La facilité d’investissement UE-ACP a été mise en place en 2003, il y a dix ans. L’occasion de revenir sur l’action mise en œuvre par la BEI dans le cadre de l’accord de Cotonou.
De Yaoundé à Lomé (1963-2000)
La politique de l’Union européenne vis-à-vis des pays du Sud n’est pas récente. Dès 1957 et le traité de Rome, une aide aux pays africains, encore colonisés, a été prévue. A partir de 1963, la convention de Yaoundé (qui sera suivie d’une seconde convention en 1969) régit les relations entre les membres de la Communauté économique européenne (CEE) et dix-huit États Africains. Cette convention marque une volonté de maintenir une coopération entre la CEE et les anciennes colonies. Cet accord est divisé en deux volets, l’un régissant les relations économiques et commerciales (taxes et droits de douanes notamment) et l’autre définissant la politique d’aide au développement avec la mise en place du FED (fonds européen de développement) et des premiers prêts de la BEI hors de l’Europe. Plus tard, les différentes conventions de Lomé (1975, 1978, 1984, 1990) s’attacheront à renégocier ces accords entre Europe et les pays dits ACP (Afrique – Caraïbes-Pacifique).
L’accord de Cotonou (2000)
Depuis 2000, c’est l’accord de Cotonou, dans la lignée des conventions de Lomé, qui sert de cadre à cette relation UE-ACP. Cet accord impliquant les membres de l’UE et 78 pays ACP a une durée de 20 ans et peut être révisé tous les 5 ans. Il « est centré sur l’objectif de réduction et, à terme, d’éradication de la pauvreté tout en contribuant au développement durable et à l’intégration progressive des pays ACP dans l’économie mondiale ». Comme pour les conventions de Lomé et Yaoundé, les volets commerciaux et d’aide au développement sont les deux piliers de l’accord.
Les deux instruments financiers de cet accord sont le FED et la facilité d’investissement gérée par la BEI. Le FED est un fonds hors du budget de l’UE alimenté par les États membres. L’Allemagne, la France et l’Angleterre sont les principaux contributeurs. Le FED est négocié de manière pluriannuelle et revu tous les 5 ans environ. Le 10e FED couvre la période 2008-2013 et est doté de 22 milliards d’euros auxquels s’ajoutent des prêts pouvant être accordés sur les ressources propres de la BEI [1]. Le 11e FED, en négociation, pourrait voir sa dotation croître légèrement pour atteindre 26,984 milliards d’euros pour la période 2014-2020 [2].
Le 10e FED se décompose de la manière suivante :
- 17,7 milliards d’euros pour les programmes nationaux et régionaux (gérés par la commission européenne)
- 2,7 milliards pour la coopération intra-ACP
- 1,5 milliard de dotations à la BEI (1,1 milliard pour le fonds de roulement de la facilité d’investissement et 0,4 pour les bonifications d’intérêts)
Nous allons ici nous intéresser plus spécifiquement à l’action de la BEI dans l’accord de Cotonou et dans les relations que l’Europe entretient avec les ACP.
Faciliter l’investissement
La facilité d’investissement est une sorte de fonds d’investissement alimenté par les États membres. Sa dotation est négociée dans le FED et sert à effectuer des prêts dans les pays ACP au titre de l’accord de Cotonou. La facilité d’investissement, gérée par la BEI a une capacité d’action dans tous les secteurs de l’économie. Elle a été lancée en 2003 et intervient par différents canaux. De manière directe pour des investissements dans le secteur privé principalement, mais aussi pour des entreprises d’État « gérés commercialement ». De manière indirecte, en soutenant des fonds d’investissement (prêts, apport de fonds propres, garanties) ou des institutions bancaires afin qu’ils financent à leur tour des projets localement.
Source : rapport 2010 de la BEI sur la facilité d’investissement UE-ACP (accord de Cotonou)
Cette facilité d’investissement est gérée comme un fonds de roulement. Le but est qu’il soit financièrement viable. Les remboursements des prêts et les intérêts générés restent dans le fonds et servent à financer d’autres prêts.
La BEI a pour mission de mettre en œuvre la politique extérieure de l’Union européenne. Elle déclare que son objectif premier dans la région ACP est d’ « appuyer des projets qui génèrent des avantages économiques, sociaux et environnementaux durables ».
Mais voyons le contenu et l’évolution de l’aide cette dernière décennie.
Répartition des prêts
Sur la période 2003-2007, la BEI a réalisé 173 prêts à des pays ACP pour une somme totale de 2,9 milliards d’euros. Ce volume d’opérations financées a connu une hausse sur la période 2008-2012. En effet, plus de 3,5 milliards ont été prêtés sur cette période mais avec un nombre de prêts inférieurs (153 prêts). Le tableau suivant nous donne la répartition des différents secteurs qui ont bénéficié de l’intervention de la BEI et la part relative de chacun de ces postes.
