Dans la foulée du Gresea Echos 98, Jonas Hanin revient sur l’importante distinction à opérer entre « Capitalisme de plateforme » et « Economie collaborative », les deux termes étant trop souvent confondus dans les discours médiatiques et politiques. En effet, si le premier a pour caractéristique sa tendance monopolistique, l’extraction de données personnelles et l’exploitation de la force de travail, la deuxième se construit, au contraire comme une alternative au modèle capitaliste, la plateforme étant alors utilisée comme outil d’économie sociale.
Sous « l’économie du partage » (sharing economy), le capitalisme de plateforme.
Aujourd’hui, dans les discours médiatiques et politiques, les termes « économie collaborative », « économie de partage », « consommation collaborative », « économie des communs » ou encore « Peer-to-Peer » (P2P) sont souvent utilisés indistinctement sans que l’on puisse appréhender ce qui se cache derrière. Or, qualifier l’économie de « collaborative » ou « de partage » [1] n’est pas neutre et renvoie à des idéaux écologiques et de solidarité. Les discours entourant l’économie collaborative la posent comme un vecteur de « développement durable » [2] et de préservation de l’environnement, notamment en favorisant l’usage des biens plutôt que leur propriété. En utilisant ces termes qui sont chargés de connotations politiques fortes, on habille d’un même ensemble de valeurs des initiatives qui cherchent à redonner du sens aux rapports économiques comme des modes de production capitalistes qui poussent les travailleurs dans une précarité toujours plus grande. Les enjeux que renferment de telles définitions nous obligent à poser quelques balises.
La plateforme comme unique point commun
L’économie collaborative est souvent dite « disruptive » [3]. C’est en partie dû au modèle organisationnel qui la fonde : la plateforme. Celle-ci se caractérise par une interface qui permet la mise en relation d’individus, qu’ils soient travailleurs, producteurs, usagers ou consommateurs, dont l’efficacité repose sur les effets de réseaux : plus la plateforme compte de participants, plus son efficacité augmente et donc plus l’intérêt de s’y inscrire devient grand. L’importance des plateformes connait une croissance exponentielle depuis les années 2000 grâce au développement de technologies numériques. En utilisant les données générées par les internautes, les plateformes permettent d’augmenter l’efficacité des processus de production et d’optimiser les ressources et le temps nécessaires. Elles facilitent ainsi les interactions et s’accompagnent d’un brouillage des frontières entre producteurs et consommateurs. Certains parlent alors de prosumption (contraction de production et consumption – consommation en anglais) cherchant à montrer une augmentation de la porosité des deux catégories, les consommateurs devenant souvent des producteurs et vice versa [4]. La plateforme mène à une horizontalisation des rapports sociaux et économiques ou encore à ce que l’on nomme aussi l’économie de pair-à-pair (Peer-to-Peer, P2P) qui peut être vecteur d’une démocratisation des relations de production. Pour résumer, la plateforme peut être définie de manière générale comme « une infrastructure digitale qui permet à un ou plusieurs groupes d’interagir » [5].
L’organisation plus horizontale des rapports sociaux et économiques est sans doute la seule similitude que partagent, par exemple, l’échange entre voisins de certains outils de jardinage afin de diminuer leurs impacts écologiques et de retisser du lien social, et la plateforme Uber valorisée à près de 100 milliards de dollars [6], qui exploite ses chauffeurs et se décharge sur eux d’un maximum de ses coûts. L’économie de plateforme (et non l’économie collaborative) renvoie donc indistinctement aux pratiques capitalistes exacerbées du « capitalisme de plateforme » comme aux activités auxquelles leurs prestataires attribuent de grandes valeurs solidaires, démocratiques et/ou environnementales et qui s’appuient sur le modèle de plateforme afin d’augmenter l’efficacité de leurs activités.
