En Belgique et en France, les discussions sur un revenu de base n’ont cessé de rebondir notamment à l’occasion de la campagne présidentielle française. De Philippe Defeyt à Benoît Hamon, chacun y est allé de son modèle. Les deux propositions sont ici présentées et commentées tour à tour. La recommandation qui découle de notre analyse critique est la suivante. S’il y a lieu d’examiner plus avant l’efficacité et la faisabilité des versions progressistes de l’allocation universelle, il importe surtout de s’inspirer des problèmes mis en exergue pour apporter des améliorations aux dispositifs sociaux actuels et d’élargir le débat à d’autres revendications majeures esquissées en finale. Pour que cela débouche sur des résultats, il faudra cependant arriver à la fois à modifier les regards et à infléchir le rapport de force socio-politique en faveur de tels changements.
Depuis plusieurs années, l’allocation universelle revient par intermittence sur les devants de la scène politique et médiatique. En cause, différentes raisons probables du regain d’intérêt, pour celle-ci comme pour la réduction collective du temps de travail, que nous abordions déjà dans une contribution parue fin 2013 [1] : la persistance du chômage massif, le développement de l’emploi à temps partiel, la stigmatisation et les sanctions à l’encontre des personnes défavorisées à travers l’activation de chômeurs, la non réalisation de l’objectif de réduction de la pauvreté, la multiplication des précarités… Le tout dans un contexte caractérisé, d’une part, par la perspective d’une croissance lente, conséquence d’une crise qui n’en finit pas, et d’autre part, par des défis écologiques majeurs. Autant d’impasses pour une gauche désenchantée et dès lors séduite par d’anciennes utopies telle que l’allocation universelle, concept déjà développé dès les années 1980.
Différents types d’objectifs sont poursuivis par une telle idée : lutter contre la pauvreté, permettre de réaliser des activités hors emploi, de se passer de l’assurance-chômage et de ses contrôles intrusifs à l’encontre de cohabitants … incités par le système à la fraude domiciliaire, voire même de vivre en marge du capitalisme... Des objectifs pouvant être considérés comme louables mais dont nous interrogions sur les risques de leur concrétisation par le mécanisme du revenu universel, surtout si l’idée était récupérée par un gouvernement plutôt libéral et jacobin [2] : risque d’abandon des bénéficiaires nécessitant un accompagnement social et donc de déresponsabilisation collective à leur égard, risque de stigmatisation et de responsabilisation accrues de ceux qui viendraient quand même solliciter de l’aide, réduction des rôles de la sécurité sociale et des partenaires sociaux, risque de diminution des allocations, des pensions et des salaires, surtout ceux des moins qualifiés dont le salaire minimum.
Nous nous demandions s’il n’était pas plus atteignable de contrer les dérives inacceptables de l’assurance chômage et de réviser les rôles et les pratiques des services associés à la sécurité sociale et de ceux de l’aide sociale. Ainsi que de mettre en œuvre une réduction du temps de travail multiforme et solidaire répondant à plusieurs défis majeurs dont celui de rendre l’emploi plus accessible à chacun.
Par ailleurs, nous avions pointé une contradiction entre une interprétation libertarienne, présente dans certaines versions pouvant être qualifiées d’élitistes, et la volonté énoncée de favoriser des projets collectifs. Enfin, nous estimions que les effets sur l’autonomie et sur les inégalités seraient très limités à défaut de changements dans d’autres politiques. A l’époque, nous avions notamment estimé illusoire de croire que l’allocation universelle permettrait au plus grand nombre de refuser un emploi ou de négocier une réduction de son temps de travail au lieu de miser sur la négociation paritaire.
Surtout, les rapports des forces politiques même à moyen terme et le poids du conservatisme fustigeant l’incitation à l’oisiveté, nous semblaient laisser peu de chance à une version progressiste de l’allocation universelle de voir le jour. Surtout si l’allocation est élevée, certains la proposant au seuil de pauvreté (environ 1100 euros par mois), ce qui nécessiterait pour pouvoir la financer une véritable « révolution fiscale » [3], dont nous avions décrit le scenario proposé par Marc de Basquiat [4] pour la France.
