La « crise du Coronavirus » met à l’avant plan le travail comme un enjeu politique de première importance. Quelles sont les activités essentielles ? Comment la société alloue-t-elle des ressources à celles-ci ? Comment des salariés peuvent-ils se protéger de risques sanitaires ? Ces questions invitent à construire des mobilisations pour transformer le travail et le redéfinir démocratiquement.
Le travail produit et reproduit l’ordre social. Intervenir dans le champ où il se décide, c’est ouvrir la voie à sa démocratisation. Elle passe par la confrontation avec les forces du capital qui entendent poursuivre la course effrénée au profit quelles qu’en soient les conséquences.
Le travail au cœur de la crise
Les conditions de travail sont au cœur de la crise dite du « Coronavirus ». Il y a celles et ceux qui travaillent dans des activités définies comme essentielles – notamment les soins de santé – et qui dans un contexte de pénurie et de sous-investissement chronique dans le matériel de protection se protègent avec les moyens du bord. Il y en a d’autres qui poursuivent, ou découvrent, le télétravail avec le cortège de questions qu’il suscite : quid de la déconnexion, quelles temporalités le travail vient-il envahir, quelles mesures du temps de travail ?
Le confinement est donc inégalement réparti selon les conditions de travail auxquelles les salariés sont confrontés. Certains y ont accès et d’autres non. L’ambiguïté des mesures gouvernementales est centrale car, en ne voulant pas empiéter – ou très peu – sur les prérogatives patronales et sur le droit de propriété privée des moyens de production, nombre de salariés sont à la merci de différentes pratiques patronales de simulation, de mises en œuvre, de protections et/ou d’intimidation.
Un pouvoir, qui n’a de cesse de vouloir mobiliser sa population à travailler dans des conditions plus précaires (contrats, horaires de travail, salaires, contrôle de la disponibilité des chômeurs, activation des malades, retraite à 67 ans, suppression des aménagements de fin de carrière, etc.), ne met pas entre parenthèses sa logique intrinsèque. Pourtant, les conditions particulières qui nous sont données à vivre ici ouvrent des brèches. Des activités sont réputées essentielles. Des luttes sont initiées et interrogent le pourquoi de la continuation de productions jugées peu urgentes voire inutiles et/ou toxiques.
La dimension politique du travail réapparait directement. Qui travaille ? Pour qui ? Qui le décide ? Qui le contrôle ? Que produit-on ? Quelle utilité sociale et écologique ce travail a-t-il ? De quels moyens disposent les travailleurs pour contrôler leurs conditions de travail et la préservation de leur santé ?
La crise ne met pas entre parenthèse la condition salariale. Elle en révèle au contraire toute sa violence. Libre juridiquement de ne pas travailler, obliger économiquement à le faire, contraints de se présenter sur le marché du travail parce que, expropriés de leurs moyens de production et de leurs moyens de consommation, les salariés sont appelés par les pouvoirs qui les encadrent.
Certains, méprisés lorsqu’ils sont acteurs de mouvements sociaux, sont aujourd’hui intronisés héros. Le héros est celui qui ne réclame pas de nouveaux moyens et de plus amples investissements pour l’amélioration de la qualité des soins et de la santé publique. Le héros est celui qui affronte les éléments, armé de sa détermination morale et de sa force physique. La figure du héros dépolitise le travailleur et les conditions dans lesquelles les pouvoirs – notamment dans les soins de santé – le conduisent à travailler. Elle transfère les possibilités de dépassement de la situation actuelle aux seuls individus. Pas étonnant qu’il en soit fait un usage immodéré alors que les politiques néolibérales n’ont eu de cesse de mettre à mal les secteurs sociaux vitaux depuis plusieurs décennies déjà.
Activités essentielles
La distinction entre activités essentielles et non-essentielles est apparue. La santé, l’alimentation et sa distribution, l’aide à domicile, le nettoyage sont notamment fortement cités… Enormément de ces secteurs sont fortement féminisés … et sous-rémunérés !