Le capitalisme de plateforme
Le modèle d’échange de l’économie de plateforme connaît une croissance grandissante depuis la fin des années 1990 et traduit une évolution organisationnelle de certaines entreprises du 21e siècle. Nick Srnicek a consacré un ouvrage à l’étude de cette transformation des entreprises et propose de resituer celle-ci dans le continuum historique des transformations du capitalisme en parlant de « capitalisme de plateforme » [7]. Selon lui, suite à la chute de la croissance dans les années 1990 et aux différentes crises économiques qui se sont succédées depuis, le capitalisme a trouvé, grâce aux innovations technologiques, une nouvelle ressource à exploiter : les données (ou data) que toute activité en ligne génère. L’essor des firmes multinationales comme Google, Facebook, Uber ou Amazon s’explique alors par leur modèle organisationnel de plateforme qui s’avère être le plus efficace pour extraire, traiter, analyser et enfin vendre les données. Ce qui détermine le succès d’une plateforme, plus que son pouvoir d’extraction, est sa capacité à rendre les activités de ses utilisateurs génératrices de data, voire à les pousser ceux-ci à en réaliser davantage. [8]
En effet, la plateforme, « possède l’extraction de données dans son ADN, ayant la capacité de développer de nouveaux services et de nouveaux produits, reposant sur des effets de réseaux qui poussent à gagner plus de données et sur une base numérique qui permet leur enregistrement et leur stockage » [9]. Les capacités de croissance exponentielle des data expliquent plusieurs caractéristiques du capitalisme de plateforme : la course effrénée de ces entreprises vers des positions de monopole – souvent via le rachat de leurs concurrents ou via des levées de fonds très importantes — et ce même lorsque lesdites entreprises ne génèrent pas de bénéfices ; leurs ambitions de s’étendre de manière tentaculaire à d’autres secteurs susceptibles d’être pourvoyeurs de données en usant de cross-subsidisation [10] ; ainsi que les tentatives de collecter des données dans tous les domaines possibles quitte à violer le droit à la vie privée des utilisateurs.
Srnicek établit une typologie de cinq types de plateformes, toutes étant « possédées par la classe capitaliste », qui sont résumés dans l’encadré ci-dessous. Nous nous focalisons ici sur la catégorie des « plateformes légères » car c’est à celle-ci qu’appartiennent les entreprises qui sont souvent classées au sein de l’ ‘’économie collaborative »’, telles qu’Uber, Deliveroo ou Airbnb.
Les cinq types de plateformes, selon Nick Srnicek*
Les plateformes publicitaires : Elles réalisent un travail d’extraction des données des usagers, les analysent et vendent ces analyses à des fins publicitaires. Elles développent des services susceptibles d’attirer des utilisateurs afin d’augmenter leur mine de données extractibles. (Exemple : Google ou Facebook) Les plateformes nuagiques : Elles possèdent les softwares et les hardwares [11] nécessaires à l’économie digitale et les mettent à disposition d’autres plateformes tout en conservant leur capacité d’extraction. (Ex. Amazon Web Services) Les plateformes industrielles [12] : Elles construisent les softwares et les hardwares, elles « optimisent » les outils industriels traditionnels en les rendant « ’connectés »’ et interopéralisables et elles importent le modèle de plateforme dans les entreprises classiques. (Ex. Siemens, Intel et General Electric) Les plateformes de produit : Elles s’appuient sur d’autres plateformes pour transformer des produits classiques qu’elles possèdent en service et elles louent ces derniers à la demande. (Ex. Zipcar ou Rolls Royce qui est passé de la vente des moteurs d’avion à la location horaire de ceux-ci) Les plateformes légères : Elles proposent un service à la demande mais elles se différencient des plateformes de produit par le fait qu’elles cherchent à diminuer leurs coûts en réduisant au maximum leur capital et en recourant le plus possible à la sous-traitance. Conservant toutefois le capital le plus important : la plateforme de softwares qui permet l’extraction et l’analyse des données, elles possèdent une position qui leur permet de percevoir une commission sur les transactions réalisées. (Ex. Uber, AirBnB ou Didi Chuxing) *Les catégories ci-dessus doivent être entendues comme des idéaux-types, une entreprise pouvant reprendre les caractéristiques de plusieurs types de plateformes différents. Ainsi, Amazon possède des hardwares (les serveurs d’Amazon Web Service), est pionnière en matière de gig-economy (Amazon Mechanical Turk), comprend des services logistiques, propose des services vidéo à la demande (Prime video) et reste bien entendu une interface d’e-commerce. Dans le même ordre d’idée, une entreprise peut passer d’une catégorie à l’autre en fonction de son évolution. Par exemple, Uber est aujourd’hui une plateforme légère mais si elle parvient à transformer son service de VTC en location à la demande de voiture sans chauffeur, elle deviendra une plateforme de produit. |
Ces plateformes légères s’appuient sur le processus dit d’ubérisation qui exprime le plus haut degré de déstructuration de l’entreprise et le recours à l’externalisation (sous-traitance). Uber par exemple se réduit aux lignes de codes qui composent les algorithmes employés pour mettre en relation les clients avec les chauffeurs, à des campagnes de marketing importantes et au capital immatériel de confiance que les usagers ont constitué en évaluant les prestations via son application mobile [13]. Par-là, la firme californienne laisse le soin à ses chauffeurs d’acheter une voiture, de l’entretenir, de s’acheter un téléphone supportant son application et les frais internet nécessaires pour la faire fonctionner. En outre, ces firmes préfèrent engager des indépendants afin de limiter les coûts liés aux protections sociales attachées au salariat.
