Qu’arrivera-t-il si un gouvernement comme celui de Syriza échoue, se demande le philosophe Slavoj Žižek ? Et le penseur de conclure son raisonnement par l’idée qu’en définitive, « cela confirmerait que nous nous rapprochons d’une ère de lutte bien plus radicale et violente » [1]. La question est d’actualité et pourrait aussi être posée prochainement à propos de l’Espagne dont le parti Podemos est pressenti comme la future première force.
Mais au fait, que proposent ces nouveaux partis en matière de politique économique et sociale ? Dans une analyse antérieure, qui précédait les élections grecques de janvier 2015, nous nous sommes interrogés sur les modalités d’apparition d’initiatives de solidarité pouvant être vues comme les prémisses d’une économie sociale. Certaines de ces initiatives se voulaient éphémères et espéraient beaucoup d’une politique économique et sociale alternative [2]. Dans la présente analyse, les contours de ce que pourrait être une telle politique sont esquissés. Préalablement, les racines et fondements de la crise grecque seront soulignés.
Après la destruction, la reconstruction
Quel est le sens et le contenu de la discussion sur les « réformes » d’une économie détruite en grande partie, mais qui continue à se référer aux caractéristiques structurelles d’une « économie européenne » ? En Grèce, on parle de tous côtés de « reconstruction », au sein de Syriza, premier parti au Parlement et dans le gouvernement grec depuis les élections de janvier 2015, comme à la Fédération Hellénique des Entreprises. La société grecque est surprise par l’effondrement. En même temps, les forces politiques et les institutions publiques éprouvent de grandes difficultés à affronter une telle situation, sans stratégie et sans plan face à la profondeur de la crise sociale, la faiblesse de l’appareil productif et la désorganisation – accentuée par les récentes cures d’austérité – de l’administration et des services. Les discours sur la « reprise » et le « développement » sont peu précis, et même la gauche au gouvernement n’a pas encore complété son programme de reconstruction, occupée à faire immédiatement face à la crise humanitaire et à faire redémarrer l’économie.
Durant les quatre dernières années, le produit intérieur brut grec a baissé de 25 %, tandis que la production industrielle baissait de 27 % en moyenne mais de 60 % dans les secteurs de biens durables et des biens d’investissement. Le chômage a dépassé les 30 % de la population active et plus de 50 % pour les jeunes, tandis que les salaires ont été réduits de 21 % en moyenne, et les pensions de 45 %. Le personnel du système public de soins primaires a diminué de 40 %, conduisant en fait à une quasi disparition de ces services, remplacés par le privé. La réduction des salaires, selon la logique de la « dévaluation interne » [3], n’a pas abouti à une reprise des investissements, et même pas à une reprise des exportations.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une destruction de l’appareil productif, et d’une mise au chômage d’un tiers de la population active provoquant un exode sans précédent des jeunes diplômés. La classe des entrepreneurs a aussi approfondi son caractère rentier en profitant de l’austérité pour maintenir au même niveau les profits (pour l’ensemble de l’économie), revendiquer de nouveaux financements, et s’abstenir soigneusement de tout projet concernant l’économie dans son ensemble. La crise et sa gestion par le FMI, l’Union européenne et la Banque centrale européenne (appelés la « Troïka »), par les réductions de personnel dans les administrations et les services sociaux, mais aussi par les logiques de privatisation tous azimuts, ont encore réduit l’efficacité du service public et sa capacité de résister aux pressions clientélistes renforcées par l’accroissement des inégalités et le manque de ressources. Deux questions difficiles se posent. Quels peuvent être les moteurs de la reconstruction, au sein de la société grecque ? Quels institutions et instruments politiques sont-ils nécessaires pour appliquer un programme de reconstruction ?
Les racines du mal
La marginalité incontestable de l’économie grecque par rapport aux centres productifs et économiques du continent, n’est pas un phénomène récent. La bourgeoisie grecque de l’après-guerre s’est formée sous l’occupation, la guerre civile et le lancement du plan Marshall. Elle a profité jusqu’à la moitié des années 70, de la surexploitation de la classe ouvrière (à laquelle s’est ajoutée durant la dictature une répression politique), des devises des émigrés, des subsides aux investissements et aux exportations pour une industrie hyper protégée, des investissements étatiques dans les infrastructures, et quelques grands investissements étrangers ou d’armateurs grecs.