Comme l’énonce Alexis Cukier, philosophe et acteur de l’Atelier Travail et démocratie, « Ce sont les travailleurs, et les travailleuses surtout, qui de fait répondent aux besoins essentiels, et prennent soin de la planète et de la vie. Qui lutte aujourd’hui contre la propagation de l’épidémie et travaille à répondre à nos besoins fondamentaux ? Pour l’essentiel des ouvrières : infirmières et soignantes de proximité, travailleuses du nettoyage, caissières, assistantes maternelles… et aussi les éboueurs et éboueuses, ambulanciers et ambulancières, agricultrices et agriculteurs, médecins, etc. Celles et ceux qui travaillent à la vie des autres le font aujourd’hui en risquant leur propre mort. » [1]
Les autres, notamment des employés et des cadres, travaillent à la maison et s’occupent des enfants. Ils travaillent également à la vie mais sans qu’on leur demande de risquer la mort. « Peut-être seront-elles et ils, plus tard, remercié.e.s par l’État pour leur discipline et leur dévouement, à condition d’avoir accepté de jouer leur partition sans broncher dans la reproduction du capitalisme et de n’avoir pas réclamé et partagé avec les subalternes le pouvoir politique qui devrait revenir à toutes celles et ceux qui travaillent à la reproduction sociale. » [2]
Car la reproduction sociale « est l’enjeu crucial de la crise en cours, comme du moment d’après. Cela désigne toutes les activités domestiques, de soin, de subsistance, de nettoyage et nettoiement, d’éducation, le plus souvent non salariées, et toujours déqualifiées et surexploitées. Qui fait ce travail utile et déconsidéré ? Pour l’essentiel des femmes pauvres et racisées. Sans la reproduction sociale qu’elles effectuent, on ne pourrait pas vivre. Et le capitalisme ne pourrait pas non plus exploiter le reste du travail social. La crise en cours révèle cependant qu’il faut cesser d’opposer la reproduction sociale à la production tout court. La reproduction sociale, c’est la production de la vie – et cela devra devenir, dans le monde d’après, c’est-à-dire demain, le seul travail. » [3]
Il apparait ainsi au grand jour que ce ne sont pas les gouvernements qui ont préservé la vie, les systèmes de santé, les écosystèmes. Au contraire, ce sont des luttes, souvent défensives, qui parfois donnaient l’impression d’être perdues d’avance, qui ont refusé de concéder des pans de communs que des pouvoirs cherchaient, et cherchent encore, à privatiser et à confier à la logique capitaliste insoutenable du profit. Elles donnent raison aux acteurs des résistance (syndicats, associations, collectifs, etc.) de ces dernières années qui ont inlassablement rassemblés et organisés l’opposition aux politiques de destruction des conquêtes sociales.
En prenant acte que des formes de travail permettent la reproduction sociale et l’élaboration de dynamiques égalitaires, il est déterminant d’interroger les forces dont nous disposons pour transformer le travail. L’enjeu devient de ne plus être des forces de travail vouées à servir ce qui provoque la/notre mort : le capitalisme fossile, néolibéral et néocolonial.
Il s’agit de libérer le travail vivant qui « exprime que nous ne sommes pas des forces de travail au service du « travail mort » des machines et de la finance ; que nous sommes des êtres vivants, des puissances naturelles qui risquons la maladie et la mort en allant travailler aux conditions des capitalistes ; et aussi que, dans notre expérience du travail, nous pouvons trouver les ressources pour refuser la prescription de la mort et orienter toutes nos activités vers la liberté et la vie. Ce sont ces forces du travail vivant que nous devons réunir aujourd’hui, parce que c’est de ce point de vue que les exigences de préservation de la vie, de liberté et d’égalité peuvent être associées, et que nous pourrons enclencher une révolution écologiste pour défaire l’écofascisme qui vient. » [4]
L’écofascisme pourrait restreindre les libertés politiques et décréter l’état de mobilisation patriotique dans différentes activités jugées vitales pour relancer l’économie. Il pourrait laisser sur le carreau des milliers de travailleurs qui pourraient d’un seul coup être montré du doigt pour avoir collaboré à des activités nuisibles écologiquement, s’il apparait que d’autres s’imposent et constituent de nouvelles opportunités de profit. Le capitalisme est certes aveugle aux conséquences qu’il génère mais il n’est pas dénué de capacités d’adaptation. Or, des délibérations démocratiques sont nécessaires pour définir quels emplois développer, les critères à partir desquels définir leur utilité sociale et écologique, les modalités des reconversions et transitions à déployer pour partager le temps de travail dans le champ de la reproduction sociale.