La précarisation de l’emploi à l’ère numérique
La dématérialisation des échanges n’est pas sans conséquence. En effet, la quasi-absence de capital propre (ressources de l’entreprise) associé à l’imaginaire de liberté-flexibilité qu’elles défendent amène les plateformes à refuser toute forme de responsabilité en tant qu’employeur et les obligations qui s’y rattachent. Pourtant, ces plateformes exercent bel et bien un contrôle qu’on pourrait qualifier de patronal sur les prestataires avec qui elles travaillent. Si les coursiers de Deliveroo, par exemple, n’ont que leur application mobile comme intermédiaire, la firme de livraison de repas jouit d’un contrôle sur les prestations des coursiers via les outils de géolocalisation de l’application ainsi qu’un pouvoir de sanction à leur égard en cas de retard des courses ou de refus de prendre un « ’shift »’ (période de travail).
Tant les coursiers Deliveroo que les chauffeurs Uber constituent la partie la plus visible de cette économie des petits boulots, la gig-economy , que favorisent les plateformes légères. Cette gig-economy s’inscrit dans les tendances lourdes des compagnies transnationales et du modèle de supply-chain [14]. Ces plateformes capitalistes constituent sans doute une des dernières évolutions de ces multinationales verticalement désintégrées. Celles-ci se composent d’une nébuleuse d’entreprises de sous-traitance afin de diminuer les coûts, d’externaliser les investissements en capital et de reporter les aléas économiques sur des petites unités de production [15]. Ultime développement de la firme donneuse d’ordre, la plateforme permet à l’entreprise de rétribuer les travailleurs à la tâche et de rapprocher à l’extrême l’offre de la demande, tout en conservant une position centrale de récolte des bénéfices. Ce modèle de « société de micro-franchisés » [16] n’est pas sans conséquence pour les travailleurs ubérisés qui restent économiquement dépendants de la firme souvent monopolistique de leur domaine d’activité. Ils n’ont aucune prise sur le capital confiance qu’ils se constituent au fur et à mesure des services prestés et évalués [17] et ne peuvent pas le faire valoir auprès d’un autre employeur. Le « capital confiance » produit par les consommateurs est d’ailleurs capté par la plateforme sans qu’aucune rétribution de cette production n’ait lieu [18]. De plus, les travailleurs de plateformes ne savent pas comment améliorer leurs prestations, n’ayant aucun contrôle ni droit de réponse face aux algorithmes qui les jugent, les évaluent, les sanctionnent.
On utilise également le terme de « crowdworking » pour parler du travail à la tâche réalisé sur des plateformes numériques. Celui-ci vise spécifiquement les services réalisés en ligne, grâce à la mutualisation des ressources, sans qu’il n’y ait de contact physique entre le prestataire et l’usager. « Il s’agit de faire appel à une multitude de personnes (crowd) pour réaliser une tâche. Le crowdworker offre ses compétences soit par un principe d’enchères, soit à tarif fixe. Il s’agit d’une forme d’économie digitale en pleine émergence, hors du droit du travail et des cotisations sociales. Le crowdworking est un dérivé des plateformes de volontariat associatif. Les travaux proposés sur ces plateformes sont variés : de la relecture et correction d’articles ou de thèses, au baby-sitting, en passant par les petits travaux ménagers, de nombreuses activités peuvent être transformées en crowdwork » [19]. Ce dernier peut constituer « une forme extrêmement agressive de dumping social » car il fait entrer en compétition des travailleurs de pays du Sud où les attentes salariales sont peu élevées avec des travailleurs du Nord [20]. Ce crowdworking participe à une invisibilisation du travail numérique en le déplaçant au Sud et en masquant tant par la distance que par l’interface digitale des conditions de travail précaires. [21]
L’externalisation des travailleurs par les plateformes légères ne constitue pas un phénomène nouveau mais accentue encore la tendance à la précarisation de l’emploi, de la généralisation des intérimaires aux travailleurs saisonniers, à l’œuvre depuis les années 1970. Cette époque voit s’imposer le dogme de la compétitivité qui opère un changement fondamental de l’objet des négociations des interlocuteurs sociaux : de la répartition des gains de productivité à la quantité d’emploi – sans tenir compte de la qualité de celui-ci [22]. S’appuyant sur les hausses des taux de chômage notamment issues de la crise de 2008, les plateformes accentuent ce phénomène en élargissant la gamme des services sous-traitables ainsi qu’en faisant entrer sur le marché des services autrefois réalisés de manière informelle ou qui n’étaient pas considérés comme des marchandises. La gig-economy, en plaçant la précarisation de l’emploi en ligne, y ajoute des mécanismes d’une surveillance accrue des travailleurs.