Pour autant, nous avions plaidé pour la poursuite du débat « pour que des utopies créatrices puissent trouver ancrage et maturation dans les mouvements sociaux (…) pour formuler des propositions concrètes, ouvrir de nouvelles perspectives d’action et dégager d’autres visions et sources d’espoir. » Aujourd’hui, le débat se poursuit, différentes propositions d’allocation universelle se côtoient. Certaines s’inscrivent dans une vision libérale assumée. Elles proposent, en échange d’un millier d’euros, de « perdre dans la nature » toute une série de personnes défavorisées ou inadaptées au dur marché du travail, à sa flexibilisation, et à la mondialisation. D’autres sont défendues par des progressistes tel Philippe Defeyt qui nous interpelle à propos des problèmes posés depuis trop longtemps par les dispositifs sociaux.
Outre ce clivage idéologique, le débat depuis lors s’est caractérisé par la polarisation qu’il a suscitée entre les « pour » et les « contre », dans laquelle on peut voir une vertu pédagogique, mais qui conduit certains à feindre d’ignorer les analyses pertinentes de l’autre camp, voire à en disqualifier les auteurs sur leurs intentions et sur leurs orientations politiques, alors que d’autres au contraire reconnaissent leur engagement social et progressiste. Cette polarisation fut atténuée par ceux qui « sortent des tranchées », cherchant à ne pas fracturer la gauche sociale et politique, mais à approfondir le débat et à multiplier les arguments, notamment en donnant voix à divers acteurs et personnalités.
La version de Philippe Defeyt en synthèse
Comme nous nous intéressons aux versions se voulant, de bonne foi, progressistes, et non aux versions libérales, il est utile de se pencher ici sur le modèle développé par Philippe Defeyt [5] et sur quelques-unes de ses réponses aux critiques qui lui sont faites.
Rappelons d’abord qu’il propose [6] un « revenu de base » individuel de 600 euros par mois [7] (300 euros pour les moins de 18 ans), ce qui fait 1200 euros pour un couple, soit des montants équivalents au Revenu d’intégration sociale (RIS) pour un couple [8]. Inconditionnel et donc indépendant de la composition du ménage et des revenus, il serait cumulable avec les autres revenus (salaire, allocations de chômage…). Le total étant toutefois amputé du montant de l’actuelle réduction d’impôt liée à la base de revenu non imposable. Ce qui revient donc à augmenter l’impôt. D’autres augmentions de l’impôt seraient également prévues afin de financer cette allocation universelle [9].
Dans son projet, les taux ménage et cohabitant seraient supprimés, et les taux [10] des allocations liées au travail (allocations de chômage, d’invalidité,…) seraient réduits de façon à compenser le revenu de base, de sorte qu’aucun type de bénéficiaire ne soit perdant en tant que personne ou en tant que ménage [11]. Vu l’octroi d’un revenu de base, les pensions seraient réduites et dépendraient « strictement de la carrière » [12]. Par contre, les allocations pour personnes handicapées et la couverture des soins de santé ne seraient pas diminuées. Mais, outre le revenu d’assistance (RIS) et sans doute la GRAPA [13], une série d’autres allocations et avantages fiscaux seraient également supprimés car ils ne seraient plus nécessaires, ce qui contribuerait également à financer le revenu de base. [14]
Avec un revenu de base de 600 euros par personne, le travail ou un complément de revenu de remplacement reste nécessaire, ce qui évite que le lien à l’emploi et à la sécurité sociale soit coupé, estime Philippe Defeyt (un contrôle de la disponibilité des chômeurs pourrait d’ailleurs être maintenu). En ce sens, il évite que le dispositif ne soit un piège à l’emploi. [15]
Toutefois, Philippe Defeyt pense qu’il faut peut-être aussi offrir à tous un emploi garanti (même à temps partiel) après une certaine durée de chômage. Et face au risque de voir se développer les petits boulots mal payés, il juge nécessaire que soient respectés, d’une part, le maintien du salaire minimum garanti et, d’autre part, l’obligation d’un tiers temps minimum par emploi, tout en luttant contre les faux indépendants.
