectifs pour faire cesser toute concurrence. Récidiviste, Carrefour sera l’enseigne la plus lourdement condamnée. Elle se verra infliger une amende de 27,4 millions d’euros [4].
Affaire de marges (arrière)
Ce n’est pas la seule méthode, ni la seule facette du secteur qui échappe aux regards. Une autre pratique rendue possible par sa position dominante passe sous le nom discret (nulle trace sur les étiquettes !) de « marges arrière ».
La technique consiste à exiger des fournisseurs des remises sur leur prix de vente en les présentant ensuite, du point de vue comptable, comme la contrepartie de services fictifs qui leur seront dès lors, tout aussi fictivement, facturés. C’est ingénieux. Et très lucratif.
Les « marges arrière », ces petits profits prélevés au passage sur le prix de vente des fournisseurs que la grande distribution se gardera bien de répercuter sur les prix demandés à ses consommateurs, cela représente, l’un dans l’autre, pas moins de la moitié des bénéfices des distributeurs selon un analyste [5].
C’est un double hold-up. D’abord sur les fournisseurs, qui reçoivent trop peu, ensuite sur les consommateurs, qui vont payer trop. Ajoutons que cette « rente énorme et scandaleuse », pour reprendre l’expression et l’argument de l’économiste Paul Fabra, a « progressivement érodé la notion même de prix » – sans que les fournisseurs puissent y faire grand-chose : cinq distributeurs font à eux seuls la loi en France (c’est le double en Allemagne) et, comme souligne le juriste Hugues Vallette Viallard, « chaque fournisseur risquerait de perdre entre 15% et 25% de son chiffre d’affaires s’il s’avisait à poursuivre en justice un des puissants acheteurs. » [6]
Mais, là non plus, cela ne marche pas à tous les coups. Le 5 mai 2009, la Cour de cassation confirmera ainsi un arrêt de la cour d’appel de Caen condamnant Carrefour à payer un million d’euros à la Fédération nationale des producteurs de légumes. Qualifié par d’aucuns de première, ce jugement qualifie de « inexacte » la présentation du contrat imposé par la centrale d’achats Interdis (filiale de Carrefour), car « réalisée au moins pour partie dans l’intérêt des membres du groupe Carrefour » : « cette faute » poursuit l’arrêt de Caen, a consisté à conclure des contrats « favorisant l’opacité sur le coût de répartition des produits » et, partant, « affecte l’organisation du marché et donc les intérêts collectifs de la profession ». La fédération paysanne, qui dénonçait depuis 2001 quelque 180 contrats d’achat en justice au motif que Carrefour lui imposait « des prestations de services sans contreparties réelles ou ne correspondant à aucun service effectivement rendu », a eu gain de cause sur toute la ligne : la Cour de cassation n’a même pas motivé sa décision tant les arguments invoqués par Carrefour lui paraissaient ineptes [7].
Laboratoire de pointe
Carrefour ne fait pas la loi seulement à l’égard des fournisseurs et des consommateurs, ses travailleurs en savent quelque chose. Une sociologue française a utilisé le terme de « laboratoire de la misère » pour décrire l’organisation de travail mise en place par Carrefour et les autres oligopoles de la grande distribution. C’est plutôt bien documenté. Déjà dans les années nonante, dans un petit livre relatant sa trajectoire dans la « grande maison », Grégoire Philonenko (viré en 1994 pour avoir quitté son poste dix minutes pour manger un sandwich) livrait les traits essentiels du système : ce sont ces caissières astreintes, pour plus de productivité, au scannage optique : des « gestes mille fois répétés », au risque d’un invalidant TMS (trouble musculo-squelettique), qu’elles doivent accompagner de la ritournelle rituelle SBAM (Sourire-Bonjour-Au revoir-Merci). Et c’est ce personnel corvéable et jetable après usage : sur les dix premiers mois qui ont suivi l’ouverture de son hypermarché, il y aura 692 embauches pour un total de 346 emplois, soit un « turnover » de 100%. Vous avez dit « sweatshop », made in France ? [8]
La grève des caissières de Carrefour, en 2008, à Marseille, vient confirmer que si les choses ont évolué, c’est plutôt à sens unique : pire qu’avant [9]. Les horaires sont coupés et modifiés chaque semaine selon les besoins du magasin, tantôt 8h30 à 14 heures, tantôt 15h45 à 22 heures, samedis compris, à en perdre toute notion du temps, une vie de zombie. Et interdiction de quitter la caisse sans autorisation : pour aller aux toilettes, il faut négocier. Ajouter la course à la « productivité » – le nombre de ventes par minute - qui fait l’objet d’un affichage quotidien pour les inviter à égaler la championne du jour, dont le nom est souligné au Stabilo. Pour les rebelles, ce sont les punitions sadiques, comme cette caisse spéciale juste à côté des surgelés : on a intérêt à porter un gros pull.