Emplois et activités
La menace est grande de voir se poursuivre, au nom de l’urgence sanitaire et de la mobilisation « patriotique » à la survie de l’économie, le démantèlement de ce qui nous protège en partie : la législation du travail et les systèmes de sécurité sociale quand ils n’ont pas été complètement laminés.
L’un des dangers qui nous guette est de voir disparaître les droits sociaux et la législation du travail qui encadrent les relations de travail. En justifiant éventuellement cette disparition au nom de l’urgence de remobiliser des forces vives et de rattraper le retard encouru par la nouvelle crise.
Dans l’appel à l’urgence, les idéologues néolibéraux ont déjà leurs projets déjà bien définis : enterrer l’emploi et valoriser l’activité. Continuer à travailler, mais sans protection si ce n’est celle que l’on parviendrait à se construire, parfois pour un temps, mais en-dehors de l’emploi qui tend à baliser la singularité du travail et des interactions sociales qu’il produit.
Denis Pennel [5], réputé spécialiste du marché du travail et des « ressources humaines », est de ceux-là. “Dans sa forme actuelle, le salariat connaît une grosse fatigue (…). Les quatre caractéristiques essentielles du statut de salarié (lien subordination, unité de temps et de lieu, sécurité/protection sociale et rémunération sous forme de salaires) sont de plus en plus remises en question. On constate aujourd’hui un appétit retrouvé pour le travail indépendant, qui répond aux nouvelles attentes par rapport au travail : liberté, sens et maîtrise. En Belgique, la hausse de 40 % du nombre de travailleurs indépendants entre 2000 et 2018 n’est donc pas une surprise” [6].
Si le travail indépendant augmente aujourd’hui, c’est essentiellement sous la forme de prestations d’activités complémentaires. Ce fait illustre davantage la précarisation d’un nombre croissant de salariés amenés à compléter leurs salaires par des activités rémunératrices supplémentaires. On est alors assez loin du modèle de développement personnel vanté par Denis Pennel : « le travail se substitue de plus en plus à l’emploi ; comme le dit le philosophe Bernard Stiegler, l’emploi, c’est ce qui s’est développé depuis deux siècles, et qui, progressivement, a détruit le travail. Le travail, ce n’est pas du tout l’emploi. L’emploi est ce qui est sanctionné par du salaire. […] Le travail, c’est ce qui fait qu’on se développe en accomplissant quelque chose” [7]. L’emploi serait assimilé à une quête financière, le travail à une recherche d’accomplissement personnel : « de plus en plus, on perçoit tout de même que les jeunes ont envie de développer leur projet, en dehors de tout lien de subordination. » [8] Mais partout où le contrat de travail est réputé inexistant par l’employeur, qui conteste l’existence d’un lien de subordination, il est remplacé par une précarité plus grande encore, si bien que certains travailleurs – notamment ceux des plateformes capitalistes telles que Deliveroo – ont combattu pour la reconnaissance de cette subordination. D’autre part, l’accomplissement des tâches n’est que trop relié dans les propos de Denis Pennel aux formes d’organisation du travail auxquelles sont confrontés les salariés qui souvent les confrontent à des arbitrages entre productivité et qualité mais aussi entre intensité et préservation de sa propre santé.
On ne pourra donc mettre en cause la subordination salariale qu’en la concevant comme un renforcement des droits des travailleurs et non comme une opportunité à précariser davantage encore.