Mais à terme, le revenu de base ne risque-t-il pas d’entraîner tout de même une réduction du salaire minimum ainsi que des salaires. Une réduction qui serait ainsi « subsidiée », estime Mateo Alaluf [16] qui craint également que l’allocation universelle constitue une formule pour une réduction du temps de travail mal payée. Pour l’éviter, il faut donc arriver à un rapport de forces favorable estiment-ils tous deux. Par ailleurs, l’éventuel impact sur les loyers doit être empêché par une régulation de ces derniers. Philippe Defeyt veut un État proactif qui mène d’autres actions et réformes, par exemple, qui crée du logement public. Car l’allocation universelle ne résout pas tout, y compris en matière de pauvreté et d’inégalités, même si un revenu de base pour tous réduit les écarts de revenus.
Autre crainte avancée : un probable « retour des femmes à la maison » [17]. Mais, pour Philippe Defeyt, l’allocation universelle permettrait au contraire de combiner crèche et réduction du temps de travail (notamment par rapport à un temps plein), sans la limite actuelle des congés thématiques. Ce qui pourrait conduire des mi-temps contraints à augmenter leur temps de travail et des femmes au foyer faute de place en crèche, à accéder au marché du travail dès lors que des heures de crèche seraient libérées. Il est vrai que cela fait longtemps que le taux de couverture en places de crèche est insuffisant. Il reste que ce seront probablement les femmes qui, le plus souvent, réduiront leur temps de travail, déséquilibrant encore un peu plus la répartition des tâches dans le ménage.
Philippe Defeyt estime par ailleurs que l’individualisation complète des droits est politiquement difficile à obtenir, coûterait très cher, et pourrait conduire à des perdants et parfois, à des montants inférieurs au minimum vital actuel. C’est pour ces raisons qu’il propose plutôt une allocation universelle associée à une individualisation en sécurité sociale et qui supprimerait le revenu d’assistance. Sinon, une individualisation des droits limitée à la sécurité sociale créerait une discrimination entre les bénéficiaires de revenus de remplacement de sécurité sociale et ceux du RIS, dès lors que les régimes d’assistance tiennent évidemment compte des ressources des autres membres du ménage.
In fine, selon lui, le revenu de base tel qu’il le conçoit, apporterait « simplification du système, liberté des choix de vie » (notamment de cohabiter), « réduction du temps de travail et libération des initiatives » et de la créativité, en répondant à « l’immense besoin des personnes de faire des choses par elles-mêmes »…sans attendre la retraite.
Quelques principaux arguments pour
Du débat belge et français nous avons retenu quelques arguments supplémentaires. Pour commencer, voici ceux qui plaident en faveur de l’allocation universelle. La raréfaction de l’emploi liée à la technologie est l’argument massue qui est apparu dans la campagne présidentielle française. Sauf que cet argument est tellement controversé qu’il dessert la proposition. Par contre, la précarisation des parcours des jeunes qui a aussi été mise en avant, demande sans doute d’innover car la jeunesse est un investissement pour la société et ne peut être laissée pour compte ou maltraitée subitement après l’éduction familiale et les études. En priorité, la limitation de l’accès à l’allocation d’insertion et de sa durée par le précédent gouvernement, sous prétexte de motiver à la recherche d’emploi doit être abrogée car la sécurité sociale ne doit pas produire elle-même tant d’exclusions de ses bénéficiaires potentiels qu’elle est sensée protéger. Ensuite, il faut sans doute des réponses plus fortes que l’accompagnement, l’offre de formation et des aides financières temporaires à l’embauche. L’allocation universelle en fait-elle partie ? Elle le pourrait si, en plus d’un revenu d’existence donnant l’autonomie financière pour investir dans le démarrage de sa vie d’adulte, elle était assortie d’une garantie d’un parcours d’emplois moins précaires et plus formateurs. Cette mesure serait alors bien plus ambitieuse que la simple restauration des conditions antérieures de l’allocation d’insertion.