Quand se décidait l’entrée de la Grèce dans le marché commun à la fin des années 70, le modèle économique et social ne ressemblait en rien aux variantes de fordisme et d’État social dominantes en Europe non méditerranéenne. Il s’agissait en fait d’un modèle basé sur des rapports clientélistes entre le monde des entreprises et l’État (et les banques sous contrôle étatique), hérité des rapports forgés durant la guerre civile et ses suites, dont le dernier épisode fut la dictature militaire. Le monde du travail était divisé entre les syndicats corporatistes du secteur public et la masse des travailleurs non représentés et en partie non déclarés. L’État gérait l’équilibre entre des intérêts parfois contradictoires d’entrepreneurs, de groupe sociaux privilégiés et intérêts locaux, sans jamais – jusqu’à aujourd’hui – pouvoir planifier, coordonner, ou réformer, pour résoudre des problèmes stratégiques comme le déficit extérieur, l’inefficacité de l’administration publique, et les services publics tolérants face au travail non déclaré et l’évasion fiscale.
Les années 80, quand coïncident l’entrée effective dans le marché commun et la formation d’un gouvernement socialiste (PASOK), sont la période clef pendant laquelle le monde des entrepreneurs grecs a réussi à empêcher la création d’institutions capables d’appliquer une stratégie d’ « européanisation » [4] de l’économie et de la société. La politique industrielle ne pouvait concerner autre chose que les subsides et le coût du travail, pendant que l’industrie devait passer en un temps record d’un protectionnisme dur à la compétitivité dans un marché ouvert. Malgré le fait que l’industrie ne s’est jamais remise de la crise de surendettement de cette période, et du choc de l’ouverture au marché européen, le modèle clientéliste ne fut pas mis en question. La formation de services sociaux, qui commençaient à ressembler à un État social, fut accueillie par les industriels comme un gaspillage inutile. Les rentrées fiscales ne suivant pas, cette situation a d’ailleurs causé l’augmentation de la dette publique. L’opposition de droite au PASOK n’a construit, pour son gouvernement de courte durée des années 1990-1993, qu’une perspective thatchérienne pure qui a buté contre les puissants syndicats des entreprises publiques.
L’échec de l’européanisation
Le PASOK lui, avait perdu le pari du tournant vers l’ « européanisation », mais avait tout de même créé une alliance solide avec les syndicats du secteur public, un fordisme à la grecque, et avait aussi satisfait des demandes économiques et démocratiques de la population. La gouvernance socialiste depuis la moitié des années 90 jusqu’à la défaite électorale de 2004, la période d’hégémonie au sein de ce parti du courant « modernisateur », a été une période pendant laquelle cette stabilisation a servi à initier le tournant vers l’application graduelle des politiques néolibérales. La primauté, ou plutôt le caractère sacré de l’initiative privée, a été le masque sous lequel a subsisté le système clientéliste d’aide aux entreprises, qui s’est adapté aux mécanismes de gestion des Cadres Communautaires d’Appui successifs [5], un système qui a entretenu l’inefficacité légendaire de l’administration étatique. Les fonds européens, sous les regards compréhensifs des services de la Commission (chaque CCA approuvé par Bruxelles devait corriger les déficiences du précédent, sans résultat), ont servi à entretenir une industrie et un appareil productif, en perte de compétitivité, technologiquement stagnant et peu innovateur. Mais ces fonds servaient aussi à former une nouvelle classe moyenne, autour de la gestion de fonds européens, dans les services financiers, mais aussi par la corruption dans l’administration et les organisations syndicales, lesquelles ont fini par donner le feu vert à la privatisation des entreprises publiques et l’entrée massive du privé dans le secteur des services sociaux.
La flexibilisation du marché du travail a suivi une voie originale, aboutissant pourtant au résultat escompté, qui était en réalité le maintien du « droit » au travail salarié bon marché pour les petits entrepreneurs, les agriculteurs et la classe moyenne des villes. L’entrée massive de migrants des Balkans depuis le début des années 90, avait permis le maintien et même l’extension du travail non déclaré, mais des mesures successives de dérégulation du marché du travail à la fin de la décennie, ont abouti très vite à l’incorporation dans le marché du travail « bon marché » de la masse des jeunes et plus particulièrement des jeunes diplômés. La décennie des années 2000, fut la période des boulots à 700€ pour la jeunesse grecque. Par la suite les mesures des memoranda imposées par la Troïka et la montée du chômage, ont donné tous les pouvoirs aux employeurs sur les salaires, les cotisations sociales, et les conditions de travail.