Un travail sans encadrement juridique, une activité mobilisée par des créateurs, des projets déployés par des innovateurs, le monde rêvé par les marchands de sable néolibéraux est bien éloigné des questions politiques essentielles de la reproduction sociale, de la préservation des écosystèmes et de la démocratisation du travail. Le marché – plutôt les acteurs et classes qui y ont le pouvoir – reste maître du jeu social. Or, en temps de crise sanitaire, il n’est pas de secours que l’on trouve de son côté. La fragilité du corps social que la mondialisation capitaliste produit apparaît au grand jour. Des biens vitaux tels que du matériel médical et sanitaire manquent à appel et dépendent de chaînes d’approvisionnement étirées à travers le monde et opérant sans stock. La logique du zéro stock révèle une multitude de défauts. Elle souligne la folie vécue au quotidien et dénoncée déjà à maintes reprises par des salariés qui réclamaient davantage de moyens pour travailler à la santé mais que l’on a traité avec mépris, en appelant à ce que la raison les gagne et qu’ils s’adaptent à ces « indispensables » réformes qui se voulaient faire de l’hôpital une entreprise et de la santé un terrain de chasse aux opportunités financières juteuses.
Travail et besoins sociaux : que produire ?
Il est significatif que des luttes s’opèrent sur la distinction entre activités essentielles et non essentielles : pour des acteurs du monde patronal l’économie capitaliste est en soi une priorité absolue et l’appel au sacrifice se fait entendre. Alors que des luttes sociales et des réactions syndicales interpellent sur le caractère non-essentiel de certaines activités.
Un enjeu central est de s’interroger sur les acteurs qui ont le pouvoir d’opérer ce partage. Il apparait nécessaire de politiser les critères qui font d’une activité un élément essentiel ou non. Aujourd’hui, à l’heure de la crise sanitaire, les décisions prises en urgence par le gouvernement empiètent sur les dynamiques du marché capitaliste. Des pans entiers de l’économie sont administrés. Si l’hégémonie de l’économie de marché continue à exister, on entraperçoit ce que pourrait être un système de planification même si, partout, cette administration se déploie de manière autocratique par le l’institution de l’état d’urgence ou l’obtention par l’exécutif de pouvoirs spéciaux.
Reste, qu’à partir de ces éléments, une part de la logique capitaliste s’est vue entravée. Le sociologue Razmig Keucheyan affirme que si le capitalisme prévaut durant la crise sanitaire qu’on vit, il n’en reste pas moins que l’on « parle de matériel de protection sanitaire en quantités plus qu’en prix, et qu’on sépare en partie les revenus des citoyens et leur activité productive réelle. De telles mesures renvoient à la priorité donnée à la satisfaction des besoins plutôt qu’à la solvabilité des gens. Cela me paraît très utile pour la suite, face au changement climatique. Tout l’enjeu est en effet de répartir de façon égalitaire une consommation de ressources qui doit être soutenable. » [9]
Dans un tel système, on part des besoins à satisfaire. L’appareil productif est mis en mouvement dans ce but. « Pour schématiser, on peut soutenir qu’à l’inverse, le capitalisme produit d’abord et suscite des besoins artificiels afin d’écouler les marchandises déjà produites. » [10]
Le risque est celui d’une définition autoritaire et paternaliste des besoins légitimes. Dans Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme [11], Razmig Keucheyan montre précisément que les besoins (à part un petit nombre d’entre eux qui sont incontournables comme se nourrir, dormir, etc.) ont une relativité spatio-temporelle et qu’ils se discutent politiquement. Mais qui participe à cette délibération ? Comment mobiliser, sous quelles formes, avec quels partages du temps de travail ? Dans une logique démocratique, les besoins, tout comme les productions, pour les satisfaire devraient être collectivement interrogés et définis. Ils seraient le fondement des activités de reproduction sociale.