Tout cela pour quoi ? Pour un salaire de misère, 825 euros net pour trente heures de travail cadencées, car la grande distribution a fait du temps partiel sa marque de fabrique, comme sans doute l’économie entière : la France comptait 1,5 million de temps partiels en 1980, ils sont 5 millions aujourd’hui, dont 82% de femmes et pas par choix. La dernière enquête « emploi du temps » de l’Insee, 1998, indique que, dans la moitié des cas, il s’agit de temps partiels « subis » et, chez Carrefour France, cela vaut pour un tiers du personnel. On est « laboratoire » ou on ne l’est pas... Au final, cela donne, pour citer ce syndicaliste CGT, une situation « où on est dans le rouge dès le 15 du mois, où on vit chez ses parents à 30 ans, faute de moyens, et où les maladies professionnelles, tendinites, lombalgies et dépressions, explosent. » Il n’est sans doute pas inutile de souligner que cela ne se passe pas en Chine ou au Bangladesh, mais en France, ici et maintenant.
La Belgique a fait, jusqu’il y a peu, exception, survivance d’un héritage social oblige, datant de l’époque où les GB n’avaient pas encore été absorbés par Carrefour. On qualifiait même le groupe, dans les milieux syndicaux, de « Rolls Royce » de la concertation sociale. L’imparfait est de rigueur. La nouvelle donne sautera aux yeux de manière éclatante, en octobre 2008, lorsqu’un mouvement de grève s’opposera à l’ouverture d’un hypermarché franchisé à Bruges. Franchisé ? Entendre une entité placée sous statut de « faux indépendant », car, à l’instar des travailleurs qu’elle va employer, la structure aura beau être juridiquement indépendante, elle va demeurer, dans les faits, subordonnée aux directives du groupe. Qui va utiliser l’astuce juridique pour réduire le coût salarial de ses futurs employés de 25%, allonger leur temps de travail et éviter tant le paiement des heures prestées le dimanche au tarif adéquat que la constitution d’une délégation syndicale [10].
Le laboratoire a vocation d’être modèle universel. Avec près d’un demi million de salariés répartis dans 15.000 magasins et 31 pays, Carrefour a de quoi franchiser et « expérimenter ».
Gouvernance condensée
Mais « Carrefour » risque d’induire en erreur. C’est un nom d’enseigne. Le mot chien n’aura jamais mordu personne comme disait Aristote. D’où, question : qui, derrière le nom d’enseigne, décide ? Jetons un coup d’oeil.
Les propriétaires de Carrefour (son actionnariat), c’est grosso modo deux personnes. D’un côté le milliardaire français Bernard Arnault, patron du groupe de luxe LVMH (Hermès, Dior, Vuitton, etc.) et, de l’autre, associé au premier, le fonds spéculatif américain Colony Capital. A eux deux, ils détiennent depuis 2007 13,5% du capital de Carrefour, c’est-à-dire une majorité absolue car presque tout le reste du capital (83%) est ce qu’on appelle « flottant », totalement émietté, voguant au gré des achats et des ventes en Bourse.
Pour ces deux, Carrefour est un investissement qui doit rapporter et de préférence, par priorité, au court terme. Hélas pour eux, cela ne rapporte pas (assez). Entre le moment de leur entrée dans le capital et aujourd’hui, l’action Carrefour a dégringolé de 53 à 29 euros, soit une perte sèche de 1,9 milliard d’euros [11].
Pour redresser la barre, ils ont d’abord, 2007, songé à vendre le patrimoine immobilier, évalué à 15 milliards d’euros, puis, la déprime s’installant dans l’immobilier, à virer le PDG, José Luis Duran, pour rendement financier insuffisant, ce sera chose faite en 2008 et puis encore, les résultats n’étant toujours pas au rendez-vous, en 2009, à vendre les filiales asiatiques et sud-américaines de Carrefour.
Là, l’affaire prend presque un tour cocasse car, le 15 octobre 2009, on assistera à la vente de la grande surface moscovite (inaugurée trois mois plus tôt, en juin 2009) alors que, une semaine auparavant, le nouveau PDG de Carrefour affirmait avec une belle assurance qu’il allait beaucoup miser « sur la Chine, le Brésil, la Russie et l’Inde ». [12] On attribue souvent ces petits jeux-là à ce que d’aucuns appellent la financiarisation de l’économie. La recherche du profit à tout prix dans le très court terme. C’est, sans doute, mettre le doigt sur le problème.
Le problème de la multinationale Carrefour est qu’elle est une multinationale. En soi, la grande distribution représente un mode plutôt rationnel d’organisation des échanges entre producteurs et consommateurs. Rien dans cette organisation ne justifie cependant qu’elle doive connaître un déploiement oligopolistique mondial, ni un fonctionnement qui réduit ses travailleurs à une masse toujours plus exploitable, sinon sa structure de propriété.
Là, il est vrai, on est sorti de l’analyse. L’analyse reste à faire.