La « crise du Coronavirus » met à l’avant plan le travail comme un enjeu politique de première importance. Quelles sont les activités essentielles ? Comment la société alloue-t-elle des ressources à celles-ci ? Comment des salariés peuvent-ils se protéger de risques sanitaires ? Ces questions invitent à construire des mobilisations pour transformer le travail et le redéfinir démocratiquement.

« Ce sont tous des ignorants, c’est du poumon que vous êtes malade.
— Du poumon ? - Oui. Que sentez-vous ?
— Je sens de temps en temps des douleurs de tête. — Justement, le poumon.
— Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux. .— Le poumon.
— J’ai quelquefois des maux de cœur. — Le poumon.
— Je sens parfois des lassitudes par tous les membres. — Le poumon.
— Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’était des coliques. — Le poumon.
— Vous avez appétit à ce que vous mangez ? — Oui, Monsieur. — Le poumon.
— Vous aimez à boire un peu de vin ? — Oui, Monsieur. — Le poumon.
— Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ? — Oui, Monsieur.
— Le poumon, le poumon, vous dis-je. »
(extrait du malade imaginaire. Molière)

Aux grands maux, les grands remèdes. Et en la matière, l’OCDE s’y connait. Pour lutter efficacement contre la pandémie Covid-19, elle recommande la dérégulation ! Pour relancer économique et la machine productive, la flexibilisation ! Et pour contrer les méfaits socio-économiques du virus, l’assouplissement !

L’Organisation ne brille pas par son imagination débridée. Elle prescrit inexorablement aux sociétés touchées par un mal quelconque ses vielles recettes éculées. Ici pas d’esprit critique. Pas d’analyse, pas de remise en question. Tout repose sur un dogme capitaliste intangible. Pour sortir de la crise, il faudra déréguler davantage la législation du travail et flexibiliser les conditions du travail. Cette piqûre de rappel a-t-elle été bien reçue par nos dirigeants ? A en croire les premières décisions politiques prises, le message a, non seulement, été bien reçu mais a immédiatement été exécuté sans souffrir le moindre débat.

En Belgique. C’est écrit noir sur blanc dans l’Arrêté ministériel du 18 mars portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus- : ‘Les magasins d’alimentation ne peuvent être ouverts que de 7.00 à 22.00 heures’. La formulation est intéressante et laisserait à penser que nous sommes face à une mesure restrictive, empêchant l’ouverture avant 7h et après 22h. L’idée d’ouvrir les magasins 24h sur 24 était peut-être sur la table ? Le Gouvernement libéral Wilmès vient à peine de recevoir les pouvoirs spéciaux que déjà il en abuse. De manière unilatérale, certainement sous l’influence des organisations patronales, le gouvernement Wilmès très marqué à droite (10 des 13 ministres sont des libéraux orthodoxes) remet en cause la législation en vigueur dans le secteur de la grande distribution. L’élargissement des plages horaires ne répond, sur le terrain à aucun nécessité pratique. Cette mesure fragilise des travailleuses et travailleurs déjà mis sous pression par un surcroit de travail et exposés à la contamination sans disposer de protection adéquate. C’est de la pure provocation. Dans de grandes enseignes comme Delhaize et Carrefour, des mouvements de protestation voient le jour. Les travailleuses et travailleurs dénoncent les pressions et le non-respect des mesures de protection comme la distanciation sociale et le port de masques et de gants. Devant la levée de bouclier des organisations syndicales, le gouvernement fait marche arrière….

En France. Un scénario à l’identique se dessine. Pour assurer la relance des entreprises, le projet de loi d’urgence lié au coronavirus autorise une nouvelle limitation des congés payés, du repos hebdomadaire et des 35h (RTT). Le texte porte le temps de travail hebdomadaire maximum à 48h et dans certains secteurs à 60h, comme l’autorise la législation européenne. Les heures supplémentaires sont valorisées. Le détricotage des acquis sociaux reste à l’ordre du jour, même en période de confinement général de la population.

Aller travailler la peur au ventre

Dans beaucoup de secteurs, principalement ceux liés aux soins de santé, la question du temps de travail ne se pose d’ailleurs plus vraiment. Pour les infirmières, les urgentistes, les médecins, les ambulanciers... Les heures de travail supplémentaires ne sont plus comptabilisées depuis longtemps. Pour faire face à la crise, Ils paient en temps de travail ‘gratuit’ le sous financement structurel et le travail permanent en sous-effectif. Cette situation est intenable dans le temps. Le personnel hospitalier est mis sous pression et les cas de dépression et de burn out se multiplient. En Italie, des infirmières sombrent dans des dépressions profondes et quelques fois décident de mettre fin à leur jour.

Un monde du travail fracturé

La pandémie et les mesures de confinement ont mis en lumière les inégalités existantes dans le monde du travail. Face au Covid-19, les travailleuses et travailleurs sont très inégalement exposés.