Razmig Keucheyan explique cette proposition en partant d’une situation concrète : « Prenons le cas du voyage (…), il s’agit d’une activité profondément inégalitaire (on voyage d’autant plus qu’on a des revenus), qui participe en même temps du caractère insoutenable de notre mode de développement. Imaginons qu’on en fasse un droit politique comme le droit de vote, avec un nombre de kilomètres autorisé par an ou par décennie, sans lien avec les revenus. Cela permet de déterminer démocratiquement des contraintes et des limites, en fonction des impératifs écologiques, mais sans les faire peser sur les catégories subalternes de la population. Au fond, c’est la même logique que le rationnement, et le contraire de mécanismes du type « marché carbone », où l’on pourrait échanger des droits à voyager, et entériner ainsi des logiques inégalitaires. » [12]
L’auteur émet une hypothèse à préciser qui consisterait à créer des associations de producteurs consommateurs : « En travaillant sur les associations de consommateurs au début du XXe siècle, je me suis rendu compte qu’elles étaient très proches des syndicats du monde du travail, à l’inverse de la distance qui prévaut aujourd’hui. Grèves et boycotts pouvaient par exemple être lancés conjointement. Ces associations considéraient que les consommateurs avaient une responsabilité politique à l’égard des producteurs. Je pense qu’il faut recoller ce que le XXe siècle a décollé. On pourrait créer, sur les lieux de travail et dans les quartiers, des associations de ce type. Elles rappelleraient la tradition des conseils dans ce qu’elle a de plus vivant, et viendraient radicaliser la démocratie représentative existante, sans la supprimer. » [13]
Travail Lutter pour un travail démocratique [14]
Les choix prioritaires des entreprises tels que la décision même de maintenir ou non l’activité en temps de crise sanitaire n’impliquent pas la consultation des travailleurs. C’est en créant des rapports de force à l’aide de leurs représentants syndicaux et des pouvoirs que ceux-ci parviennent à constituer que les travailleurs ont pu s’inviter là où ils ne l’étaient pas. Or, ils s’engageront d’autant plus volontiers qu’ils auront pu contribuer à ces choix de priorités et qu’ils auront pu mener cette définition sans menace de précarité et de licenciement à la gorge. Comme le souligne Thomas Coutrot, économiste atterré, initiateur de l’atelier Travail et démocratie, « il est scandaleux que ces décisions soient prises par le seul employeur, en fonction de critères opaques, et sous pression des pouvoirs publics soucieux d’éviter une trop grande chute du PIB et de trop grandes dépenses publiques. Dans les entreprises qui fonctionnent encore, les salarié.es et les usagers doivent pouvoir discuter ensemble de quelle fraction de l’activité doit être maintenue, et laquelle peut être interrompue sans dommage majeur. Qui va décider, dans les entreprises de transport routier, quelles sont les « transports essentiels » à assurer malgré tout ? Et dans l’industrie, qui choisira les productions à maintenir ? A la Poste, qui désignera les tournées indispensables, et leur fréquence ? En fonction de la durée de l’épidémie et de l’évolution de la situation, ces décisions peuvent d’ailleurs être amenées à évoluer. Pourquoi les organisations syndicales n’organiseraient pas, là où c’est possible, des assemblées (éventuellement virtuelles) de salarié.es, en lien avec les pouvoirs publics, la communauté scientifique et, quand c’est possible, les usagers, pour délibérer à ce propos ? Pourquoi ne pas négocier, sur la base de ces débats, une liste évolutive des métiers et activités vitales ? Pourquoi ne pas faire de ce moment unique une opportunité unique pour la démocratie au travail ? Face aux dilemmes éthiques que leur pose l’épidémie, les salarié.es ne peuvent être laissé.es seul.es et impuissant.es : il est temps de les traiter pour ce qu’ils sont, de véritables questions politiques. » [15]
Cette intervention des salariés sur les questions qui les concernent directement nécessite le déploiement de rapports de forces, de capacités d’intervention dans le champ politique des mouvements sociaux.
Elle suppose aussi la mobilisation de pratiques spécifiques du syndicalisme pour une part, déjà construite et pour une autre, qui sont encore à inventer. Mais on ne part pas de rien, on peut s’inspirer de l’expérience de ceux qui luttent contre l’état de guerre permanent que fait régner le capital sur des lieux de travail organisés sous des modes d’organisation souvent mutilants pour la santé physique et mentale des salariés.
Quelles stratégies ?
La santé n’est pas à vendre
Point de référence essentiel pour le syndicalisme de combat indépendant, le modèle ouvrier italien été développé dans les luttes sociales des années ’70. Il est fondé sur quatre caractéristiques essentielles :
- « La santé ne se vend pas » qui introduit « une rupture avec une longue tradition de monétarisation des risques du travail qui s’est souvent affirmée au détriment de l’action pour la prévention. » [16] Ce sont les compromis liés à la négociation de la vente de la force de travail qui sont remis en cause par les luttes collectives pour un contrôle des travailleurs sur leurs conditions de travail.