Si d’aucuns saluent une « libéralisation du travail », les barrières d’entrée aux professions sautant, c’est dans cette « déprofessionnalisation et remise en cause de la qualification [que] se situe sans doute l’enjeu principal pour les travailleurs. Sur Upwork ou ListMinut, nul besoin d’être plombier ou électricien pour exercer ce métier, c’est au consommateur de certifier le travail. […] Dans les faits, laisser au consommateur le soin d’évaluer le travail réintègre la détermination des salaires dans le marché. Ce qui est un formidable levier pour faire pression à la baisse sur les salaires, bien plus qu’un gage de libération du travail… » [23] Le prix n’est alors plus fixé en fonction des négociations sociales. Il n’est d’ailleurs plus fixé du tout mais il varie en temps et en heure sur la plateforme, comme la main d’œuvre d’ailleurs, en fonction des ajustements algorithmiques sur base de la demande. [24]
De nombreux débats occupent aujourd’hui le législateur et les juridictions quant au statut et aux protections à accorder aux travailleurs ubérisés. Certains cherchent à faire reculer les entreprises dans leur remise en cause de la relation salariale tant par des manifestations, des blocages ou des grèves [25] que par des actions judiciaires en requalification de leur statut [26]. La qualification de ces prestations anime des discussions en droit du travail sur un troisième statut, entre le salarié et l’indépendant, qui n’est pas nouveau mais qui s’inscrit dans des zones grises ouvertes par les législateurs nationaux dans lesquelles les droits des travailleurs sont souvent mal définis et précaires. Certains plaident alors pour que ce troisième statut prenne en compte la dépendance économique que connaissent les travailleurs de plateformes tout en préservant les aspirations à plus de flexibilité que revendique une partie de ceux-ci [27].
L’économie collaborative : la plateforme comme outil d’économie sociale
Si le type d’économie décrit précédemment n’a rien de « collaboratif » et s’inscrit dans un mouvement long du capitalisme international cherchant de nouveaux débouchés et de nouveaux bénéfices après les crises successives et particulièrement celle de 2008, d’autres formes de plateformes voient également le jour. L’économie de partage ou économie collaborative, qui se construit plutôt comme des initiatives allant des aménagements du modèle capitaliste à des alternatives à celui-ci, repose de plus en plus sur ces plateformes numériques. Cette notion d’économie collaborative comprend une variété de formes qui allient une triple prétention normative identifiée par Maxime Lambrecht : « promouvoir une économie plus écologique, une économie retissant un lien social plus authentique et une horizontalisation ou une démocratisation de l’organisation du travail » [28]. Si ces principes sont généralement associés au domaine de l’économie sociale, l’économie collaborative reprend ceux-ci et les associe au modèle de plateforme numérique. En découle une horizontalisation accrue voire une plus grande démocratisation des rapports économiques, selon les cas. La récolte de données peut alors servir à optimiser l’usage de ressources naturelles, à mettre en contact des acteurs sociaux ou encore à augmenter l’efficacité des réseaux coopératifs.
Sur base de leur fonctionnement et de leurs objectifs concrets, quatre catégories ressortent souvent de cette déclinaison collaborative de l’économie de plateforme : l’économie de la fonctionnalité, l’économie du don, le Peer to Peer (P2P) et l’économie des communs.
