Mateo Alaluf est un des critiques les plus corrosifs des âneries qui cherchent à faire consensus pour-mieux-t’empêcher-de-penser-mon-enfant.

Àneries, c’est à peine exagéré. Dans son deuxième Dictionnaire du prêt à penser paru sous le titre Contre la pensée molle (Éditions Couleur livres & Gresea), on en trouve à la pelle.

Ce « nouveau management (sic) public », par exemple, qui fleure bon son origine néolibérale anglo-saxonne et dont on a peine à en indiquer les ravages tant ils sont nombreux dans tous les domaines auxquels l’État (la collectivité) donnait sens jusqu’il y a peu : administrations, écoles, justice, organes subsidiés, etc.

Ou le terme « réforme » qui en est venu à signifier son exact contraire par une brutale inversion de sens, l’exemple type, mis en exergue par Alaluf, étant les conquêtes du mouvement ouvrier qui ont conduit à réduire le temps de travail (le réformer : travailler moins pour gagner plus) et dont l’allongement (contre-réforme : travailler plus pour gagner moins) est partout présenté par les oligarchies et appareils gouvernants comme un maillon essentiel des politiques de l’emploi – à telle enseigne que le seul mot de « reforme » suffit désormais pour suggérer la nécessité de cette mesure de régression sociale, voire son caractère inéluctable. Oser penser le contraire entraînera automatiquement l’accusation d’avoir fait preuve d’un état d’esprit « archaïque » – que seul un manque de place explique l’absence dans le dictionnaire.

Mais on trouve son petit frère : l’appel lancinant à « s’adapter au changement » et, l’un va avec l’autre, à se montrer « moderne » : être moderne-en-s’adaptant-au-changement ne signifie pourtant qu’une chose, comme Alaluf le synthétise en quelques mots : on a là « l’expression même de l’adhésion tout à la fois aux représentations dominantes du passé et aux injonctions de l’avenir pour se conformer à l’ordre dominant. » Qui, assourdi par la rengaine, ne s’y reconnaît pas ?

Le pire est qu’on ne peut pas parler d’une conspiration. Il n’existe pas, dans les tiroirs secrets des journalistes, dans les officines du communiqué de presse des grands machins qui produisent du discours, dans les applis confidentielles de la bureaucratie dirigeante (etc.), de manuel « ne dites mais dites » qui aiderait à utiliser le mot juste, conforme à la propagande dominante. Et pourtant c’est tout comme. Les lapsus faisant surgir un concept en bon français sont extrêmement rares. Il y a comme une sorte de souffle divin qui guide à chaque coup la langue, la plume ou le clavier. Vu d’un point élevé dans l’espace, de la Lune par exemple, c’est étonnant. Des penseurs se sont attaqués au problème : qu’est-ce qui fait que, à un moment historiquement donné, un certain vocabulaire va « faire conscience » ? Plutôt que tel autre. Voilà qui a conduit à des discussions savantes infinies.

Là, c’est sans doute sauter une étape. S’il est presque surhumain d’expliquer le pourquoi de ces mouvements de politisation du langage (ou de dépolitisation, ce qui revient au même), l’objectif plus modeste mais néanmoins ardu consistant à s’en défier, à en cerner les raisons d’être et, donc, ne pas être dupe des manœuvres de formatage des esprits, tout cela est à la portée de chacune et de chacun. Mateo Alaluf nous y aide fameusement.

Mateo Alaluf, « Contre la pensée molle – Dictionnaire du prêt à penser », éditions Couleur livres & Gresea, juin 2014, 157 pages, 16€ (prix réduits pour les achats groupés), disponible au Gresea, 11 rue Royale, 1000 Bruxelles, tél. 02/219.70.76 – gresea skynet.be