Un autre argument tient au fait que les aides ciblées à l’emploi n’arrivent pas à intégrer toutes les personnes et les éloignent parfois de l’emploi durable. Par exemple, un jeune qui après avoir dépassé les conditions d’âge des aides à l’emploi, se retrouve avec un début de carrière par intermittence pas toujours valorisable à l’embauche. Alors qu’avec l’allocation universelle, il pourrait, à côté d’un travail à temps partiel, de petits boulots ou d’une allocation de chômage,… exercer des activités bénévoles valorisantes pour lui-même et utiles à la société.
Enfin, il faut reconnaître que l’emploi n’est pas structurant et générateur de mieux-être pour tout le monde, outre ce que permet la rémunération. Pour trop de travailleurs encore, et malgré les efforts de prévention, il peut être destructeur sur les plans physique et psychique, bien au-delà de l’usure et de la fatigue normales et d’une dose inévitable de frustration. L’encadrement de la relation de travail autorise trop facilement des rapports de domination, jusqu’au point que l’emploi peut conduire à l’exploitation ou à la perte de dignité. Il est compréhensible que dans ces situations, la proposition de revenu de base puisse paraître rencontrer le besoin de réduire l’emprise de l’emploi. De même, le traitement des assistés et des assurés sociaux, lors des contrôles dont ils sont l’objet, même s’il est sans doute souvent très acceptable, est trop souvent soupçonneux, injuste, humiliant ou absent de toute compassion humaine. De ce point de vue, on peut comprendre les atouts palliatifs d’une allocation inconditionnelle Elle peut séduire également tous ceux qui aspirent à plus d’autonomie.
…et quelques autres en défaveur
Parmi les réticences majeures, d’aucuns trouvent étrange de faire partiellement table rase de mécanismes de solidarité enracinés dans une culture et une histoire sociale au lieu de les réformer, et surtout de les remplacer par une allocation versée même à ceux qui n’en ont pas besoin.
La recevabilité de l’idée est aussi interrogée. Est-il crédible qu’une majorité de la population (à bas et moyen revenu) puisse approuver la proposition malgré l’aversion morale très répandue à l’assistance, supposée favoriser l’oisiveté ? Arrivera-t-on à faire comprendre à la classe moyenne qu’elle serait bénéficiaire net de la combinaison entre une hausse de la progressivité de l’impôt touchant les classes moyennes et supérieures [18] et l’octroi d’un revenu de base ?
Pourquoi cette idée pourrait-elle avoir plus de chances d’être adoptée alors que tant de revendications ne sont toujours pas rencontrées, que les droits sociaux sont réduits et que ce multiplient les exclusions ? Ne faut-il pas en priorité s’acharner à remettre en cause les conceptions qui conduisent à ces destructions ?
Au rayon des effets pervers, ne court-on pas le risque de renforcer les atteintes aux autres droits sociaux et de renforcer la vision d’assistanat à l’égard des chômeurs et des invalides [19] et donc leur stigmatisation ? Et les plus défavorisés ? Ne seront-ils pas délaissés par les services sociaux ? La priorité envers les plus démunis n’est-elle pas qu’ils soient respectés à travers un accompagnement social et qu’ils vivent de leur travail plutôt que de l’aide sociale, ce qui nécessite de mener des actions jusqu’à ce qu’ils puissent accéder à un emploi ?
Enfin, l’importance du financement à trouver (environ 100 milliards d’euros alors que la protection sociale totale faisait 121 milliards d’euros en 2014 [20]) obligerait à éliminer nombre de prestations d’aide sociale (seraient-elles vraiment toutes « devenues inutiles » ?) et à épuiser une grande part des ressources de réformes fiscales qui ne peuvent être obtenues que peu à peu, et qui sont également sollicitées pour d’autres enjeux comme celui des pensions par exemple.