L’économie de la fonctionnalité consiste à partager l’usage d’un bien. Reposant sur le postulat que nombre de biens sont sous-utilisés, elle vise à optimiser leur usage en rendant leur accès plus facile, notamment via la mise en relation de leur détenteur et de potentiels utilisateurs. L’objectif de l’économie de la fonctionnalité est principalement de rendre plus soutenables nos modes de vie en économisant les ressources naturelles. Cette catégorie reprend tant les plateformes de partage d’outils entre voisins que des entreprises traditionnelles qui connaissent une organisation verticale mais cherchent à inscrire au sein de leur mode de fonctionnement un sens écologique et/ou social. Bien qu’elle n’utilise pas une plateforme, Cambio qui possède une flotte de voitures qu’elle met à disposition pourrait rentrer dans cette catégorie. Le cas d’Airbnb pourrait également faire partie de l’économie de la fonctionnalité si l’on entend celle-ci uniquement à travers l’angle de « l’usage plutôt que la propriété ». Pour confronter les promesses écologiques de chaque service se revendiquant de l’économie de la fonctionnalité, il est important d’observer les effets concrets de telles activités au cas par cas. Par exemple, le covoiturage proposé par certaines plateformes peut se révéler contreproductif en matière de diminution de la pollution, si les usagers d’un tel service le substituent aux transports en commun [29].
Deuxième catégorie, l’économie du don qui vise principalement à réinscrire du lien social au sein de nos rapports d’échange, est « fondée sur un lien de réciprocité différé, qui renouerait avec une qualité de contact humain ou une authenticité dans le lien social, et qui ferait défaut aux transactions marchandes habituelles » [30]. La plateforme Couchsurfing qui permet à des particuliers de mettre à disposition d’étrangers un « canapé » sur lequel passer une nuit en est un bon exemple, la plateforme excluant d’emblée une rémunération de l’activité.
Ensuite, l’économie P2P ou « de coopération » entend que la production, les échanges et la consommation soient organisés entre égaux, entre pairs. La frontière entre producteur et consommateur serait alors de plus en plus brouillée et chaque participant remplirait les deux rôles. On retrouve ici la prosumption. Si cette catégorie renvoie surtout à un mode d’organisation de la production, ses défenseurs mettent l’accent sur l’horizontalisation et la démocratisation des rapports économiques, au cœur de cet idéal. La plateforme Wikipédia ou le mouvement open source popularisé par le logiciel libre Linux sont des exemples types du P2P.
Certains associent la consommation collaborative [31] à une initiative joignant l’économie de la fonctionnalité et le P2P. La consommation collaborative aurait pour ambition une horizontalisation des rapports sociaux, les parties à l’échange se trouvant sur un même pied d’égalité, et dans le même temps une volonté de consommer ensemble, afin de réduire les coûts environnementaux, d’optimiser les ressources et de partager un moment commun, dans une logique proche de celle de l’économie de la fonctionnalité. L’achat à plusieurs de vêtements, d’outils, d’une voiture ou autre s’inscrit dans ce cadre.
Les Communs [32] tels que portés par les commoners renvoient à un projet plus large de société dans laquelle certains biens ou services seraient gouvernés démocratiquement dans leur production et/ou dans leur redistribution. L’administration de ces biens ou services serait alors décentralisée et avec une participation maximale des citoyens concernés. Dans ce cadre, le P2P est déterminant, les individus cherchant une réciprocité tant avec les autres membres du collectif qu’avec l’objet produit en commun. Le but des commoners n’est cependant pas de remplacer l’État qui doit notamment faciliter la mise en place de ces communs et protéger les principes éthiques et solidaires au cœur de ceux-ci. Les communs désignent alors tant un potager collectif dans un voisinage, que la gestion par les habitants d’une ville de leurs ressources en eau ou encore, pour reprendre un exemple cité dans la catégorie P2P, les logiciels open source.