- « La santé ne se délègue pas » pose les bases d’une critique de toute approche de la santé développée par des experts et celles d’une conception démocratique d’un syndicalisme contrôlé et défini par sa base. En ce sens, ces pratiques incarnent directement un projet d’émancipation sociale.
- Reconnaissance et affirmation de l’intelligence collective des travailleurs tant pour développer des connaissances sur le travail et ses impacts sur la santé que pour élaborer des revendications, des formes d’action pour transformer le travail et ses conditions. « Il pose qu’aucune connaissance experte externe au collectif de travail ne peut décréter quels seraient les risques acceptables. » [17] Il n’y a pas non plus de politique de bien-être au travail sans alliances entre les mouvements sociaux et des professionnels (chercheurs, acteurs de la santé au travail…). Les moyens accordés ou non aux chercheurs dans les différentes disciplines qui ont trait à la santé, les facilités ou les obstacles à l’investigation et à la prévention, les possibilités de transférer et de s’approprier les connaissances montrent qu’il ne peut y avoir mécaniquement de progrès (l’histoire de l’utilisation de l’amiante vient illustrer qu’il ne suffit pas de connaître sa toxicité pour éradiquer le risque d’exposition) [18]. Les apports d’approches scientifiques sont indispensables pour connaître et transformer le travail, son organisation, ses conditions, ses implications physiques, psychiques, sociales, environnementales. Citons l’exemple d’une collaboration entre dockers et universitaires qui ont permis d’établir des liens entre cancers et conditions de travail et ouvrir la voie à des pratiques de prévention et de reconnaissance juridique de maladies professionnelles.
- Créations d’outils permettant l’identification de facteurs de nocivité. Dans de nombreuses entreprises, une enquête ouvrière a été expérimentée. Les données étaient souvent recueillies dans des assemblées syndicales avec l’aide de militants professionnels de la santé. « Le développement initial de ces outils passait par une rupture avec la tradition d’une médecine du travail subordonnée au patronat et centrée sur la notion d’aptitude individuelle en vue d’une sélection de la main d’œuvre. » [19]
Ce modèle n’est bien évidemment pas à transposer tel quel dans les combats d’aujourd’hui. Il doit en plus être enrichi des apports des mouvements antiracistes, féministes, environnementaux et doit intégrer les formes de précarisation tout comme les formes d’organisation du travail contemporaines. Il reste cependant un point de référence central pour lier intérêts collectifs, démocratie interne, élaboration d’un agenda revendicatif et pour porter la question de l’obtention de résultats [20].
Défendre la santé au travail peut très rapidement constituer une attente légitime des travailleurs, en particulier en cette période de crise sanitaire où nombre de salariés vont travailler la peur au ventre. Il paraît utile de rappeler que la santé au travail a été « un des éléments déterminants de la prise de conscience des ouvriers de constituer une classe différente par rapport aux autres classes de la société. » [21]
Comme le souligne Laurent Vogel, chercheur à l’institut syndical européen, la « lutte pour la santé est inséparable d’une action et d’une organisation collective destinées à transformer les conditions de travail. Sans une telle action collective menée par les travailleurs eux-mêmes, ni la progression des connaissances médicales, ni l’évolution technique n’assurent spontanément des améliorations durables. » [22]
L’action pour la santé au travail n’a donc pas un caractère principalement technique. Elle constitue un enjeu politique qui est lié dans le rapport de forces aux pratiques et stratégies des acteurs à imposer des définitions légitimes des problématiques et des modes opératoires. Cette lutte est à l’œuvre aujourd’hui dans la définition des activités essentielles et peut être approfondie à partir de ces principes d’action.
Un syndicalisme d’action directe
Des travailleurs, parfois militants syndicaux, construisent aux travers de leurs résistances leur propre légitimité. C’est parfois au travers de la confrontation directe avec les violences commises (par exemple, une intervention immédiate pour dire qu’on ne peut pas parler comme ça à quelqu’un ou qu’on accompagne quelqu’un afin d’empêcher certaines formes de harcèlement), et sur la crédibilité acquise et entretenue auprès de ses pairs qu’une brèche est ouverte et qu’un rapport de force plus favorable peut s’élaborer.