La campagne française
S’il est désolant que des militants se déclarant partisans de l’allocation universelle ne semblent pas toujours connaître le sujet, son succès témoigne d’une recherche d’utopies salvatrices dans un contexte de « détricotage » des acquis sociaux et de multiplication des exclusions. Cet engouement atteint maintenant les partis sociaux-démocrates, qui sont dans un sauve-qui-peut face à la montée des partis de gauche radicale. Une montée qui s’explique par la désaffection pour les politiques « social-libérales » d’austérité et de compétitivité visant à rassurer les marchés financiers et à s’adapter à la mondialisation, au détriment du modèle social et de la sortie de la stagnation. S’y ajoute la défiance liée aux affaires en Belgique comme en France, et la désolation devant le spectacle politique des campagnes référendaires ou électorales (anglaise, américaine, française, hollandaise,…) où sont utilisés l’agressivité, le mensonge et la manipulation. En France, le projet de « revenu universel » du candidat socialiste à l’élection présidentielle, Benoît Hamon, s’inscrit dans une logique de « différenciation des produits ». Celle-ci s’explique autant par la présence de trop nombreux candidats [21] à la primaire de la gauche non radicale que par la campagne très « marketing » d’un Emmanuel Macron. Ce dernier se présentant contre « le système de la gauche et de la droite » avec un programme bigarré, mais penchant plus à droite. Le projet de revenu universel de Benoît Hamon est aussi une tentative d’innovation sociale face aux précarités actuelles dans un programme sommairement décrit, mais qui comprend plusieurs idées intéressantes. [22]
Suite aux critiques, notamment sur son coût élevé à financer le « revenu universel d’existence » (RUE) est devenu, chez Benoît Hamon, soumis à condition de ressources [23] (alors qu’il ne l’était pas initialement pour les 18-25 ans). Il faut l’entendre comme une garantie universelle d’un minimum de revenu à partir de 18 ans pour les actifs et les étudiants. Dans un premier temps, il s’agirait soit d’un montant de 600 euros pour ceux qui n’ont aucune ressource, soit d’un complément de revenu « versé sur la fiche de paie » (sans doute par une réduction d’impôt) qui sera dégressif, de 600 euros jusqu’à zéro pour un revenu à 1,9 fois le SMIC (2200 euros net/mois). De la sorte, l’activité professionnelle sera toujours privilégiée (puisque toujours payante). A terme, le montant serait étendu à l’ensemble des résidents et passerait à 750 euros, ce qui serait le minimum pour que le revenu de base puisse lutter contre la pauvreté [24].Mais cela nécessiterait une réforme plus ample de la fiscalité pour le financer [25]. Par ailleurs, les minima sociaux, qui n’atteignent toujours pas le seuil de pauvreté, et le SMIC, seraient augmentés (de 10% pour le minimum vieillesse à 808 euros) [26], tandis que les allocations familiales seraient versées dès le 1er enfant au lieu du 2ème.
Avancer sur plusieurs fronts
Une question qui parcourt les débats est celle du nécessaire changement du rapport de force. Pourquoi l’allocation universelle serait-elle plus (ou moins) facilement adoptée que la RTT, l’individualisation des droits ou une série d’améliorations et de réformes alternatives de la protection sociale ? Ces différents projets ne sont-ils pas concurrents, notamment en termes de priorité ? Voire, ne seraient-ils pas carrément irréconciliables ? L’allocation universelle peut apparaitre comme une idée née en marge des organisations sociales, qui pourrait être décidée par un Etat devenu jacobin, pour amoindrir le rôle de la sécurité sociale et celui des acteurs sociaux. A l’instar d’Emmanuel Macron qui projette d’évincer les partenaires sociaux de la gestion de l’assurance-chômage. Pour l’éviter, autant en discuter dans le mouvement social. Mais, au final, ce débat ne nous détourne-t-il pas des énergies des autres projets et enjeux prioritaires ? A moins d’articuler le sujet à l’approfondissement d’autres revendications.