Avant l’impasse révélée en 2009, les gouvernements de droite d’après 2004, avaient lâché les brides et la dette publique a commencé à grimper (à partir d’un 100 % du PIB maintenu stable depuis 1993), tandis que les banques ont poussé à l’endettement le secteur privé et les ménages, aidées par la baisse de taux d’intérêt après l’entrée dans la zone Euro. Au moment des Jeux olympiques en 2004, la part de l’industrie dans le PIB avait baissé jusqu’à 13,2 %, contre 20,5 dans l’Europe des 25. Le déficit commercial (biens et services) était arrivé à – 19 % du PIB, ayant démarré à - 10 % au début des années 80. La fuite en avant vers une économie de l’endettement, à laquelle ont participé les banques allemandes et françaises principalement, sous le regard tolérant des institutions européennes, était le dernier épisode d’un échec stratégique qui laisse le pays sans potentiel productif digne de ce nom et sans institutions efficaces pouvant gérer le redressement.
Les recettes de la Troïka
Le ridicule n’a pas tué le FMI et la Troïka quand ils prévoyaient un accroissement des exportations et des investissements « grâce à la dévaluation interne », qui ne se réalisait jamais. Selon la logique néolibérale, il est normal que la priorité soit à la gestion de la dette et pas au redressement de l’économie. L’abandon de l’austérité et la disponibilité de ressources pour augmenter la demande, ne vont pas garantir la « reconstruction », surtout quand son contenu n’est pas encore déterminé. Il y a bien sûr les « programmes opérationnels » alimentés par les fonds européens, mais leurs orientations de base sont de soutenir les entreprises tournées vers les marchés extérieurs et le développement par les exportations. Et cela alors que ne sont garanties ni la volonté du secteur privé de suivre cette voie ni la capacité des services publics à gérer ces ressources.
La fin de l’austérité des salaires, la disponibilité de nouvelles ressources à travers une réduction de la dette et une redistribution interne des revenus, peuvent « relancer » l’économie, mais ne vont pas initier sa restructuration. La mentalité de rentier et le manque d’expérience du secteur privé, le manque de structures de soutien adéquates, la tentation des importations, s’ajoutant à la faible croissance de la demande externe et interne, sont des facteurs qui conduisent à prévoir une réaction faible et sélective des investisseurs. Une approche radicalement différente est indispensable. Des priorités doivent être décidées et appliquées entre investissements et dépenses courantes, entre production et services, entre utilisation des ressources naturelles et protection de l’environnement, entre activités orientées vers les marchés extérieurs ou le marché intérieur, par l’acceptation du fait que la reconstruction est avant tout la satisfaction de besoins de la population et du marché intérieur. Plus qu’à une « économie intelligente, durable et inclusive » [6] qui sonnent creux ou faux quand on se souvient du rôle de l’Union Européenne dans la crise grecque, il s’agit surtout de viser un renversement complet par rapport à la destruction du droit du travail, des postes de travail et des institutions sociales gérées par des technocrates ignorants et inefficaces.
L’absolue nécessité d’un autre plan
Il s’agit d’inventer et d’appliquer une nouvelle planification, pilotée par les instances politiques, mais avec un contenu déterminé par la participation des citoyens et des travailleurs, par les initiatives d’économie sociale et solidaire, par l’élaboration de nouvelles connaissances et d’innovations avec entre autres des institutions de recherche. Il s’agit de possibilités déjà visibles dans la société en crise de la Grèce, qui doivent être utilisées, soutenues et développées. Ce qui est aussi visible c’est la prise de conscience en Europe, par une partie importance du monde de l’économie sociale et solidaire et du monde syndical, des nouvelles voies ouvertes pour les peuples européens à la recherche d’un nouveau modèle après le désastre causé par la domination néolibérale. Un désastre clairement visible au Sud, et manifestement menaçant au Nord. La Grèce peut-elle inaugurer une autre voie et, ce faisant, une autre Europe ?
On compare souvent la Grèce d’aujourd’hui à l’Allemagne des années 50 concernant la réduction de la dette. Mais une comparaison beaucoup plus étendue peut être encore plus utile. Après la défaite de l’Allemagne en 1945, les alliés, après avoir flirté avec l’idée de la transformer en un pays agricole, ont décidé, non seulement d’encourager son développement industriel, mais de la doter aussi d’institutions politiques et sociales à la pointe de la pensée progressiste de l’époque, comprenant des formes efficaces – là où elles subsistent - jusqu’à ce jour de cogestion des entreprises. Les pays industriels avancés ont fait preuve à ce moment de l’histoire de clairvoyance mais aussi de générosité, qui pourraient servir d’exemple à ceux qui restent tentés par le « revanchisme » des gagnants de la guerre de la finance.