Un apparat collaboratif pour le capitalisme de plateforme
Entre le capitalisme de plateforme et les différents projets que l’on peut attribuer à l’économie collaborative, les frontières sont souvent difficiles à tracer. Ce flou est accentué par les discours tenus par les défenseurs du capitalisme de plateforme. Ces narratifs portés par les plateformes présentent par exemple le travail à la tâche comme un outil libérateur qu’il ne faut absolument pas restreindre alors que celui-ci est avant tout un moyen de survie pour ses prestataires. Le caractère disruptif de l’économie de plateforme s’accompagne généralement d’argumentaires à base « d’innovation », de « révolution technologique » et d’« entrave au progrès » qu’il faut relativiser. [33] À chaque nouveau développement technique, ses partisans appellent à un chamboulement des institutions sociales, économiques et surtout juridiques afin de ne pas « brimer l’évolution », alors même qu’il n’y a que le moyen technique qui change et non les rapports sociaux qui l’entourent. Concernant notre sujet, cette idée de disruption est souvent invoquée avec le terme d’ « ubérisation ». Tirant son étymologie de la firme multinationale de « Véhicule de Tourisme avec chauffeur » (VTC) et de livraison de repas Uber (avec sa filiale UberEats), l’ubérisation suggère un éclatement des entreprises traditionnelles, dépassées par la révolution technologique, au profit de systèmes plus horizontaux, qui ne connaissent plus de barrière d’entrée et où une grande partie de la production est décentralisée. L’utilisation de ce terme s’inscrit souvent dans une dénonciation de la rigidité des vieilles institutions économiques, juridiques et sociales et pose généralement ce phénomène comme inéluctable [34].
C’est dans ce cadre que s’inscrit le « techno-populisme » des entreprises du numérique qui s’appuient sur « notre besoin intime d’appartenance et de solidarité. Elles nous promettent un monde qui redonnera du sens à nos vies. En faisant passer leurs détracteurs pour des arriérés qui rêvent de détruire une nouvelle classe d’entrepreneurs épris d’audace et d’innovation, elles remettent en service le vieux refrain du pionnier persécuté. Elles exploitent le fantasme d’une conspiration organisée par les gouvernements, les syndicats et les gros industriels du passé contre toute perturbation de l’ordre existant » [35].
Le techno-populisme des entreprises « de la tech » s’appuie sur les politiques d’austérité poussant à la « rationalisation » de services publics et à la précarisation de l’emploi et du statut des chômeurs qui constituent les dernières évolutions du démantèlement de l’État-providence initiée depuis les années 1980 [36]. Face à ce bouleversement, Evgeny Morozov dénonce le « solutionnisme » de la Silicon Valley. Cette idéologie consiste « à régler d’urgence par voie numérique des problèmes qui ne se posent pas, ou pas en ces termes » [37] et qui sont censés pallier le délitement de la puissance publique.
En se parant de valeurs associées à l’économie collaborative ainsi qu’en imposant un solutionnisme numérique à tout enjeu social, les entreprises du capitalisme de plateforme masquent la précarisation de l’emploi qu’elle porte et le délitement de l’État qui est à l’œuvre. Cela contribue également à une « mercantilisation de l’idée collaborative » [38] qui interroge le modèle socio-économique que revendique d’habitude l’économie sociale mais qui semble à la traine face à la « plateformisation de la société » [39].
Conclusions
Finalement, le foisonnement de termes et de notions pour distinguer l’économie de plateforme renvoie à des réalités différentes qui, au-delà du médium technologique, n’ont pas grand-chose en commun. Tandis que le capitalisme de plateforme correspond à la désintégration verticale des entreprises transnationales et à la précarisation de l’emploi, l’économie collaborative renvoie aux idées portées par l’économie sociale et à des initiatives locales et décentralisées. L’économie collaborative peut alors être vue comme un idéal-type vers lequel les acteurs chercheraient à tendre en conférant à leurs activités un sens conforme à une triple normativité alliant écologie, lien social et démocratie.
En outre, les éléments nouveaux, une horizontalisation accrue, la création, l’extraction et l’analyse optimale des data qu’apporte l’économie de plateforme ne doivent pas nécessairement être destinés à l’exploitation des travailleurs et à la diminution des coûts. Par exemple, le coopérativisme de plateforme [40] qui se retrouve chez certaines coopératives de coursiers à vélo [41], prône l’usage d’algorithmes ouverts et non arbitraires et cherche à utiliser le modèle de plateforme de manière plus démocratique. Srnicek imagine, lui, des plateformes publiques pour « utiliser les données collectées pour distribuer les ressources, permettre une participation démocratique et générer de nouveaux développements technologiques » [42].
Pour citer cet article : Jonas Hanin, « Le capitalisme de plateforme se travestit en « économie collaborative » », Éconosphères, septembre 2019, disponible à l’adresse : http://www.econospheres.be/Le-capitalisme-de-plateforme-se-travestit-en-economie-collaborative