A notre avis, il ne s’agit pas de seulement réenchanter la gauche, les mouvements et la politique en choisissant l’un ou l’autre projet, mais d’avancer sur plusieurs fronts, et donc de relier les défis et les idées dans le débat. Relier est aussi nécessaire parce qu’il faut faire des choix suivant les perspectives budgétaires, et chercher à augmenter les recettes publiques [27]. Les luttes sociales étant souvent longues, il faut aussi tenter d’atterrir sur de premières conquêtes, en priorité pour ceux qui en ont grand besoin. Et sans laisser tomber les urgences et les solutions pour les « naufragés » [28] de notre système : les exclus du chômage, les « trop éloignés de l’emploi », ceux qui sont maintenus la tête hors de l’eau par le CPAS, les personnes en invalidité au revenu trop faible, etc. Reconquérir des dispositifs comme l’allocation de garantie de revenus (AGR) ou l’allocation d’attente s’impose également.
Le débat sur le revenu de base devrait se poursuivre hors des tranchées, à la recherche de nouvelles optiques, mais au vu des problèmes qu’il a mis en lumière, en élargissant certaines questions et en œuvrant à des avancées majeures :
- la réduction du non-recours aux droits par l’automaticité, la proactivité des services, la simplification des formalités, la lisibilité des droits. Cela passe aussi par le relèvement des minima, le respect de la dignité des assurés sociaux et des usagers de l’aide sociale ;
- la réintégration des personnes émargeant au CPAS comme assurés de sécurité sociale, quitte à adopter un régime particulier pour ceux qui n’ont aucune chance de retrouver un emploi ;
- la réduction de la conditionnalité des droits sociaux et des injustices en la matière dans les différentes branches de la sécurité sociale [29] (accès à l’allocation d’insertion, autorisation du cumul entre allocation et revenu d’une activité, …) sans renoncer à la logique des droits et devoirs, notamment celui de faire son possible pour éviter ou ne pas prolonger le risque social. L’alternative prônée par les défenseurs du revenu de base serait de reconnaître le caractère inaliénable du droit à disposer d’un revenu de base (sans se départir du droit à un accompagnement social avec sollicitude et cherchant à traiter les causes de la précarité, ce qui suppose que le montant soit insuffisant pour se passer de la sécurité sociale) ;
- l’adoption de l’optique des capabilités dans les divers parcours d’insertion visant notamment à laisser et à aider chacun à choisir sa voie, ce qui suppose de revoir la notion d’emploi convenable ;
- prendre le chemin d’une individualisation solidaire des droits (à définir) et/ou répondre aux enjeux posés (modifier la définition et l’allocation du cohabitant ou trouver les recettes pour pouvoir supprimer ce statut… [30], rendre les contrôles plus respectueux, éviter l’incitation à la fraude domiciliaire, accentuer la différence entre assurance et assistance, viser l’égalité hommes-femmes et dans le couple,…) ;
- remettre la réduction collective du temps de travail en chantier ainsi que ses enjeux (chômage massif, activités hors emploi, épuisement professionnel, fins de carrière, conciliation vie professionnelle-vie privée, transition écologique,… ) mais aussi développer des activités nécessaires et porteuses d’emplois et répondre au défi de la baisse des emplois peu qualifiés (formation, glissement des réductions de cotisations vers les bas salaires,…) ;
- répondre à la précarisation des jeunes (mettre en œuvre la « garantie jeunes », offrir un revenu durant les études et/ou jusqu’au premier emploi [31] ; offrir un revenu de départ dans la vie professionnelle ou garantir une transition moins précaire vers l’emploi durable ?) ;
- last but not least, l’avancée de la justice fiscale comme condition du financement des politiques sociales et la réappropriation de la sécurité sociale (par les acteurs, les militants, les affiliés) pour stopper son accaparement gouvernemental croissant.