Tableau 1 : prêts de la BEI en zone ACP (+ PTOM) sur la période 2003-2012 (montants en millions d’euros)
Source : Tableau construit à partir des données des projets financés par la BEI. eib.org
Plusieurs tendances ressortent de ce tableau.
Sur l’ensemble de la série tout d’abord, la première constatation est la part prédominante du secteur financier dans le développement. La BEI a consacré en moyenne un tiers de son aide destinée aux pays ACP à des intermédiaires financiers. Et cette part monte à plus de 40% si l’on inclut les institutions de financement du développement (Banque ouest africaine de développement ou banque de développement des Caraïbes parmi les intermédiaires de la BEI. Ces prêts à des intermédiaires sont réalisés par l’octroi de lignes de crédit ou par l’entrée de la BEI dans le capital de l’établissement concerné. Pour tous ces intermédiaires, la BEI ne communique pas d’informations sur les bénéficiaires finaux. Il est donc tout simplement impossible de savoir comment cet argent a été utilisé. L’intermédiaire, à la manière d’un sous-traitant, est chargé de vérifier si les prêts octroyés respectent les politiques de la BEI en matières d’environnement et de responsabilité sociale, mais la BEI ne produit aucun contrôle en la matière. Il y a comme un léger problème de transparence…
Le deuxième constat est la faiblesse de l’implication de la BEI dans les secteurs de l’agriculture, de l’éducation et de la santé (aucun prêt direct en 10 ans [3]), des services et télécommunications. Les prêts cumulés pour ces quatre postes ne représentent que 1,5% du portefeuille total sur 10 ans. La réduction de la pauvreté et l’appui à des projets qui génèrent des avantages économiques, sociaux et environnementaux étant deux des objectifs affichés par la BEI, il est étonnant de constater que les secteurs évoqués soient si peu financés dans le cadre de la politique de développement de la Banque européenne. La BEI préfère accorder son soutien au secteur privé, plus rentable à court terme que l’investissement dans la santé et l’éducation. Pour les services, l’intégralité des prêts a concerné de grands projets hôteliers dans deux territoires : l’Ile Maurice et les Iles Fidji. Là encore, la finalité de tels prêts reste sujette à caution. Le tourisme est présenté comme un des facteurs du développement de ces territoires. Cependant, la construction de grands hôtels basés sur le mode de vie et de consommation occidentale n’est pas nécessairement compatible avec un développement durable.
Le secteur de l’industrie était le deuxième poste le plus important entre 2003 et 2007. A priori plutôt une bonne chose pour les pays en développement qui pâtissent d’un manque d’investissement chronique dans le secteur secondaire. Mais reste à en apprécier le contenu. Sur les 710 millions prêtés pour le secteur de l’industrie par la BEI pendant la période 2003-2007, plus de 76% du montant des prêts a concerné le secteur minier (dont une part importante pour la seule Zambie). A chaque fois, ces crédits sont octroyés à des entreprises occidentales, pas aux États. La prédominance de l’investissement dans l’industrie minière et très peu dans les industries de transformation soulève des questions quant à l’orientation des politiques proposées. Un certain nombre de projets de ce type ont de plus été sujets à controverse (accaparement de la rente minière, évasion fiscale, problèmes environnementaux, travail des enfants). Un rapport a été publié par les Amis de la terre [4], en 2007, sur ce thème. Nous pourrons aussi nous reporter à l’article sur le projet Ambatovy à Madagascar publié dans ce numéro.
Sur la période 2008-2012, le secteur industriel a été moins important pour la BEI, le financement de l’industrie passant de 24 à 6,5% du total des financements BEI en zone ACP avec seulement 6 prêts (deux pour le secteur minier, deux pour des cimenteries, un pour une usine d’ampoules et un dernier pour l’industrie du sucre à l’Ile Maurice).
Parallèlement à cette baisse relative du financement du secteur industriel, on a vu celui des transports croître considérablement. La part dédiée à ce secteur passant de 2,9 à 15% et les montants prêtés multipliés par 6. Sur ce point on ne pourra pas faire à la BEI le procès de l’incohérence. Sur les 533 millions prêtés au secteur des transports, près de 230 millions ont concerné des projets visant à relier la RDC et la Zambie [5] aux côtes de l’Océan Indien (corridor de Nacala, corridor de Beira, corridor de transport d’Afrique orientale) en vue d’exporter les minerais produits. Là encore, il ne s’agit pas de nier l’intérêt de l’exportation de minerais pour les États africains, bien au contraire. Mais le doute persiste quand ces projets ne concernent que des entreprises occidentales, jamais les industries nationales, ni des industries de transformation et que la consommation de ces minerais reste principalement occidentale (bien que les pays émergents, la Chine en tête, consomment de manière croissante ces matières premières). Les autres projets en matière de transport concernent des projets d’aéroports en Tanzanie et au Kenya [6] et d’infrastructures routières en Jamaïque et République Dominicaine.