Une autre coopération entre Nord et Sud de l’Europe
Dans la gestion de la crise grecque, les gouvernements européens ont raté une belle occasion de faire montre de solidarité entre eux. C’est bien au contraire le visage d’une Europe exclusivement financière qui a été donné, là où les citoyens attendent manifestement une Europe sociale. - Le développement de l’économie sociale ne se fera pas en Grèce d’un coup de baguette magique. Cela prendra du temps et nécessite donc des politiques publiques volontaristes et, éventuellement, une loi cadre (contenant les réponses aux questions ici soulevées). Parmi les choix qui pourraient être assumés par les instances gouvernementales se trouve notamment celui des secteurs d’activité prioritaires dans lesquels une dynamique d’économie sociale aurait tout son sens. Il peut s’agir de secteurs dans lesquels les besoins sont importants (comme celui de la santé, déjà investi par les initiatives citoyennes solidaires) mais aussi d’autres dans lesquels les opportunités de développement existent. Pensons par exemple aux secteurs de l’agriculture, de l’environnement et du tourisme. Les choix à faire doivent aussi s’appuyer sur l’analyse des dynamiques territoriales existantes, éventuellement particulières selon chaque région. - Pour que l’économie sociale se développe, il faut évidemment des entrepreneurs sociaux, individuels ou collectifs. En Grèce, la « génération 700 euros » (ces jeunes, largement diplômés, qui avant la crise devaient s’en sortir avec un salaire minimum en enchaînant souvent plusieurs petits boulots dans la même journée) est vraisemblablement un vivier pour l’économie sociale. Mais encore faut-il que ceux-ci aient à leur disposition des cadres juridiques dans lesquels mouler leurs projets (du moins c’est un atout supplémentaire). Ces cadres doivent être adaptés aux particularités de l’économie sociale, sur le fond et la forme. En Belgique, les entreprises sociales se partagent principalement entre les statuts d’association sans but lucratif et de société coopérative (à finalité sociale ou agréé par le Conseil National de la Coopération). Pour créer un écosystème favorable aux entreprises sociales, les politiques grecques pourraient proposer des incitants fiscaux (finalement peu présents en Belgique) dès lors que les services prestés par les entreprises sociales touchent à l’intérêt général. Si la Grèce devait prendre des mesures législatives visant à adapter son propre cadre, elle gagnerait à tenir compte des réflexions en cours chez nous qui s’inspirent des modèles français de SCOP ou SCIC [9]. - Lancer une entreprise sociale exige de la part du ou des porteurs du projet de bonnes idées de départ, beaucoup de détermination et une capacité d’adaptation. Un ingrédient supplémentaire peut faire la différence dans l’aboutissement d’un projet à savoir un bon accompagnement. Il revient là encore à l’État de susciter et encadrer le développement de structures ayant pour mission d’accompagner les porteurs de projet en économie sociale. De telles structures existent dans de nombreux pays européens ayant une pratique de l’économie sociale plus ancienne. La Grèce pourrait s’appuyer sur cette expertise pour développer la sienne. L’enjeu pour ces structures consiste à manier l’art de l’accompagnement à la fois sur le plan économique et de gestion et sur celui de la finalité sociétale et des modalités sociales de fonctionnement. - In fine, le nerf de la guerre est une fois encore financier. La Grèce est bien placée pour le savoir. Une politique publique en faveur de l’économie sociale exige de réserver des moyens financiers proportionnels aux ambitions affichées. Ces moyens doivent être affectés aux politiques ainsi qu’aux acteurs (directs et indirects) de l’économie sociale. La constitution de ces moyens financiers peut éventuellement passer par le recours à des outils innovants (comme le crowfunding) ou à la solidarité européenne (par la création d’un fonds solidaire ou la transformation d’une partie de la dette en certificats d’investissement [10]). Elle peut aussi résulter d’une véritable volonté politique, ce qui serait un geste fort et concret du gouvernement en faveur d’une alternative économique et sociale. L’avenir de la Grèce repose sur la relance et le renouvellement de son économie. L’économie sociale peut jouer ce rôle particulier d’à la fois contribuer à l’économie et aux finances publiques (dans certains champs, des études montrent que le soutien de l’économie sociale se solde tout compte fait positivement pour les finances publiques) tout en répondant à des besoins sociaux et en contribuant à la démocratisation de l’économie. Que demander de plus ? |