Les pratiques nous invitent à réfléchir et à agir par une logique de « syndicalisme d’action directe ». Sa particularité est de prendre appui sur la position de celles et de ceux qui sont l’objet de processus de domination, d’oppression et d’humiliation. Il ne s’agit pas de comprendre la partie adverse et de trouver un terrain d’entente mais de s’appuyer sur un seuil qu’on ne peut franchir. C’est comme cela également que les frontières de ce qui est légitime de pratiquer dans les relations de travail et dans les formes d’organisation du travail peuvent aussi bouger. Les espaces habituels d’arbitraire peuvent voir leur légitimité s’effriter. On refuse de continuer à être utiliser comme de la chair à canon.
Différents témoignages et différentes expériences rapportées par les salariés eux-mêmes montrent qu’à un moment donné, dans telle entreprise, des ouvrières ont décidé de devenir déléguées et à ce titre porte-parole du groupe. Sur certains lieux de travail, la réponse trouvée est l’intervention directe et pragmatique (des femmes parleront mieux à d’autres femmes et pourront être davantage défendues [23]) qui permet de mettre fin ou de faire reculer les violences quotidiennes. Il ne s’agit pas ici de « faire la leçon » et de proposer de recopier un modèle d’action qui s’est structuré aux travers de rapports de forces plus ou moins favorables. Il s’agit plutôt de pouvoir réfléchir et agir en se nourrissant d’une expérience, en se référant aux principes qui sous-tendent de telles actions qui ne fondent pas la légitimité de l’action dans une législation, mais dans la légitimité du collectif à exister, qui pourra de manière autonome utiliser ou non un dispositif juridique accompagné d’autres formes d’intervention.
L’exemple de certaines mobilisations de salariés précaires est à cet égard instructif. Des employés des chemins de fer qui entendent défendre les salariés qui travaillent – quelle que soit leur activité – dans une gare. Des déléguées d’un secteur qui rassemblent via des réunions au sein d’une commune des travailleuses peu organisées et peu représentées. Des délégués d’une entreprise commanditaire qui organisent la défense et la représentation des entreprises sous-traitantes. Une délégation qui agit de concert avec les délégations d’autres sites dans d’autres pays afin d’échanger des informations et de tenter de faire barrage collectivement face à la politique menée par l’employeur. Des centrales syndicales qui affilient des travailleurs sans-papiers.
A l’heure de la crise sanitaire, il s’agit de soutenir toute démarche des salariés et de leurs représentants qui entendent débattre du caractère essentiel ou non de leur activité [24]. En Italie, des ouvriers ont organisé des grèves et ont refusé d’être les sacrifiés de la guerre économique. Suite à ces pressions, le gouvernement italien a publié une liste d’activités essentielles et a autorisé les autres secteurs à interrompre le travail. Une telle liste est urgente à élaborer en concertation avec les travailleurs et leurs syndicats.
La pratique précède souvent le droit de l’accomplir. Le cadre de la légalité à l’heure d’un capitalisme néolibéral particulièrement offensif est de moins en moins favorable aux droits sociaux et aux mobilisations collectives. Il est en ce sens légitime de ne pas uniquement s’en référer aux cadres législatifs produits par des rapports de force rarement favorables aux groupes sociaux placés dans des rapports d’inégalité.
On sait que derrière les législations se cachent les conditions effectives de leurs mises en œuvre ou de leurs relégations. Toute pratique d’action collective doit donc incorporer le fait qu’elle ne s’aventure pas au sein d’un milieu naturellement accueillant. Comme l’énonce la philosophe Isabelle Stengers : « la seule généralité qui tienne est que toute création doit incorporer le savoir qu’elle ne se risque pas dans un monde ami, mais dans un milieu malsain, qu’elle aura affaire à des protagonistes – l’État, le capitalisme, les professionnels, etc. – qui profiteront de toute faiblesse, et qui activeront tous les processus susceptibles de l’empoisonner (la récupérer) » [25].
Il nous faut perpétuer et reconstruire une forme de syndicalisme dont les tenants du capitalisme et du management néolibéral ont horreur, une forme indépendante, autonome, démocratique et radicale au sens où elle définit les questions qui la concernent et tente d’intervenir sur les causes plutôt que de s’en limiter aux conséquences.