Le financement du secteur de l’énergie est resté stable au cours des 10 années de la facilité d’investissement UE-ACP. Les prêts concernant des investissements pour des centrales hydroélectriques et des barrages (Inga en RDC, Bujagali en Ouganda, Itezhi-Tezhi en Zambie, par exemple) ont été les plus importants, suivis de près par les investissements pour les infrastructures de distribution et de transport d’énergie (lignes électriques principalement, mais aussi pipelines). Selon l’Agence française de développement (AFD), seul 16% des foyers ont accès à l’électricité en Afrique subsaharienne et moins de 5% en zone rurale [7]. Et le nombre de personnes sans accès à l’électricité a crû depuis les années 90 du fait de la croissance démographique. L’investissement dans le secteur de l’énergie est donc à première vue à voir d’un bon œil. Le bémol à apporter est que ces investissements sont destinés en priorité aux industries (minières notamment pour les cas zambiens et congolais) et que les zones rurales ne seront pas les premières concernées et rarement consultées lors de la mise en œuvre des projets. D’autre part, certains projets ont fait l’objet de critiques de la part d’ONG sur les questions de transparence quant à la mise en œuvre des projets et sur leurs aspects environnementaux. Les cas des barrages Inga [8] et Bujagali [9] ont notamment été pointés du doigt pour ces raisons. Les autres investissements dans le secteur de l’énergie concernent des installations alimentées au gaz (moins de 10% des dépenses) et l’éolien (seulement 1% du total).
Le poste « eau, assainissement, déchets solides » a vu son budget plus que doubler entre les deux périodes. Les 16 investissements réalisés concernent des projets d’assainissement et de distribution d’eau potable. La croissance des prêts entre 2003-2007 et 2008-2012 s’explique en partie par le financement d’un barrage au Lesotho (Metolong, 140 millions d’euros de financement par la BEI) qui sera accompagné d’un système d’assainissement de l’eau. Selon la BEI, l’objectif de ce projet sera l’accès à l’eau potable pour 385.000 habitants d’ici 2013 au Lesotho. Des projets pour un meilleur accès à l’eau ont été financés un peu partout en Afrique (Cameroun, Bénin, Ouganda, Madagascar…).
Un bilan plus que mitigé
Les prêts de la BEI depuis 10 ans vers les pays ACP ont connu certaines évolutions à première vue positives. L’engagement croissant, bien qu’il faille étudier plus en détail le contenu, dans les domaines de l’énergie, des transports, de l’accès à l’eau et aussi la plus grande implication de la Banque dans la micro finance semblent être des progrès et aller dans le sens des objectifs de l’UE en matière de développement.
Mais d’autres éléments viennent ternir le tableau. Le manque de transparence dans les prêts à des intermédiaires (qui représentent le tiers de l’argent dépensé) et pour un bonne partie des prêts en général, le manque de consultation et d’information de la société civile, le choix de certains investissements plus orientés vers les besoins des pays du Nord que des populations des pays en développement, auxquels s’ajoutent la part d’aide liée (les travaux liés aux investissements sont très souvent réalisés par de grandes entreprises du Nord [10]), le non-investissement dans l’éducation et la santé qui sont des éléments primordiaux dans une optique de développement font que le bilan de la dernière décennie, en ce qui concerne l’action de la BEI, demeure plus que mitigé.
Une analyse plus fine, qui nécessiterait un meilleur accès aux informations, mériterait d’être réalisée. Des évaluations ex-post systématiques et systématiquement publiées seraient également une avancée dans les pratiques de la BEI.
De manière générale, c’est une réflexion sur la conception et les finalités du développement que portent ces politiques de crédit qui doit être menée. L’orientation néolibérale du développement portée par le tout à l’exportation et, reposant presque exclusivement sur les entreprises transnationales, conduit à l’affaiblissement des États du Sud. L’action de la BEI porte rarement sur le renforcement d’industries locales, la naissance d’un marché intérieur qui réduirait la dépendance à l’extérieur ou la mise en place de politiques d’éducation et de protection sociale. La politique passée (et actuelle) n’a pas induit de changements significatifs pour les populations car elle vise essentiellement à répondre aux besoins du Nord, en matières premières notamment. Après 50 ans de politiques de « développement » de l’Europe et la première convention de Yaoundé, peu d’avancées majeures ont été réalisées sur le terrain. Les OMD [11] en Afrique subsaharienne en ce qui concerne la baisse de l’extrême pauvreté, l’accès à l’éducation ou la santé, ne seront, on le sait déjà, pas atteint en 2015. De quoi se demander si le terme de « développement » est véritablement celui qui convient.
Analyse provenant du Gresea échos n°73 - La Banque européenne d’investissement (BEI), « le fond de la pirogue ne dit pas ce qu’il y a au fond de l’eau ». Un dossier de 20 pages disponible au Gresea au prix de 3 euros. Pour commander ce munéro, cliquez ici.