Du jardin au turbin

Où travaille-t-on ? Une première distinction est apparue entre les travailleuses et travailleurs qui peuvent rester à domicile et télé-travailler, et sont donc protégés des contacts potentiellement à risques, et celles et ceux qui sont contraints de se rendre sur leur lieu de travail et sont donc exposés au risque de contamination. La numérisation de l’économie a ses limites et toutes les activités ne peuvent pas être exécutées à distance par le truchement des réseaux et des plateformes numériques. Qui retrouve-t-on parmi les travailleuses et travailleurs obligés de se rendre sur le lieu du travail, souvent la peur au ventre ? En première ligne bien sûr, l’ensemble du personnel soignant : médecins, infirmières, aides-soignants, ambulanciers...et plus globalement tous les travailleurs qui font fonctionner les services de santé : logistique, magasinier, livreurs, secrétaires, administratifs, service d’entretien et de nettoyage...
Se rendent également au travail tous les travailleurs et travailleuses qui fournissent principalement des services aux personnes. On y retrouve également les caissières de magasin, les aides à domicile, les livreurs, les pompiers, les facteurs, les forces de l’ordre, les services de propreté, les assistants sociaux...

Utiles, essentiels, facultatifs, nuisibles… Vers une nouvelle classification des métiers ?

Pourquoi travaille-t-on ?

La crise a également opéré une autre distinction intéressante. Elle a mis sur la place publique la différenciation, connue des sociologues du travail, entre les métiers utiles et indispensables au fonctionnement d’une société et les métiers non essentiels, voire nuisibles à la société. En d’autres termes, la pandémie pose, avec une visibilité inédite, la question de la reconnaissance et de l’utilité sociale des métiers.

Lorsque les mesures de confinement de la population ont été prises, seuls les entreprises et secteurs essentiels au fonctionnement du pays pouvaient poursuivre, moyennant quelques précautions sanitaires, leurs activités (on y trouve les secteurs des soins, la logistique et le transport, l’alimentation, l’énergie...). Mais très vite, sous la pression des employeurs, pour des raisons uniquement économiques, la liste des secteurs essentiels a été élargie pour y inclure des pans entiers de l’économie, au mépris souvent de la santé des travailleuses et des travailleurs. Cette nouvelle liste a été établie sans aucune concertation. Un exemple ? Dans le puissant secteur de la chimie, sont considérés comme indispensables, aux côtés des entreprises pharmaceutiques et pétrochimiques, des entreprises qui fabriquent des jouets, des Tupperwares ou de compléments alimentaires pour les bodybuilders...Le ‘business as usual’ serait-il donc immunisé et insensible au coronavirus ? Ce n’est pas le cas des travailleuses et travailleurs de ces secteurs...

Il est intéressant de noter que la grande majorité des métiers qui ont une utilité sociale reconnue, les métiers dits essentiels, sont aussi souvent les emplois les moins bien rémunérés, en raison notamment du temps partiel, très développé dans ces professions mais aussi en raison de la disqualification sociale et symbolique dont souffrent ces métiers. Une partie de ces derniers sont considérés comme peu ou non qualifiés.

Et parmi les métiers dévalorisés, nombreux sont ceux qui appartiennent au secteur des soins de santé. Ce secteur, dans toute sa diversité, emploie près de 700 000 personnes dont une majorité de femmes. Leurs conditions de travail sont décrites comme mauvaises et ont été fortement détériorées par les politiques d’austérité de ces dernières années. Beaucoup prestent à temps partiel avec des horaires très flexibles. Des travailleuses et travailleurs que les gouvernements austéritaires ont négligés, mis au pain sec et à l’eau pendant tant d’année, et qui sont aujourd’hui honorés - pour combien de temps ? - pour service rendu à la nation. Mieux que des applaudissements de quelques secondes sur le coup de 20h, il faudra sans tarder un plan de refinancement des soins de santé et une sérieuse revalorisation barémique des métiers concernés.

Elargissons la perspective. L’anthropologue américain, David Graeber a étudié la question de la reconnaissance, de la rémunération et de l’utilité sociale des métiers dans nos sociétés. Il a mis en évidence cette équation assez simple : plus un métier est utile socialement, moins il est valorisé et moins il est payé. On y retrouve pour l’essentiel les métiers vers lesquels sont orientées les femmes : enseignement, soins, aide à la personne, nettoyage, gardes d’enfants...

Plus un métier est inutile, voire même nuisible, plus il est valorisé et rémunéré (traders, banquiers...). Ce sont souvent des fonctions qui procurent du pouvoir et qui sont occupés par des hommes.

CQFD. L’Etat dispose de pouvoirs spéciaux. Si un gouvernement peut, par décrets et arrêtés, confiner une population entière, mettre à l’arrêt la production, réorienter et même nationaliser des entreprises privées. S’il peut mettre TINA au trou, planifier et réguler l’économie, c’est qu’il est encore en capacité de faire de la POLITIQUE. Voilà une bonne nouvelle. Il est alors capable de renverser l’équation de Graeber et de rendre possible, avec la contribution de tous les citoyens et citoyennes, l’avènement d’une autre société respectueuse des hommes et de la planète.

 


Pour citer cet article : Maurizio Vitullo, « Travail et conditions de travail sous Covid-19 », Éconosphères, avril 2020 texte disponible à l’adresse : [http://www.econospheres.be/Quel-travail-voulons-nous]