Ce faisant, le syndicalisme d’action directe n’invite pas uniquement à se poser la question du travail que nous voulons, mais appelle aussi des stratégies sociales et politiques pour que ces questions ne se heurtent pas au mépris des gouvernements et des pouvoirs qui tentent de maintenir intacte la domination du capital alors que sa responsabilité – dans l’émergence de la crise sanitaire et dans le manque cruel de moyens pour y faire face notamment – se révèle encore plus criante.
Quel travail voulons-nous (Travail et organisation du travail) ?
Le travail comme question politique appelle à des réponses collectives et démocratiques. L’urgence sociale, sanitaire et écologique le démontre avec gravité.
Afin de construire le travail démocratique, il nous faudra nous départir des référents dominants pour le définir mais également pour l’organiser. Les méthodes de management qui toutes se prétendent efficientes et produisant de l’excellence, sont depuis longtemps pointées comme sources de dégradation de la qualité du travail et de fragilisation des salariés.
L’organisation du travail était dans le compromis social-démocrate de l’après-guerre une prérogative patronale. En reconnaissant la légitimité du mouvement syndical à représenter les salariés et à négocier collectivement les conditions de travail, le monde patronal obtenait une reconnaissance de son autorité pour organiser le travail. Ce compromis a toujours suscité de vives critiques. Force est de constater que les réformes du marché du travail et la restructuration néolibérale du capitalisme qui les ont accompagnées l’ont fait voler en éclat.
Il est urgent que l’organisation du travail soit elle aussi un enjeu politique et que d’autres méthodes permettant des coopérations et des collaborations non compétitives puissent émerger. Elles s’accompagneront de la conquête de nouveaux droits tels que la réduction collective du temps de travail avec embauche compensatoire, la délibération sur les finalités du travail, la transition vers la création d’emplois utiles socialement et écologiquement.
Nous pouvons préparer les conditions du travail démocratique de manière très concrète, aujourd’hui et maintenant : « cela commence ainsi : en refusant dès maintenant qu’ici ou ailleurs, quiconque travaille à mort et à faire mourir, en mettant nos activités autant que possible au service de la vie. Et nous devons nous préparer à la suite : des grèves, des boycotts, occupations et rassemblements, des assemblées populaires, des conflits, des délibérations et décisions, de nouvelles institutions permettant une planification démocratique de la transition écologique, des évolutions révolutionnaires dans l’usage de notre temps, dans nos rapports aux autres humains et à la nature. Nous devons dès aujourd’hui y œuvrer collectivement, pour que plus jamais on ne puisse nous imposer la bourse, plutôt que la vie. » [26]
L’auto-organisation s’avère aujourd’hui déterminante. Quand des travailleurs demeurent isolés, ils restent de véritables esclaves à la merci de l’arbitraire et des conditions de travail qui leur sont imposées. Mais, lorsqu’ils formulent en commun leurs revendications et refusent d’obéir, se parlent de leurs conditions de travail, définissent leurs propres critères de l’acceptable et de l’inacceptable, de l’accessoire et de l’essentiel, ils deviennent des acteurs politiques. Ils commencent à exiger que leur travail ne soit pas réduit à servir uniquement une minorité privilégiée. Les salariés peuvent prendre conscience qu’ils disposent d’un certain pouvoir, qu’ils sont légitimes et aptes à la lutte sociale et politique. Si les grèves suscitent une telle réprobation – ne parle-t-on pas de « grogne » [27] pour caractériser un arrêt de travail accompli par des travailleurs même si ceux-ci affrontent la subordination en temps de pandémie ? - c’est parce qu’elles sont de nature à ébranler leur domination.
Aujourd’hui, se réapproprier collectivement le travail apparait l’enjeu central afin que les principes qui fondent les politiques néolibérales – surtout les inégalités sociales et les destructions écologiques – soient anéantis et que le « travail démocratique » puisse se déployer.
Pour citer cet article : Nicolas Latteur, « Quel travail voulons-nous ? », Éconosphères, avril 2020 texte disponible à l’adresse : [http://www.econospheres.be/Quel-travail-voulons-nous-939]